Le travail de Laurence Philomène est bien connu à Montréal, comme ailleurs. Ses photos ont été publiées dans des médias internationaux comme Teen Vogue, Refinery29, Courrier international et VICE, entre autres. L’une d’elles se retrouve d’ailleurs sur la couverture du numéro de juin 2018 de notre magazine.
En tant qu’artiste trans et non binaire, Laurence se plaît à photographier les transitions de gens dans son entourage, afin de documenter même les aspects les plus banals qui peuvent venir avec ce changement de vie. Ce travail de documentation a servi d’inspiration à Huldufólk et Puberty, deux projets sur lesquels Laurence travaille présentement.
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À l’occasion de la première présentation de Huldufólk à Montréal, à l’Usine C dans le cadre du festival Chromatic, nous avons rencontré Laurence pour en savoir plus sur sa démarche et ses inspirations puisées autant dans la nature changeante de l’Islande, que dans le plat de pâtes du dîner.
VICE : Salut Laurence. Parle-moi un peu des photos de Huldufólk.
Laurence Philomène : En somme, c’est des autoportraits nus dans des paysages en Islande. Mais, plus spécifiquement, je travaille sur un projet d’autoportraits à long terme, où je documente ma transition, en prenant des photos de moi tous les jours, dans des scènes quotidiennes. Genre moi, sur mon divan, qui mange des nouilles pour souper, ou qui fait ma vaisselle.
J’ai eu la chance d’avoir une résidence en Islande, et je voulais continuer ce projet-là en m’inspirant aussi de l’environnement. En Islande, il y a de grandes croyances au supernaturel, et notamment qu’il existe des personnes dans la nature qui s’apparentent à des elfes. Ils les appellent les Huldufólk, ce qui a donné le nom à la série, et ce sont des personnages qui coexistent avec la nature. Ils sont en général invisibles, mais, parfois, ils peuvent se rendre visibles à l’œil humain. Ils ne sont ni méchants ni bons, mais peuvent être un peu mesquins, et jouer avec les humains un peu. En tant que personne non binaire, ça m’a inspirée, cette idée de personnage visible-invisible à la fois.
Comment est-ce que la prise de photos s’est déroulée?
J’étais avec une amie, et on conduisait. Quand on voyait des spots intéressants, on s’arrêtait. On ne le voit pas sur les photos, mais il fait très froid, il y avait beaucoup de vent et même qu’il pleuvait parfois. C’était très demandant physiquement. C’était intense de connecter avec la nature de cette manière-là.
Ce qui m’intéressait aussi était l’idée du corps trans ent tant que corps naturel. L’actrice India Moore a fait un tweet récemment qui est devenu viral, où elle disait : « Les femmes trans sont des femmes biologiques », et ça m’a fait penser à ça.
J’étais là pendant deux semaines et, en une seule journée, tu peux vivre 10 changements de température. Le thème que j’explore est la transition et le renouveau, et l’Islande elle-même est une terre qui est constamment en transition, c’est où les plaques tectoniques se rencontrent, il y a des éruptions volcaniques et tout ça, donc je trouvais que ça faisait un bon mélange.C’était assez intense, car j’étais modèle, donc il fallait que je fasse des poses intéressantes, nu, dans la nature, dans des conditions extrêmes en plus de diriger la caméra. C’était un exercice intéressant.
Parle-moi un peu de Puberté , qui semble être le projet plus à long terme dans lequel Huldufólk s’inscrit.
Je prends de la testostérone depuis le mois d’avril 2018, donc un peu plus d’un an. Les autoportraits font partie de ma pratique depuis que j’ai commencé, et je voulais documenter les changements dans mon corps. Je ne savais pas comment l’aborder, et, un an plus tard, j’ai commencé à faire un burn-out. J’étais à terre, j’ai pris deux mois sabbatiques.
J’ai commencé à documenter mes scènes quotidiennes, et Puberté est née. De faire un changement hormonal comme le mien, c’est une deuxième puberté. Donc je ressens des changements physiques qui seraient les mêmes qu’à 13, 14 ans : j’ai une moustache qui pousse, ma voix change, j’ai des boutons partout, ce genre de choses là. Je trouvais ça important de documenter tout ça.
Comment vis-tu cette deuxième puberté, jusqu’à maintenant?
Ma première puberté n’était pas voulue, celle-ci l’est, donc c’est une grosse différence. C’est intéressant, car ça me fait réaliser à quel point les hormones affectent comment on voit le monde et on ressent les choses. Le changement le plus intense que j’ai vu jusqu’à maintenant est psychologique, pas physique, ce qui m’a étonnée.
C’est aussi ce que je veux montrer dans les images, documenter mes moods. C’est sûr que c’est un peu plus flou comme idée, mais je trouve ça important.
Dirais-tu que le travail de documentation est le plus important pour toi?
C’est difficile à dire, parce que je crois que beaucoup de gens ne considèrent pas ce que je fais comme étant de la documentation, vu que c’est stylisé et plaisant esthétiquement. Mais en même temps, je crois que tout ce que je fais est documentaire.
J’ai étudié en histoire, à Concordia, et j’aime mélanger les deux. Et en ce moment je travaille sur beaucoup de projets à long terme. Comme des images qui présentement n’ont pas tant de valeurs, prises seules, mais dont la valeur s’accumule à mesure que je les capture, ou que les années passent. Par exemple, je fais un documentaire sur mon meilleur ami, Lucky, et sa transition. Mais aussi la transition de notre amitié, de notre relation. Je travaille là-dessus depuis huit ans, donc il y a certaines images que, si je les montrais il y a huit ans, n’auraient pas de valeur, mais si je les montre aujourd’hui en comparaison avec où l’on est maintenant, ça a du sens. L’identité du genre change dans le corps à travers le temps, et c’est ce que je fais avec mes photos.
Huldufólk sera présenté à l’Usine C dans le cadre du festival Chromatic jusqu’au 17 mai.