En 2013, le Président chinois Xi Jinping dévoile l’idée d’une nouvelle « route de la soie », qui devra lier, en train, la Chine à l’Europe via l’Asie centrale. Pour réaliser ce projet titanesque, la Chine coopère avec les pays que cette route traversera, tel que le Kazakhstan. Inexistante il y a quelques années, la ville de Khorgos, située à la frontière entre les deux pays, concentre tous les enjeux de ce projet économique mondial. Perdue dans la steppe kazakhe, Khorgos sera la porte d’entrée de l’Europe pour les marchands de la nouvelle route de la soie.
Dans son projet « Granitsa », Laurens Thys (23 ans) met l’accent sur les relations sous-jacentes entre l’Homme et son environnement, en montrant le lien entre la vie intime des cheminots et l’agressivité de l’industrie chinoise. Une fois sur place, Laurens s’est vite rendu compte que cette région n’était pas toujours la plus hospitalière.
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VICE : Salut Laurens, comment as-tu eu l’idée de cette série photo ?
Laurens : C’était quand j’étais à Berlin, pendant mon stage chez le photographe Mustafah Abdulaziz. Je suis tombé sur un documentaire qui parlait de la Chine. La Chine et son architecture me fascinaient depuis longtemps. En lisant un article à ce sujet, j’ai vu apparaître l’expression de « nouvelle route de la soie ». Le jour où j’ai découvert ça, je crois que j’ai passé cinq ou six heures dans un café à faire des recherches. Puis je me suis dit : « Je veux exploiter ce sujet pour mon projet de master ! »
Et t’as immédiatement décidé d’y aller ?
Oui, j’ai presque aussitôt commencé à tracer un parcours le long de la route de la soie et des endroits qu’elle traverse. Ma curiosité s’est étendue jusqu’à une certaine région, une zone située à 300 kilomètres du point le plus inaccessible du continent eurasiatique. Un endroit super reculé. C’est une sorte de steppe désertique où iels sont en train de construire une ville, au milieu de nulle part. À 300 kilomètres autour, il n’y a rien. Il y a juste zone militaire qui l’entoure.
Cette ville est sur le territoire chinois, alors ?
Eh bien, Khorgos est le fruit d’une collaboration entre la Chine et le Kazakhstan. Il y a donc une frontière : cette partie avec les grands bâtiments qu’ils sont encore en train de construire en masse c’est la Chine et, au premier plan, c’est le Kazakhstan.
Mais on t’a permis d’entrer dans cette ville, à Khorgos ?
Oui, mais c’était une galère. J’ai même passé une journée à l’hôtel là-bas. Cette ville était vraiment méga bizarre. Chaque supermarché avait une caméra à rayons X à l’entrée. Tout était fabriqué en Chine, des faux iPhones aux pare-chocs des voitures, entre autres. Dans l’hôtel où j’étais, j’ai explicitement demandé à plusieurs reprises qu’on me donne une chambre avec vue sur la Chine, mais ils m’ont complètement ignoré. Quand je suis arrivé en voiture dans la zone en question, j’étais conduit par un homme qui était venu me chercher à Zharkent. Avec lui, le contrôle militaire s’est très bien passé. Ils ne m’ont même pas contrôlé, en fait. Mais sur le chemin du retour, c’était complètement différent ; j’ai été arrêté quand j’étais en train de prendre des photos. On m’a ensuite escorté jusqu’à ma chambre d’hôtel, qui a été fouillée deux fois, et on m’a conseillé de partir le lendemain matin. J’ai à peine pu prendre quelques photos là-bas.
Le nom du projet, « Granitsa » signifie « frontière » en russe, non ?
Ouais, voilà. À côté du kazakh, iels parlent presque tou·tes russes.
Combien de temps a duré cette aventure ?
J’y suis resté un mois entier ; une nuit dans cette ville limitrophe de la Chine et le reste à Zharkent, dans mon hôtel. J’ai vraiment passé beaucoup de temps avec les gens à Zharkent. On est allés pêcher et chasser le serpent avec les enfants du coin. Chaque fois que je rendais visite à une famille, j’apportais toutes sortes de friandises parce qu’iels m’accueillaient toujours avec une grande bienveillance. Ça me manque vraiment.
Quelle a été ta première impression au Kazakhstan ?
Je suis d’abord arrivé à Almaty, la plus grande ville du pays, située à 300 kilomètres de la zone où je voulais aller. Mes trois premiers jours là-bas, j’étais vraiment pas bien. La première chose que j’ai vue, c’était des gens en train de se battre. Tout le monde était très hostile là-bas. C’était si intense que j’ai d’abord annulé mon séjour à Zharkent. J’ai pris des photos à Almaty, mais ce n’était pas vraiment mon truc.
Comment se fait-il que tu aies quand même fini par aller à Zharkent ?
Le gérant de l’hôtel que j’avais annulé m’a finalement convaincu. Il m’a dit que tout était vraiment sûr, et il est même venu me chercher en personne à Almaty. Le gardien de l’hôtel, Bekteh, a également joué un rôle décisif. J’ai appris à bien le connaître parce que, dans sa Lada Zhiguli, il m’a emmené dans tous les endroits que je voulais voir. Il s’est également rendu dans une zone qu’il n’avait pas le droit de pénétrer. Grâce à lui, j’ai rencontré beaucoup de gens qui ont pu m’en dire plus sur l’influence de la Chine au Kazakhstan. Il m’appelait toujours « Lorens l’espion » parce que j’étais vraiment intéressé par cette frontière entre ces deux pays. Il n’aimait pas trop la Chine et ne comprenait pas vraiment ma fascination. Selon lui, le Kazakhstan est un pays beaucoup plus beau. Il m’a également conseillé de ne pas aller à Khorgos plus d’une journée. Il avait vraiment peur de ne plus me revoir. De la part d’un vrai caïd local, avec une dent en or et qui vit comme un cow-boy, c’était à la fois terrifiant et touchant.
Y a-t-il une raison spécifique pour laquelle tu as choisi la photo argentique ?
En choisissant un appareil argentique, tu es obligé·e de mieux penser tes images. C’est pourquoi j’ai dû m’engager davantage dans le dialogue avec les gens avant de les prendre en photo. C’était par exemple le cas pour cette famille de cheminots qui vit dans une maison fournie par la compagnie de chemin de fer. J’ai appris à les connaître grâce à un interprète que j’ai engagé, parce que les choses ne se sont pas bien passées avec Google Trad.
La photo avec l’homme et son enfant a été prise de chez lui aussi ?
Oui, c’était mon interprète. C’était quelqu’un qui s’en foutait d’être photographié. Grâce à lui, j’ai rencontré beaucoup de gens. C’est en partie parce qu’il allait de maison en maison avec moi et qu’à chaque fois il disait : « Hé, regarde, c’est mon ami belge. Il vient ici pour prendre des photos », ce qui donnait l’impression aux gens que je voulais être photographié avec elleux. Cet interprète était presque le seul à avoir l’air super occidental. Il portait un complet Adidas et parlait tout le temps de sa Xbox. Ce n’est qu’à partir du moment où je suis allé chez lui que j’ai vraiment réalisé que c’était un vrai Kazakh. Au début, je pensais juste que c’était un jeune qui restait à la maison et jouait toute la journée, mais ma perception de lui a complètement changé. À partir de ce moment, je me suis dit que le photographier était pertinent pour mon projet.
Est-ce que les gens se laissaient prendre en photo facilement ?
Il y avait des gens qui ne voulaient pas vraiment, mais en général, iels acceptaient. Certaines personnes voulaient même être photographiées avec moi. Par exemple, il y a une image que j’ai prise en cachette. C’était ma toute dernière soirée ; j’étais dans la « chambre de sécurité » de l’hôtel à Zharkent avec un père et son fils avec qui je suis devenu proche. Ils étaient chacun allongés sur leur lit et le nouveau président du Kazakhstan passait à la télévision. On venait de prendre le thé et manger du pain. C’était le moment idéal. C’est comme ça qu’on obtient une bonne photo. Si tu vis avec les gens et que tu passes du temps avec eux, iels se sentent plus à l’aise et la photo est plus naturelle.
Les photos de Laurens sont à voir à l’exposition du LUCA à Genk, du 15 jusqu’au 19 octobre.
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