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Souvenirs de la guerre de Bosnie


L’unique survivant d’un massacre retrouve sa maison en ruines après que l’armée de Bosnie a repris son village des forces serbes en automne 1995. Il se tient sur ce que l’on suppose être une fosse commune regroupant 69 cadavres, dont ceux de sa famille. Photo : Ron Haviv / VII

En 1991, alors que je débutais dans le photojournalisme, je suis parti en Yougoslavie – des rumeurs sur l’implosion imminente du pays commençaient tout juste à circuler. À mon arrivée, j’ai pris un train pour la Slovénie, où j’ai rencontré une jeune femme. Elle était assise dans mon wagon et pleurait. Quand je lui ai demandé si elle allait bien, elle m’a donné une réponse aussi prophétique que mesurée : « Ça y est. Ça a commencé en Slovénie, ensuite la Croatie, puis la Bosnie. La Yougoslavie n’existe plus. » Je lui ai naïvement répondu : « Ne vous inquiétez pas. Le reste du monde ne laissera jamais une telle chose arriver. » J’ai passé cinq des dix années suivantes à documenter tout ce qu’elle avait prédit. À la fin de toutes ces guerres, j’ai sorti un livre et un court-métrage intitulé Blood and Honey: A Balkan War Journal afin que nous ne puissions jamais oublier ce qu’il s’est passé.
– Ron Haviv

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Le mois de décembre a marqué les vingt ans de la fin officielle de la guerre de Bosnie. À cette occasion, j’ai voulu revoir le travail de Ron Haviv et lui poser quelques questions sur l’évolution du rôle du photojournalisme. Haviv est un grand photographe de guerre et le co-fondateur de l’agence VII, qui présente la particularité d’être détenue et gérée par ses membres.
– Elizabeth Renstrom, Photo Editor

VICE : Qu’est-ce que vous espériez faire en prenant ces photos ? À quel point était-ce important pour vous de couvrir l’intégralité de la guerre ?
Ron Haviv : Ma motivation principale était de montrer ces événements au reste du monde, et à ceux qui avaient l’opportunité ou le pouvoir de changer les choses. La dissolution de la Yougoslavie s’est mise en place dans différents endroits, et la plupart était relativement facile à prévoir.

Par exemple, quand il a été question de déterminer le futur de la Bosnie, il y avait déjà eu deux guerres. J’ai pu documenter la mort des premiers civils bosniaques, quelques jours avant le début de cette guerre. Mon travail a été publié un peu partout dans le monde et j’étais convaincu que cela ferait bouger les choses. Mais il ne s’est rien passé. La guerre a commencé la semaine suivante, entraînant des milliers de morts et la fuite de millions de réfugiés. Alors que je continuais à travailler sur place, le conflit est devenu encore plus brutal pour les civils, qui essayaient tant bien que mal de survivre. Les journalistes ont bien tenté de le montrer, mais aucune réaction efficace n’a suivi.

À un moment, les gens que je pensais aider m’ont demandé de rentrer chez moi. ils voulaient que je parte et que je les laisse tranquille. Alors que j’envisageais de le faire, j’ai réalisé que si je partais avec mes collègues, il n’existerait aucune trace des atrocités qui étaient en train de se dérouler. Même si notre travail ne remplissait pas nécessairement nos objectifs, il fallait qu’il existe, afin de faire un jour office de preuve pour que les gens prennent conscience de leurs actions – mais surtout de leur inaction. En tant que journaliste, je voulais apporter de l’information à la surface et mettre en lumière ce que le reste du monde ne pouvait pas voir de ses propres yeux. Dans ce cas précis, je me suis rendu compte que mon boulot n’avait pas d’effet immédiat, mais qu’il pouvait servir à l’avenir – et c’est ce qui m’a motivé à passer cinq ans de ma vie à documenter la dissolution de la Yougoslavie.

Que pensez-vous des années qui ont suivi le conflit ?
La Bosnie est un pays qui est né dans le conflit. Des vies ont été détruites dans chaque camp, et je suis très triste de le constater. Encore aujourd’hui, c’est un endroit où il y a des problèmes politiques, sociaux et infra-structurels. J’espérais que le pays évolue plus vite. Je trouve la situation actuelle insultante pour tous ceux qui ont été affectés par la guerre.

Selon vous, quelle devrait être la priorité d’un photojournaliste ?
La communication est la base de notre travail. Je ressens la responsabilité de montrer aux gens ce qu’ils ne peuvent pas voir – que ce soit dans leur propre ville, dans leur pays ou à l’étranger.

Êtes-vous déjà intervenu pendant que vous étiez sur le terrain ?
Il m’est arrivé d’aider des gens, que ce soit par ma simple présence ou grâce à une intervention de ma part. J’ai pansé des plaies, emmené des victimes à l’hôpital et placé des gens en sécurité. Il est malheureusement aussi arrivé que je reste impuissant face à des gens en train de se faire exécuter. Personnellement, je crois qu’il faut toujours aider, tant que notre propre survie n’est pas mise en danger. Quand je suis dans une position où il m’est impossible d’intervenir, je mets un point d’honneur à tout documenter pour faire en sorte que les responsables paient pour leurs actions.

Qu’est-ce qui vous a motivé à lancer votre propre agence photo ?
Au fil des années, l’industrie de la photographie et le rôle des photographes indépendants a considérablement évolué. Des agences telles que Magnum ont été créée par des photographes qui voulaient se protéger entre eux et s’entraider. Des années plus tard, des agences comme Sygma, Sipa et Gamma ont été fondées pour servir ces mêmes objectifs. On a vu de plus en plus d’agences naître avec le temps.

En 2000, le fait de posséder et de représenter des photographes a attiré des personnes comme Bill Gates, qui possède l’agence Corbis ; et Mark Getty de Getty images. Ils ont commencé par acheter des petites agences, dont une qui représentaient quatre membres de l’agence que j’ai co-fondé, VII. Lors de la vente, nous avons réalisé que nous n’avions pas de contrôle total sur nos propres carrières et qu’il était temps d’essayer quelque chose de nouveau. On voulait être maître de tous les aspects de notre travail. En nous calquant sur le modèle de Magnum, nous avons proposé à trois autres amis de se joindre à nous, et VII est né le 9 septembre 2001. Deux jours plus tard, le monde a été bouleversé et nous n’avons jamais cessé de le documenter.

Que pensez-vous de la critique de David Shield sur la manière qu’ont certains photojournalistes de couvrir les conflits dans son livre War Is Beautiful: The New York Times Pictorial Guide to the Glamour of Armed Conflict ? Quelles sont les limites que vous vous donnez quand vous stylisez des images qui montrent des atrocités ?
Je suis très conscient de l’esthétique de mon travail. J’aspire à attirer le spectateur, à le toucher avec mes images en utilisant la couleur, la lumière et la composition. Quand cette dynamique est établie, le contenu en lui-même est plus difficile à ignorer. Mes limites sont très simples : la stylisation ne doit pas éclipser le contenu au point que le spectateur ne puisse pas comprendre ce qu’il se passe sur l’image. La frontière est mince, mais importante. En gros, les qualités esthétiques ne devraient jamais enterrer le contenu.

De nos jours, la photographie est omniprésente dans notre culture – en quoi cela influence-t-il le photojournalisme ? Quelles sont les qualités qui devraient demeurer intactes chez les photojournalistes, en dépit du fait que tout le monde possède un appareil aujourd’hui ?
Aujourd’hui, la définition d’un photojournaliste est plus confuse que jamais. Mais bien que tout le monde puisse créer des images, je pense que le photojournalisme présente des aspects critiques. Le journaliste travaille pour contextualiser et faire passer l’information, tout en respectant les lignes de conduite techniques et éthiques propres au journalisme. C’est ce que je fais dans mon travail, en utilisant mes images pour raconter visuellement une histoire. C’est fantastique de voir autant de personnes prendre des photos et apprécier la photographie. Les gens n’ont jamais autant compris et apprécié la photographie.

Ron Haviv / VII

Des soldats bosniaques prennent une pause sur la ligne de front à Sarajevo, Bosnie, en automne 1994. La guerre de tranchées s’est déroulée tout autour de la ville.
Ron Haviv / VII

Une femme bosniaque se recueille près de la tombe de son mari, dans un cimetière de Bihac, Bosnie, rempli de personnes qui ont péri lors du conflit.
Ron Haviv / VII

Les Tigres d’Arkan tuent des civils musulmans durant la première bataille pour la Bosnie à Bijeljina, le 31 mars 1992. Les paramilitaires serbes ont tué des milliers de personnes durant la guerre, et Arkan sera plus tard jugé pour ses crimes. Cette image et la série dont elle fait partie ont fait office de preuve lors de l’inculpation et de la condamnation des dirigeants serbes.
Ron Haviv / VII

Des prisonniers de guerre bosniaques et croates au camp de prisonniers de Trnopolje, Bosnie, 1992. Lors du conflit, les deux côtés géraient des camps où de nombreuses personnes ont été tuées. Plusieurs commandants ont plus tard été jugés pour leurs crimes.
Ron Haviv / VII

Un Serbe tente d’éteindre un feu démarré par d’autres Serbes à Grbavica, Bosnie, 1996. Les personnes à l’origine de l’incendie essayaient de forcer l’homme à quitter la ville plutôt que de le laisser vivre sous un gouvernement mené par des Bosniaques musulmans.
Ron Haviv / VII

Cette photographie a été retrouvée en l’état par une famille bosniaque à leur retour chez eux, dans la banlieue de Sarajevo, Bosnie, 1996. Les Serbes qui avaient occupé leur maison sont partis quand la ville a été réunifiée, après avoir embarqué tous les meubles.
Ron Haviv / VII

Les survivants de l’attaque serbe sur Srebrenica apprennent la chute de Tuzla, Bosnie, 1995. Plus de 7 000 Bosniaques ont été tués et des dizaines de milliers de personnes ont dû fuir durant l’attaque.
Ron Haviv / VII

Un musulman à Bijelina, Bosnie, prie pour que les Tigres d’Arkan le laissent en vie, pendant l’été 1992.
Ron Haviv / VII