Dans les récits de ceux qui ont tenté la périlleuse traversée entre les Comores et ce petit bout de France qu’est Mayotte, un nom revient comme un mythe : M’Tsamboro, un îlot inhabité de l’archipel sur lequel des passeurs peu scrupuleux débarquent des migrants convaincus d’être arrivés dans le département et région d’outre-mer. M’Tsamboro est aussi le titre de l’exposition de Laura Henno, artiste française qui interroge dans ses photographies et vidéos les phénomènes de migration qui animent la région.
Entre la formation d’enfants passeurs aux Comores et les bandes de jeunes à Mayotte, Henno livre à la galerie Les filles du calvaire (Paris) son regard sur ces îles qu’il convient de regarder comme des villages entre lesquels les traversées étaient quotidiennes – jusqu’en 1996 et la mise en place du « visa Balladur » pour les ressortissants comoriens souhaitant aller à Mayotte. Alors que l’expo débute ce vendredi, on est allé poser quelques questions à Laura Henno pour en savoir plus sur son travail.
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VICE : Comment vous retrouvez-vous à travailler sur les questions de migrations dans ce coin du monde ?
Laura Henno : Il y a une dizaine d’années, j’ai été invitée en résidence à La Réunion, où j’ai rencontré de jeunes Comoriens qui avaient fait le périple jusqu’à Mayotte. Ils m’ont raconté leur histoire. Je découvrais alors cet archipel avec son passé colonial, dont on ne parlait pas vraiment en métropole. Puisque je travaillais déjà sur la migration clandestine, j’ai eu envie de développer un travail autour des passeurs, notamment aux Comores, où j’apprenais qu’ils utilisaient des enfants pour piloter les bateaux.
Prendre contact avec les passeurs comoriens n’a pas été trop périlleux ?
En 2013, quand je me suis rendue aux Comores pour la première fois, j’ai rencontré plusieurs passeurs. Je suis allée dans leur fief, et honnêtement c’était un peu dangereux, il régnait une ambiance de mafia. Puis, après trois semaines de pérégrinations, à essayer de trouver des gens, on m’a présenté un passeur, Ben, qui a été intrigué par ma venue et mon travail. C’est quelqu’un qui assume totalement ce qu’il fait. Il est connu et il a déjà fait de la taule à Mayotte. J’ai aussi choisi de travailler avec lui, parce que c’est un passeur avec une forme d’éthique. Même s’il utilise des mômes qui forment d’autres mômes, il est reconnu dans le business pour faire les choses correctement, sans surcharger les bateaux.
Vous choisissez alors de vous intéresser à l’aspect de formation et de transmission entre Ben, le passeur, et Patron, un jeune pilote.
Ce qui m’a intéressé avec Ben, c’est qu’il avait recueilli cet enfant, Patron, que sa mère avait abandonné quand elle est partie à Mayotte. À la rue, Patron avait été adopté par Ben, qui l’a formé à la mécanique, puis au pilotage de bateau. Il a tout de suite capté le truc, c’était un môme extrêmement doué, d’où son surnom. J’ai voulu capter cette dimension de transmission d’un métier illégal, mais aussi une emprise d’un adulte sur un enfant – le fait d’avoir été recueilli place aussi Patron dans une forme de dette. Alors, j’ai proposé à Ben de filmer la formation du petit et non pas des traversées clandestines, ce qui ne m’intéressait pas. En filmant et photographiant uniquement cette formation, cela permet aussi de les protéger d’un point de vue juridique.
Les traversées entre les Comores et Mayotte sont encore fréquentes ?
Les Comores et Mayotte, c’est quatre îles. Il faut imaginer ça comme quatre villages entre lesquelles il y a toujours eu des traversées. On va se marier avec quelqu’un de Mayotte, on va vivre là-bas… Toutes les familles sont dispersées sur les quatre îles. Mais avec le « visa Balladur » imposé depuis 1996 aux Comoriens qui veulent se rendre à Mayotte, une scission s’est créée entre ces îles, alors que les traversées ont lieu depuis la nuit des temps. Puis cette région est un vrai cimetière marin. Il y a des naufrages en permanence. La traversée est très dangereuse, d’autant plus que vous évitez de se faire repérer, il faut que les traversées se fassent de nuit. Ils partent vers minuit pour arriver vers 6 heures du matin. Mais plus la mer est mauvaise, mieux c’est pour eux, puisque la PAF sera moins en mer. Du coup, cela fait prendre des risques plus importants. Ces dernières années, la PAF renforce aussi les contrôles, ce qui oblige les passeurs à accoster dans des endroits encore plus dangereux.
Votre travail s’intéresse aussi aux jeunes Comoriens débarqués à Mayotte qui vivent avec des meutes de chiens. Comment êtes-vous tombé sur eux ?
Depuis que je vais à Mayotte, j’habite à la lisière de la forêt. Et chaque nuit on peut entendre des meutes de chiens hurler, et des sifflements de « chefs de meutes » – c’est-à-dire les mecs qui les entraînent. Il y avait quelque chose de fascinant dans ces échos de chiens qui se répondent, les sifflements très particuliers. C’est comme ça que je me suis intéressée aux chiens et aux bandes de jeunes qui vivent avec eux.
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans la figure du chien ?
Ces jeunes ont retourné l’utilisation primaire du chien. Je m’explique. À Mayotte, les chiens ont été ramenés par les colons, qui s’en servaient pour protéger leur plantation et chasser les esclaves. Dans mon travail, je m’intéresse aussi à ce passé esclavagiste et à la figure du neg marron, qui représente la première forme de résistance à l’esclavage, et qui se retrouvait chassé par des chiens. Aujourd’hui, ces jeunes sont aussi quelque part en résistance face à une société qui ne leur fait pas de place. Ils ont alors renversé cette fonction du chien et s’en servent pour se défendre, pour attaquer et pour marquer leur territoire.
Ces jeunes se sont créé une sorte de communauté ?
Oui, il y a une solidarité entre eux. Ils se sont construit un coin sur la plage, ils ont une vie en collectivité ou ils se partagent des missions. Ils vont voler des trucs et les revendre comme des sacs ou des chèvres… Mais ils ne sont pas dans des casses de grande envergure, ils font avant tout ça pour bouffer. Ce qui m’intéresse avec eux, c’est de déplacer cette image de délinquant, qui est certes une réalité, et de donner à voir cette forme brute d’une révolte, conséquence de leur condition de sans-papiers.
Vous continuez d’aller dans la région ?
Je suis basée à Paris, mais je passe six mois de l’année en vadrouille, dont un bon mois par an à Mayotte. J’ai prévu d’y retourner encore une fois dans les prochains mois pour finaliser un film qui nécessite un dernier tournage.
M’Tsamboro de Laura Henno, jusqu’au 24 novembre 2018 à la galerie Les filles du calvaire.