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Pour la défense de l’Internet nauséabond

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Patrick Crusius, l’auteur présumé de la fusillade d’El Paso, aurait publié un « manifeste » sur le forum 8chan moins d’une heure avant de commettre le massacre qui a coûté la vie à 22 personnes, samedi 3 août. Intitulé The Inconvenient Truth, le document de quatre pages révèle le racisme de son auteur dès la première ligne : « Cette attaque est une réponse à l’invasion hispanique du Texas. Ils sont les instigateurs, pas moi. Je défends simplement mon pays du remplacement culturel et ethnique apporté par une invasion. »

Lundi 5 août, l’hébergeur CloudFlare a réagi en privant 8chan de ses services. Son cofondateur et CEO, Matthew Prince, justifie sa décision dans un billet de blog publié quelques heures avant la mise hors-ligne du forum : « Ils ont prouvé qu’ils ne respectaient pas la loi, et ce manque de respect pour la loi a entraîné de nombreuses morts tragiques. » En mars dernier, l’auteur de la tuerie de Christchurch avait publié un manifeste raciste sur 8chan avant d’ouvrir le feu dans une mosquée, faisant 51 victimes. Un mois plus tard, l’auteur présumé de la fusillade de la synagogue de Poway, en Californie, avait lui aussi publié une lettre ouverte antisémite sur le forum avant de passer à l’acte.

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C’est indéniable : 8chan, qui restait inaccessible mercredi 7 août, a été l’un des pires trous à rats du web. Son créateur, Patrick « Hotwheels » Brennan, l’a rendu célèbre en invitant les Gamergaters de bon cœur en septembre 2014. Le but assumé de sa catégorie /baphomet/ était d’organiser des campagnes de harcèlement. Il était l’un des points chauds du Pizzagate et du mouvement QAnon. Conformément à la tradition des imageboards, ses membres anonymes par défaut communiquaient à coups de « nigger » et « faggot » sans qu’il soit possible de différencier les trolls stupides des véritables racistes.

« Garder des individus potentiellement dangereux sur de grandes plateformes permettrait de faciliter leur surveillance et leur encadrement »

Et pourtant, 8chan ne mérite pas de disparaître. Des criminels l’ont utilisé pour diffuser leurs pamphlets, certes, mais l’écrasante majorité de ses utilisateurs sont innocents. « Anarchiste par dessein » selon Matthew Prince, le forum permettait à n’importe qui de créer sa propre catégorie thématique ou « board ». Outre la tristement célèbre Politically incorrect, la board qui abritait autant qu’elle contenait les racistes, 8chan proposait des catégories dédiées à l’animation japonaise, à l’informatique, à la littérature, aux échanges internationaux, aux discussions politiques de gauche… Ces communautés ont été punies pour rien.

Jim Watkins, le propriétaire de 8chan, affirme dans un message vidéo publié mardi 6 août que le forum comptait un million d’utilisateurs lorsqu’il a été expulsé de CloudFlare. S’il ne trouve pas de nouvel hébergeur, les futurs terroristes qui se cachent peut-être dans cette énorme userbase n’oublieront pas leurs convictions pour autant. C’est la limite du « deplatforming », la tactique qui consiste à priver une entité perçue comme néfaste d’un service dont elle dépend. Cette méthode en vogue dans la Silicon Valley semble fonctionner pour des individus isolés comme Alex Jones : depuis qu’il a été banni de YouTube, Facebook, Spotify et Twitter l’été dernier, le conspirationniste a largement disparu de la scène. Pour des communauté entières, cependant, cela revient sans doute à écraser une ruche.

Garder des individus potentiellement dangereux sur de grandes plateformes permettrait de faciliter leur surveillance et leur encadrement, mais également d’échanger avec eux. Car si les idéologies haineuses existeront toujours, la possibilité de débattre avec leurs adeptes aussi. Selon toute vraisemblance, la plupart des internautes qui fréquentent des forums où l’on échange des infographies racialistes ne sont pas perdus à jamais. Contraindre ces individus à l’exil, c’est compliquer un hypothétique dialogue en les disséminant dans des recoins toujours difficiles d’accès pour les acteurs de l’Internet « grand public » : salons de discussion privés, plateformes peu soucieuses d’acquérir de nouveaux utilisateurs, forums au jargon impénétrable… Une fois repoussés dans ces boîtes de Petri, les haineux en herbe auront tout le loisir de macérer auprès de haineux endurcis.

L’attitude des principaux sites communautaires vis-à-vis des « contenus haineux » a déjà encouragé l’émergence d’un « web de la liberté d’expression » où s’ébattent les parias. Gab et Voat se présentent depuis leur création comme des espaces non-censurés, à l’opposé des grandes plateformes sociales qu’ils imitent. Quand leurs modèles respectifs, Twitter et Reddit, ont été accusés de censurer jusqu’aux points de vue de droite, Gab et Voat ont vu leur popularité bondir. Aujourd’hui, ils sont décrits comme des gouffres racistes par les journalistes qui osent les visiter. Des initiatives similaires continuent néanmoins d’émerger : BitChute a été lancé en 2017 pour concurrencer YouTube, Infogalactic copie Wikipédia depuis 2016 et le « Free Speech Web Browser » Dissenter est disponible depuis mai dernier.

La galaxie des sites conçus comme des alternatives libres aux grands acteurs du réseau est parfois appelée « Alt-tech ». Beaucoup de ses représentants ont déjà disparu faute de moyens, de main d’œuvre et de public. De plus, ces projets restent dépendants d’une architecture largement détenue par de grandes entreprises peu enclines à supporter des discours haineux au nom de la liberté d’expression : hébergeurs, magasins d’applications, processeurs de paiements, régies publicitaires… Bien conscients de cette vulnérabilité, les individus qui souhaitent l’avènement d’un web de la liberté d’expression (ou du racisme ouvert, c’est selon) tentent d’esquiver ces grands acteurs en misant de plus en plus sur la décentralisation.

En octobre 2018, il a été révélé que l’auteur de la fusillade de la synagogue de Pittsburgh avait publié des messages antisémites sur Gab. Abandonné par ses partenaires, notamment son hébergeur et son processeur de paiement, le réseau social est resté hors-ligne plusieurs jours avant de trouver refuge sur les serveurs nazi-friendly d’Epik. Probablement ébranlé par cette preuve manifeste de fragilité, Gab a déménagé sur une copie du code source de Mastodon en juillet dernier. Mastodon est un réseau social décentralisé : il « habite » sur le réseau formé par les appareils de ses utilisateurs et non sur des serveurs détenus par un organisme privé, à l’instar de Facebook ou Twitter. Depuis qu’il a adopté cette architecture, Gab ne peut donc plus être « déplateformé » à la guise d’un seul individu ou entreprise.

L’intérêt des libertariens d’Internet pour la décentralisation comme levier pratique et idéologique est clair depuis l’avènement des cryptomonnaies. Il n’est donc pas insensé de croire que c’est l’un d’entre eux qui a lancé 8chan sur ZeroNet le 6 août dernier. D’après l’administrateur de l’imageboard, en tout cas, son équipe n’est pas responsable. ZeroNet est un embryon de web décentralisé qui confie l’hébergement de ses sites aux utilisateurs. Bien sûr, tous les néo-nazis qui fréquentaient Politically incorrect ne s’empresseront pas de l’adopter pour retrouver leur terrier, ZeroNet restant confidentiel et pauvre en contenu. Il s’agit néanmoins d’un pas supplémentaire en direction d’un réseau aussi indépendant que possible, par et pour les haineux d’Internet.

En plus de la technique et de l’idéologie, les individus qui pourraient désirer un réseau parallèle détiennent la mythologie nécessaire à leur exode. Les imageboards (4chan, 8chan, Wizardchan…) et les subreddits (r/TheDonald…) sur lesquels ils ont prospéré jusqu’ici cultivent une vision manichéenne du monde dans laquelle eux, les « anonymous » anticonformistes, affrontent les « normies ». Cette opposition, visible dans des mèmes comme « NPC Wojak », se manifesterait dans la culture mais aussi les usages numériques.

Selon cette caricature, les individus lambda ou « normies » aiment parler de Nintendo, Netflix et Bernie Sanders sur Facebook, leur nid douillet. Ils ne souffrent jamais de la censure car ils sont inoffensifs. Les anticonformistes, eux, cultivent des hobbies pointus et des idées pro-Trump sur des forums mal famés. Ils aiment à croire que les normies ont ruiné Internet et qu’ils sont persécutés, une opinion renforcée par chaque deplatforming. Pour les internautes de ce genre, un réseau indépendant serait une véritable aubaine : grâce à lui, ils pourraient enfin abandonner l’Internet qui les déteste et retrouver la jungle paradisiaque du réseau à l’ancienne, loin des normies. Le sentiment de marginalité orgueilleuse qu’ils ont acquis sur les imageboards renforce sans doute leur détermination.

La capacité de calcification dont cette communauté a déjà fait preuve devrait servir d’avertissement. L’impression d’être rejetée la rend plus combattive, plus agressive : estimant Donald Trump lésés par les médias pendant la campagne présidentielle de 2016, les habitués du Politically incorrect de 4chan ont uni leurs efforts pour devenir maîtres dans l’art de l’enfumage sur Internet. Leur impact sur l’élection ne pourra jamais être mesuré, mais leur puissance continue à luire comme un bout de matériau radioactif dans les « mèmes haineux » qu’ils ont bricolés pour se moquer des médias : boire du lait comme un signe de suprémacisme blanc, le signe de la main « White power », Pepe la grenouille. Le deplatforming ne peut rien contre cet héritage.

Aussi révoltants puissent-ils sembler, gardons ces gens près de nous. Il faut être proche de ses amis et plus proche encore de ses ennemis.

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