Drogue

Pourquoi autant de jeunes Anglais fument du crack

L’article original a été publié sur VICE UK.

« Je peux goûter l’ammoniaque », arrive à formuler Suzie après avoir repris son souffle entre deux douloureuses quintes de toux. « Je ne peux pas vous décrire ce goût, mais je sais que c’est l’ammoniaque qui était mélangée au crack. C’est comme si mon corps la rejetait. »

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Après avoir fumé du crack par intermittence au cours des dix dernières années, la jeune femme de 24 ans a arrêté il y a quelques jours. Elle a à nouveau décidé d’être clean, mais cette fois pour de bon. Un récent séjour à l’hôpital lui a fait prendre conscience des effets dévastateurs et irréversibles du crack pour sa santé, autant physique que mentale.

Elle a dû accepter le diagnostic : elle est atteinte de la maladie pulmonaire obstructive chronique. Si elle ne cesse pas de fumer la forme base libre de la cocaïne, son taux de saturation en oxygène dans le sang, qui descend déjà fréquemment sous la barre d’environ 88 %, continuera sa chute libre. Elle aura un jour besoin d’une bonbonne d’oxygène pour rester en vie.

Fumer du crack, ce que Suzie faisait à l’aide d’une pipe sommaire faite à partir d’un inhalateur contre l’asthme et du papier d’aluminium percé avec une aiguille, ne lui donne de toute façon plus le trip des débuts. Mais ce n’est pas plus facile d’arrêter pour autant : il est de deux à trois fois plus difficile de cesser de consommer du crack que de la coke. « Je deviens paranoïaque maintenant, dit-elle. C’est la dépendance, la routine d’en fumer. C’est dur d’arrêter. Le crack prend le contrôle de ta vie. »

Suzie fait partie d’un groupe croissant de consommateurs de crack en Angleterre qui souhaitent s’en sortir. Ils sont 23 % plus nombreux à se présenter aux services d’aide que l’an passé, leur nombre passant de 2980 à 3657 d’après les données les plus récentes du National Drug Treatment Monitoring System. Par comparaison, l’augmentation de 3 % de l’année précédente paraît infime.

Cette augmentation est encore plus frappante si l’on considère qu’en parallèle, le nombre total de personnes en cure de désintox pour cesser de consommer de l’alcool et de la drogue a baissé de 3 % — la baisse la plus importante dans les six dernières années.

La hausse s’observe dans presque tous les groupes d’âge, mais elle est plus marquée chez les moins de 25 ans : 30 % . C’est la première fois qu’on note une hausse dans ce groupe dans la dernière décennie. Une décennie où pourtant le nombre total de personnes en désintox (alcool et drogue) a parallèlement chuté de 45 %.

Ces données vont dans le même sens que d’autres montrant, sans surprises, que plus de personnes fument du crack aujourd’hui que dans les années précédentes. Selon la dernière estimation, le nombre de consommateurs en Angleterre est de 182 828, une hausse de 10 % entre 2011-2012 et 2014-2015. Plus de personnes s’injectent aussi de la cocaïne : 18 % d’augmentation en une décennie. Les saisies de crack par les policiers sont aussi plus nombreuses que chaque année depuis 2008, en hausse de 16 % en un an, passant de 4718 à 5484.

Le retour du crack découle de plusieurs facteurs, mais les plus importants sont l’augmentation de sa pureté et la diminution de son prix.DrugWise, un organisme britannique qui a pour mandat d’informer la population au sujet de la drogue, de l’alcool et du tabac, affirme que les taux de pureté du crack relevés sont « sans précédent », en moyenne à 74 %, et des informateurs disent que le taux atteint parfois 90 %. Ce degré de pureté serait aussi responsable de la hausse du nombre de décès liés à la cocaïne (la poudre et les cailloux sont amalgamés dans les données de l’Office des statistiques nationales) en Angleterre et au Pays de Galles.

Parallèlement, le prix du crack a chuté de 13 % depuis 2007 : on peut aujourd’hui avoir 0,2 g pour seulement 15 ou 20 £ (environ 25 ou 35 $ CA) dans certains secteurs. Dolly, 42 ans, qui en a fumé pour la première fois après un concert d’Oasis à Manchester en 1997 et a continué à en consommer dans les 11 années suivantes, travaille maintenant dans un service d’aide aux toxicomanes. Selon elle, le prix d’un caillou de crack n’a pas bougé pendant des décennies. « Si on regarde l’inflation, le crack est la seule drogue qui est restée au même prix depuis le début des années 90, dit-elle. Le prix des autres a fluctué, mais pas celui du crack. Il est toujours resté à un prix constant, peu importe à quel point c’est de la merde. »

De plus, les revendeurs d’aujourd’hui offrent des rabais à l’achat d’une grande quantité de crack ou d’héroïne. « On peut avoir trois morceaux pour 25 £ (45 $ CA), six pour 50 £ (90 $ CA), 12 pour 100 £ » (180 $ CA), dit Suzie. Plus vous en voulez, plus vous économisez. On peut aussi combiner le crack et l’héroïne. »

Des changements géographiques auraient aussi contribué à la croissance de la popularité. Les réseaux de comtés, en particulier, ont créé de nouveaux itinéraires de distribution. Des gangs des grands centres étendent leur territoire en s’associant à une petite armée de revendeurs dans les comtés, souvent de jeunes garçons de 15 à 17 ans qui livrent du crack ou de l’héroïne dans les rues des zones côtières ou rurales.

D’ailleurs, la composition du crack en fait la substance idéale pour le transport sur de grandes distances. « C’est un produit stable », dit Ian Hamilton, chercheur en toxicomanie et en santé mentale à l’Université de York. « Les données indiquent que la police saisit plus de petites quantités. Je soupçonne que les revendeurs divisent leur stock en petites quantités avant d’expédier dans les régions. »

Suzanne Sharkey, membre du conseil de LEAP UK (Law Enforcement Against Prohibition) et ancienne agente d’infiltration, craint que ce modèle de distribution continue de faire croître la consommation. « Des enfants apportent maintenant du crack de haute qualité dans les petites villes, et la concurrence augmente vraiment, dit-elle. Très vite un groupe en vient à dire : “Je te donne un caillou gratuit si tu m’amènes un nouveau client.” Les marchés trouvent toujours de nouveaux incitatifs. On ne sait pas encore quels seront les effets des réseaux de comtés sur le marché, mais, en ce moment, ça ne se présente pas bien. »

En réaction, les services offerts aux toxicomanes se renforcent-ils? Des recherches sur les traitements de désintoxication sont en cours et une étude a conclu que le cannabis — que Suzie a jugé utile pour atténuer les manques — a le potentiel d’aider à diminuer la consommation de crack. Toutefois, selon M. Hamilton, ce n’est pas si simple.

Il n’existe toujours pas de traitement médical et psychologique fait pour les consommateurs de crack. Les benzodiazépines sont les médicaments principalement prescrits, mais ils comportent leur lot de problèmes, surtout depuis que les services d’aide aux toxicomanes ont subi des compressions budgétaires.

« Les psychiatres spécialisés en toxicomanie ont pratiquement disparu, ils coûtent trop cher pour que les services d’aide puissent les employer, explique Hamilton. Alors ce sont des infirmières qui prescrivent, et c’est très différent. Elles ne font souvent pas tout ce qu’un médecin peut faire. Elles ne s’écartent pas des limites du guide de prescriptions, le British National Formulary. Mais ce n’est pas ce dont ont besoin de nombreux consommateurs de crack. »

Cailloux de crack. Source : DEA

M. Hamilton est aussi préoccupé par le nombre de consommateurs de crack qui se retrouvent coincés entre divers services. Le crack et la cocaïne peuvent causer des problèmes de santé mentale, comme la paranoïa chez 84 % des consommateurs de cocaïne — et avec le crack, les symptômes se manifestent plus fréquemment et sont plus intenses. Suzie et Dolly disent avoir vécu psychoses, anxiété et trouble de stress post-traumatique à cause de leur consommation.

« Les services sont sous-financés et manquent de ressources, dit M. Hamilton, et c’est la façon pour les unités de composer avec cette situation. Si un toxicomane consulte une unité d’aide psychologique, on l’envoie à l’aide aux toxicomanes. Quand il se présente à l’aide aux toxicomanes, qui présument des problèmes de santé mentale, on le renvoie à l’unité d’aide psychologique. On a besoin d’un service intégré. »

Rosanna O’Connor, directrice du service de l’alcool, des drogues et du tabac de Public Health England, affirme que son organisme travaille à mieux comprendre les causes de l’augmentation de la consommation de crack pour « s’assurer que le système de traitement continue de fonctionner efficacement ».

Elle ajoute que « le taux de succès des personnes en traitement s’est amélioré, bien que celui de ceux qui consomment des opiacés en plus du crack se soit détérioré. Les directives cliniques soulignent clairement l’importance des interventions psychosociales. Nous offrons donc du soutien et des conseils aux autorités locales pour qu’elles puissent offrir de meilleurs soins aux personnes aux prises avec à la fois une dépendance et des problèmes de santé mentale. »

Dolly, qui vit toujours avec les conséquences physiques et psychologiques après avoir « fracassé son organisme pendant longtemps », dit qu’il y a de l’espoir et qu’on peut se sortir d’une dépendance au crack.

« Je n’étais pas censée survivre, dit-elle. J’ai été une crackhead pendant 11 ans, et si je suis capable de le faire, tout le monde l’est. On est plus forts qu’un caillou chimique. »

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