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Pourquoi Internet est-il obsédé par l’autisme ?

“Autiste.” Comme bon nombre d’entre nous, vous avez sans doute déjà utilisé ce mot pour désigner un proche absorbé par son téléphone ou planté dans un coin pendant une soirée animée. Il est sorti comme ça, naturellement, sans causer la moindre gêne ; peut-être même qu’il a suscité quelques rires. À tous égards, il ressemble à l’affreux “trisomique” qui marchait si bien quand nous étions enfants. Sur Internet, c’est pareil – en pire.

Beaucoup d’internautes utilisent le mot “autiste” pour épingler des attitudes mais aussi des centres d’intérêts qu’ils jugent antisociaux ou appréciées des personnes atteintes d’un trouble du spectre autistique. Dans leur mythologie, l’animation japonaise, le fandom furry, My Little Pony, Sonic, la famille Trump et Minecraft sont de formidables appâts à autistes. Leur obsession pour le trouble du développement et ses clichés est tel qu’il leur a même inspiré un véritable lexique.

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Elle Reeve, journaliste VICE News affublée des soi-disant “stigmates” de l’autisme par des internautes.

Internet s’acharne à créer des expressions liées aux troubles du spectre de l’autisme (TSA) depuis le milieu des années 2000. Quand un internaute se montre passionné par un sujet ou une tâche précise, par exemple, il peut être accusé de “sperg out” en référence au syndrome d’Asperger. Dans un esprit similaire, le gimmick “autistic screeching” est utilisé pour moquer les individus qui s’énervent vite et fort pour peu de choses. Citons aussi le tout nouveau “Please be patient, I have autism.”

Ce lexique concerne les personnes mais aussi les choses. Un site perçu comme consensuel pourra être taxé de “hugbox”, du nom de cet appareil qui permet d’apaiser certains autistes. Depuis le début des années 2010, on parle aussi de “weaponized autism” pour désigner les moments de grand investissement personnel dans une cause dérisoire ou absurde. L’affaire du drapeau He Will Not Divide Us est un bel exemple de weaponized autism.

Déclinaison du meme “Virgin Walk VS Chad Stride“.

Certains de ces termes sont anciens et presque folkloriques dans certaines communautés, particulièrement dans celle des jeux vidéo multijoueur. Pourtant, depuis le début de l’année 2017, les messages qui s’interrogent sur la nouvelle popularité de l’injure “autiste” et ses déclinaisons se multiplient sur Internet, notamment sur les forums officiels d’Overwatch, Destiny 2, League of Legends et World of Warcraft. Le plus vieux post de ce genre que nous sommes parvenus à retrouver remonte à 2013. Manifestement, l’obsession du réseau pour l’autisme est en train de s‘aggraver.

Les autistes à haut niveau de fonctionnement et les individus atteints du syndrome d’Asperger sont nombreux sur Internet. Ils sont exposés à ces expressions au quotidien. Certains s’en moquent : “Je suis autiste et je ne m’en soucie pas vraiment, explique un internaute dans une discussion lancée par Motherboard sur le subreddit r/autism. Je considère autiste (le diagnostic) comme différent d’autiste (la blague).” D’autres pensent qu’il s’agit d’une “mode stupide”, d’un “manque d’empathie et d’éducation”, voire de “langage haineux”.

Qu’ils soient indifférents ou indignés, ces autistes et proches d’autistes s’accordent souvent sur un point : toutes ces expressions véhiculent une image erronée du trouble. Alexandre a 33 ans, il est atteint du syndrome d’Asperger. Joint par Motherboard, cet ancien chercheur en intelligence artificielle explique : “Les autistes sont rarement doués de talents incroyables ou d’une faculté de concentration exceptionnelle. Ces clichés existent hors d’Internet depuis Rain Man, au moins.” Un redditor confirme : “Tout ça renforce l’image déjà stéréotypée des autistes. (…) C’est comme si la masse avait le droit de définir les signes de l’autisme.

Si ces clichés sont nuisibles, ils ont le mérite de prouver que l’autisme reçoit enfin l’attention qu’il mérite.

La cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) pose deux critères diagnostiques de l’autisme : les troubles de la communication sociale et les comportements restreints et répétitifs. Ces critères sont assez généraux pour englober tous les troubles du spectre de l’autisme, quelle que soit la manière dont ils se manifestent d’individu en individu. L’autisme est différent chez tous ceux qu’il touche : comme les autistes eux-mêmes se plaisent à répéter, si vous connaissez un autiste, vous connaissez un autiste.

Le traitement médiatique et culturel de l’autisme méprise cette réalité depuis les années 90. Les films, séries, documentaires et même les jeux vidéo privilégient souvent les cas les plus spectaculaires : les “autistes savants” et les comportements autodestructeurs sont toujours marquants – la franchise et le manque d’empathie soi-disant typiques du syndrome d’Asperger font d’excellents personnages. À force, comment ne pas penser à cet artiste qui dessine des paysages de mémoire ou aux crises de Sheldon Cooper chaque fois qu’il est question d’autisme ?

Si ces clichés sont nuisibles, ils ont le mérite de prouver que l’autisme reçoit enfin l’attention qu’il mérite. Dans les années 60 et 70, les troubles du spectre autistique étaient méconnus du public, mal diagnostiqués et mal traités. Les individus les plus touchés étaient ôtés à leur famille et placés en institution psychiatrique, les autistes à haut niveau de fonctionnement passaient leur vie enfermés dans leur trouble. Grâce à l’évolution de la médecine, nous n’en sommes plus là.

Sheldon Cooper de la série The Big Bang Theory, assigné par les téléspectateurs comme un autiste Asperger.

Le développement de l’intérêt médiatique et culturel pour l’autisme correspond à un changement dans la pratique médicale. Suite à un élargissement des critères diagnostiques, le nombre de cas d’autisme a bondi entre le milieu des années 90 et le début des années 2000. Moins d’un enfant américain sur 1 000 était diagnostiqué autiste en 1996 contre cinq en 2007. Cette augmentation brutale et la sensation pop qui l’a accompagnée ont naturellement propulsé l’autisme en pleine lumière.

Si les années 90 ont révélé que les troubles autistiques étaient bien plus répandus qu’on ne le croyait jusqu’alors, les années 2000 les ont rendu “populaires”. La majeure partie des organisations et événements américains consacrées à l’autisme ont vu le jour entre 2002 et 2007. Les statistiques du moteur de recherche PubMed montrent que le nombre d’études faisant mention de l’autisme a explosé pendant cette décennie. Soudain, les TSA étaient partout, parallèlement à Internet qui entrait dans tous les foyers.

Si vous êtes né entre 1983 et 1992, votre jeunesse a sans doute été marquée par deux phénomènes : la reconnaissance de l’autisme et la popularisation d’Internet. Cela signifie que vous êtes sans doute “allé chez le psy” et que vous avez joué à Bejeweled sur MSN Messenger. Dans les années 2000, pris de panique face au nombre croissant de diagnostics d’autisme, certains commentateurs ont relié les deux tendances. La rumeur était lancée.

“Il semble que chaque époque accouche de sa propre hystérie médicale basée sur nos peurs collectives. À une époque où les ordinateurs nous font nous sentir moins qu’humains, l’autisme est la maladie du moment.”

En 2007, des chercheurs australiens ont accusé le Wi-Fi et les téléphones portables d’être responsables de l’explosion des cas d’autisme. Dans le doute, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un appareil électronique était visé : l’année précédente, un papier publié par l’université Cornell avait remarqué une correlation entre autisme et temps passé devant la télévision. L’auteur John Elder Robison, lui-même atteint par le syndrome d’Asperger, se demandait en 2008 si la “technologie” ne rendait pas les enfants “un peu autistes”.

En 2009, le futur co-fondateur du Daily Dot, Owen Thomas, écrivait dans Gawker : “Il semble que chaque époque accouche de sa propre hystérie médicale basée sur nos peurs collectives. (…) À une époque où les ordinateurs nous font nous sentir moins qu’humains, l’autisme est la maladie du moment.” L’article s’intitule Autism, the Disease of the Internet Era. La peur n’est pourtant pas le seul moteur du rapprochement entre autisme et Internet ; les autistes eux-mêmes sont partiellement responsables.

Dans “Autism & The Internet” or “It’s The Wiring, Stupid”, un essai publié en 1997, le journaliste et pionnier du concept de “neurodiversité”, Harvey Blume, montre qu’autisme et réseau avaient toutes les raisons de développer une relation privilégiée.

En s’appuyant sur des déclarations de Temple Grandin, la célèbre universitaire autiste qui a inventé la hugbox, Blume affirme que les processus mentaux typiques des TSA sont comparables à la navigation sur Internet. La pensée des personnes autistes est souvent dispersée, non-linéaire, elle progresse en bondissant de détail en détail ; de la même manière, on circule sur Internet en passant de lien en lien. Grandin développe cette comparaison dans son article My Mind is a Web Browser : How People with Autism Think :

Quand je donne un cours, la langue elle-même est largement “téléchargée” depuis des fichiers qui sont entreposés dans ma mémoire et qui sont comme des cassettes audio. J’utilise des slides ou des mots-clé pour déclencher l’ouverture des différents fichiers. Quand je parle de quelque chose pour la première fois, je regarde des images visuelles (sic) sur le “moniteur” dans mon imagination. Ensuite, ma partie langage décrit ces images.

Beaucoup d’autistes se reconnaissent dans cette métaphore. Le fonctionnement des machines leur semble proche de leur propres processus mentaux ; logique, constant, soumis à des règles claires. Hans Asperger, le pédiatre autrichien qui a donné son nom au syndrome, disait en 1944 que ses patients étaient “comme des automates intelligents.” C’est cette proximité qui les pousserait naturellement vers les ordinateurs – et donc vers Internet, que Blume décrit comme “du braille pour beaucoup d’autistes”.

La difficulté à interpréter les signaux sociaux et émotionnels est l’un des principaux symptômes des TSA. Les autistes se perdent dans vos expressions faciales, vos intonations, votre gestuelle. En les libérant de ce raz-de-marée cognitif, Internet leur permet de se concentrer sur le message, enfin : “Le niveau de communication permis par Internet change nos vies, met un terme à notre isolation et nous donne la force d’insister sur la validité de nos propres expériences”, écrit un autiste cité par Blume.

Cette symbiose a bouleversé la culture numérique. D’innombrables communautés d’autistes se sont formées sur Internet au fil des années 90 et 2000 : listes de diffusions, chatrooms privées, BBS dédiés… Dans Second Life, l’île de Brigadoon et l’Autistic Liberation Front accueillent les individus neuro-atypiques depuis 2005. En 2001, le journaliste Steve Silberman a révélé qu’une “épidémie d’autisme” s’était abattue sur la Silicon Valley dans son The Geek Syndrome. Bon gré, mal gré, les autistes se sont fondus dans la culture geek.

Résultat : à l’aube des années 2010, quand la culture geek est devenue cool, l’autisme est devenu cool avec elle. Peter Thiel vante régulièrement les mérites du syndrome d’Asperger et Elon Musk a présenté les autistes comme des entrepreneurs-nés. Les autodiagnostics pleuvent. Plus que jamais, on se rêve atteint d’un TSA. On se demande, on fait des tests en ligne. La notion de trouble à laissé place à celle de neurodiversité et “neurotypique” sonne de plus en plus comme “normal”, au sens péjoratif du terme.

L’émergence d’expressions comme “sperg out” est le pendant de ce glissement vers le mainstream-cool. Normalisé, l’autisme reste méconnu. Pour les mèmeurs qui utilisent “weaponized autism” comme pour les célébrités qui s’auto-diagnostiquent un syndrome d’Asperger “parce que ça leur donne l’air plus intéressant“, il n’est qu’un panier de clichés bien commodes. Dans les deux cas, cependant, une idée demeure : l’autiste est différent et transgressif. Par contre, il ne souffre pas.

Les nouvelles représentations pop de l’autisme ignorent souvent la souffrance entraînée par les TSA. Au mieux, les autistes sont représentés comme vaguement solitaires mais toujours capables d’interagir avec un monde de neurotypiques éblouis par leurs capacités. Les cas les plus graves sont tout simplement oubliés. “Avant d’améliorer quelque chose, il faut reconnaître son existence, lance un redditor. (…) Espérons que la phrase “Il n’y a pas de mauvaise publicité” soit vraie dans ce cas.”