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Pourquoi la cheffe d’une brigade 100% féminine a refusé l’étoile du Michelin

Cet article a été initialement publié sur Munchies NL en février 2017.

Les lauréats du guide Michelin 2017 ne seront révélés au grand public que le 9 février prochain. Pourtant, les principaux concernés se sont déjà réunis, le 12 décembre dernier, pour savoir qui avait gagné, perdu ou conservé le même nombre d’étoiles.

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Certains chefs qui sont déjà passés par là préfèrent aujourd’hui se détacher du petit livre rouge qui répertorie les meilleurs restaurants du monde depuis près d’un siècle. Cette tendance s’observe tout particulièrement en Flandres. Il y a quelques années, Jo Bussels avait envoyé un email au guide Michelin pour demander à ne recevoir d’étoile sous aucun prétexte. Peu après, Christophe Van den Berghe avait refusé cette distinction. Deux ans plus tard, c’est Frederick Dhooge qui a rendu la sienne. Quant au chef Jason Blanchaert des Flemish Foodies, il a troqué sa toque de chef étoilé pour reprendre une activité plus accessible. Récemment, le chef Vincent Florizoone m’a confié lors d’une interview que le Michelin n’avait pas intérêt à l’approcher car les conséquences pour son restau allaient être plus négatives que positives.

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La semaine dernière, c’est Karen Keyngaert qui a décidé de rendre son étoile. Il s’agit de l’unique femme chef exerçant en Flandres et distinguée au Michelin. Karen s’apprête à ouvrir un nouveau restau avec une brigade uniquement composée de femmes et elle ne veut rien à voir avec les étoiles. Je l’ai appelée pour savoir pourquoi elle renonçait à la distinction et pourquoi elle tenait à bosser avec une équipe entièrement féminine.

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Photo avec l’aimable autorisation de Karen Keyngaert (Photo de Robbe Decloedt).

MUNCHIES : Salut Karen ! Ça fait combien de temps que ton restau A’Qi a une étoile ?Karin Keyngaert : Cinq ans maintenant. Je l’ai obtenue deux ans après l’ouverture.

Pourquoi tu ne veux pas lancer ton nouveau restaurant en mars avec cette étoile ? Il y a encore dix ans de cela, obtenir une étoile Michelin était un véritable honneur. Mais aujourd’hui, avec le contexte économique actuel, c’est plus un cadeau empoisonné. Les gens ne vont dans les étoilés que pour les grandes occasions. Il faut prévoir de passer beaucoup de temps à table et le coût du personnel a tellement augmenté que ça devient ingérable. Les clients viennent aujourd’hui avec certaines attentes. Ils veulent certains produits en particulier, comme du homard ou de l’agneau. Mais les prix à l’achat sont à la hausse et se retranscrivent sur l’addition. Et ça, les clients ont du mal à l’accepter.

Aujourd’hui, les gens sortent dîner différemment. Ils ne se prennent pas la tête. Ils veulent quelque chose de rapide ou de décalée. Une étoile augmente le standing du restaurant. Ça signifie que les clients vont s’y rendre moins volontiers. Dans mon nouveau restau, la nourriture restera la même mais la formule va changer. Je vais toujours servir des plats de qualité mais le menu ne sera pas établi. Chacun pourra choisir son menu en fonction du temps ou de l’argent qu’il veut y consacrer. Fini les fioritures !

De quel genre de fioritures tu parles ? L’étoile implique tout un décorum qui n’a plus lieu d’être. Si jamais une carte est cornée ou une nappe mal pliée, les gens vont finir par lâcher des remarques du style : « Hum, je ne crois pas que cela soit très convenable, pour un étoilé ». Ranger les pardessus dans un vestiaire, habiller les serveurs d’un uniforme spécial, leur faire mettre des gants blancs pour disposer l’argenterie… Personnellement, je me contrefiche de tout ça quand je vais manger donc pourquoi je voudrais ouvrir un restaurant de ce genre ? En tant que chef, on perd une part de liberté en acceptant ça.

Cet été, une dame m’a appelée pour savoir si son mari avait le droit de venir manger chez nous en short – apparemment un problème était arrivé à son pantalon. Pourquoi refuserais-je ? Je ne veux plus recevoir ce genre de questions. Je ne veux pas que les gens viennent manger ma cuisine parce qu’elle a obtenu une étoile. Je veux qu’ils soient là parce que l’endroit est sympathique. Les clients doivent pouvoir venir comme ils sont, profiter de bons plats tout en ayant une bonne discussion entre eux. Je veux ouvrir un restaurant où je pourrais moi-même aller manger. C’est le meilleur moyen d’attirer des gens qui pourraient me plaire. C’est pour cela que mon nouveau restaurant s’appellera Cantine Copine. Je veux que les clients aient l’impression d’aller dîner chez leur pote, dans une ambiance posée – le genre d’endroit où ils pourraient aller eux-mêmes chercher un truc dans le frigo. Mais c’est typiquement le genre de lieu qui ne chope pas d’étoile.

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Pourtant le guide Michelin commence à donner des étoiles à des stands de streetfood ou de sushis, en dehors de l’Europe… Oui mais ici, le Michelin continue de la jouer tradi. Il y a toute une génération de chefs qui pense différemment. Ils font leur truc à leur façon, sans se préoccuper des standards du Michelin. D’autres font clairement les choses pour plaire au jury et obtenir une étoile.

Comment peut-on décliner une étoile Michelin ? En fait, quand le guide Michelin donne une étoile, on ne peut pas concrètement la refuser. C’est une institution vraiment opaque et très fermée. On ne peut même pas avoir une explication. Il n’y a aucun droit de réponse. Impossible d’entrer en contact avec eux.

J’ai déjà essayé de les contacter, mais c’est un parcours du combattant. On peut envoyer un courrier par la Poste adressé au « directeur du Guide Michelin », personne ne connaît son vrai nom. On ne peut que qu’espérer qu’il arrive ensuite sur le bon bureau. Moi, je n’ai jamais reçu de réponse. La seule chose à faire quand on ne veut plus son étoile, c’est de ne pas remplir le formulaire qu’on vous donne quand on en reçoit une autre. C’est dommage parce que l’idée de départ du Michelin était géniale pour les gens qui voyagent : on te vend des pneus et un guide des meilleurs restaus du coin. Aujourd’hui, les gens qui voyagent ont d’autres outils pour trouver des endroits où manger et le Michelin n’a pas su s’adapter.

J’ai lu que ton équipe sera entièrement féminine. Pourquoi ? Il se trouve qu’en ce moment, je ne travaille qu’avec des femmes – deux en cuisine et une en salle. Je vais garder cette équipe.

C’est mieux de ne bosser qu’avec des femmes ? Il y a une absence ostensible de testostérone. L’ambiance est bien plus tranquille et moins compétitive. Je trouve ça agréable. Je ne supporte pas les embrouilles et je me passe très bien des comportements machos.

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En tant que femme, c’est difficile de diriger une équipe masculine ? Ça dépend de la personnalité des hommes à gérer ainsi que de leur âge. Plus ils sont vieux ou ambitieux, moins ils acceptent mon autorité. Une fois, je travaillais avec un cuisinier qui était vraiment dominateur et arrogant. Mais il faisait deux fois ma taille, je ne pouvais pas lutter – surtout dans une cuisine pleine de couteaux bien aiguisés. J’ai dû le virer.

Pourquoi il y a si peu de femmes chefs ? Je pense que les femmes gèrent leur ambition différemment des hommes. Les hommes aiment prendre les commandes, tandis que les femmes doivent plus s’occuper de leur famille, c’est toujours vrai aujourd’hui. C’est difficile à combiner avec un restaurant. Moi, c’est différent car je ne dois pas m’occuper d’un foyer au sens classique du terme. Ce n’est pas que je voulais une équipe entièrement féminine. C’est accidentel. Quand je choisis un nouveau membre de l’équipe, c’est en fonction de sa personnalité et de ses compétences, je ne choisis pas en fonction de son genre.

Cet article a été préalablement publié en hollandais sur MUNCHIES NL