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Culture

Ma vie dans l’enfer de la télévision

On a demandé à un ancien du « Grand Journal », aujourd'hui chez Arte, si la télévision s'apprêtait à mourir.

Jusqu'ici, la télévision a été un média tout-puissant. En 2016, cette invention caractéristique du XXe siècle demeure le favori des 6,4 écrans que les foyers français possèdent en moyenne. Souvent pour le pire, la France est le pays où l'on consomme le plus de direct au monde. En 2013, le chiffre d'affaires du groupe TF1 s'élevait à quelque 2,47 milliards d'euros. Ses bénéfices avoisinaient les 200 millions.

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Mais la suprématie cathodique s'effrite. La télévision linéaire n'a plus le monopole sur la production et la diffusion des images, désormais notamment fragmentées sur YouTube ou Amazon Video. Mais aussi disponibles en streaming sur des écrans mobiles et individualisés. Pour Reed Hastings, le boss de Netflix, « la télévision aura disparu d'ici vingt ans ». Concurrencée par Internet, avant de l'être – dans un futur de plus en plus proche – par la réalité virtuelle, la télévision à écran plat ingénieusement placée devant le canapé du salon vit peut-être ses dernières heures.

Depuis le 12 avril 1992 et la fin de La Cinquième, les Français savent qu'une chaîne peut mourir. Avec les récentes disparitions de Jimmy, TF6, Stylia ou Cuisine+, le phénomène s'est sérieusement amplifié. La durée d'écoute moyenne – 3 h 41* - est en baisse depuis deux ans. Le taux d'équipement, lui aussi, recule : - 2 % par rapport à l'année dernière. Ce qui est peu mais significatif, lorsque l'on connaît les potentiels de développement des terminaux mobiles dans nos maisons**. En Chine, Inde, Russie, Corée du Sud ou en Turquie, on regarde déjà presque autant la télévision sur son smartphone ou son ordinateur que devant une vraie télé. « On a encore quelques containers d'écrans plats à vendre pour suivre les coupes du monde de football – mais les casques de réalité virtuelle, bracelets et autres montres connectées sont prêts à inonder le marché » dit-on en substance dans les usines d'un grand producteur de télévisions basé à Shenzhen, en Chine.

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En Europe, l'industrie télévisuelle emploie aujourd'hui, en interne ou non, plus de 600 000 personnes. Journaliste-producteur formé par Gérard Lefort, Philippe Collin est l'un d'eux. Il y a quelques années, Philippe mettait France Inter à sac, avec un show devenu culte : Panique au Mangin Palace*** . Depuis 2012, il cosigne – entre autres – l'émission Personne ne bouge ! sur Arte. Dernier artisan d'une tradition menacée – la télévision écrite –, j'ai demandé à Collin si la télévision pouvait, à court terme, redevenir un meuble. Apparemment, pas vraiment.

* Ramenée aux seuls téléspectateurs, la durée d'écoute monte à 4 h 33.

** De 2 % en 2010 à 65 % en 2018 juste pour les tablettes par exemple. Sources : Syndicat National de la Publicité Télévisée (Données 2015). Autres sources : Médiamétrie.

*** Dont l'intégralité des saisons est disponible sur le site Archive.org.

Photo via Flickr.

VICE : L'émission de Cyril Hanouna, Touche pas à mon poste sur D8, c'est du direct, et il est en train de sacrifier une génération entière dans un flot de rires hystériques.
Philippe Collin : Le mec est presque à deux millions de téléspectateurs par émission. C'est hallucinant. Et je trouve ça complètement irregardable.

Cela nous ramène à cette question : le direct est-il un truc ciblé pour le grand public ?
On nous vend la modernité comme une combinaison entre proximité et transparence. Le direct fait mime de pouvoir incarner cette combinaison dans les médias. Moi je suis dans le plaisir, la fiction. La vérité et la transparence, je m'en fiche. L'émotion, je ne pense pas qu'elle doive passer de fait par le truc de : « on est vous, on est ensemble pendant deux heures. »

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De fait, si tu veux être créatif, même modestement, tu ne peux pas faire du direct. C'est impossible. Montage, écriture, impossibilité de réenregistrer… C'est un format où tu es condamné à déprécier ta matière télévisuelle, et perdre en impact. Un mec comme Jimmy Fallon, sur son Tonight Show, bosse tout en amont. Les répliques, les vannes, c'est parfois même répété à l'avance avec les invités. Regarde-le faire rapper Daniel Radclife sur du Blackalicious, c'est trop cool. Mais son émission est ultra-préparée – c'est du faux direct.

Quel est le plus gros problème du direct, selon toi ?
Moi, je suis hyper impressionné par les gens qui font du direct en France. Franchement. Mais je pense qu'ils ne bossent pas assez. C'est l'autoroute de la promo. C'est l'une des raisons pour laquelle j'ai arrêté le 18-heures sur France Inter, d'ailleurs. J'avais l'impression d'être V.R.P. pour un centre culturel. Les invités ne viennent que pour vendre leur came. C'est effrayant ce glissement de la culture vers la retape. Partout. Tu ne peux rien demander en dehors de la promo.

Si tu passes à l'antenne, tu pars en sucette. C'est quasi irrémédiable quoi. Ça m'a effrayé.

Il me semble que tu avais déjà eu une expérience télévisuelle chez Canal auparavant.
J'ai bossé en tant que programmateur au Grand Journal. J'y réalisais également des petits portraits d'invités. Drôle d'histoire mon passage sur cette chaîne. J'y ai énormément appris, mais dans la douleur. C'est moi le fautif. Je pense que je n'avais pas totalement envisagé le lieu où j'arrivais. Il faut se souvenir que les sept, huit premières saisons du Grand Journal ont été très réussies. Tarantino venait en direct à l'époque. Leur pouvoir d'attraction était énorme, toutes les stars de la Terre y défilaient. Les Nuls étaient cultes sur Nulle Part Ailleurs mais je te garantis que le S.A.V. d'Omar et Fred l'est devenu aussi avec LGJ. Cette émission c'est une machine de guerre, t'as pas le temps de jouer. Faut taper large, être astucieux, satisfaire les annonceurs dans une assiette où il faut faire du chiffre d'audience et d'affaire. Mes choix, peut-être trop référencés ou pointus, ont rencontré des résistances.

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Oui. Ça devait être « la télévision », telle qu'on se l'imagine.
J'ai failli me noyer dans ce processus de production industriel. Et puis j'étais plus jeune. Un peu trop en colère peut-être, je ne sais pas… Mais j'ai pigé un truc là-bas. Le rythme de la télévision. Un rythme saccadé, frénétique, avec que des plans qui n'excèdent pas les trois secondes. C'est un vrai stroboscope d'images. J'ai essayé d'amener cette accélération en radio. Jusqu'à Personne Ne Bouge ! aujourd'hui.

Photo via Flickr.

Raconte-nous la genèse de Personne ne bouge . Comment imposer cela à la télé en 2016 ?
Alors que nous refermions doucement la page Panique au Mangin Palace sur Inter, de plus en plus de chaînes de télévision nous approchaient. Tout le monde, en fait – sauf TF1. D'Ardisson à M6, la marque Collin-Mauduit séduisait. Enfin notre ton, notre écriture. Ça a duré plusieurs mois. Je ne te cache pas que ces différentes demandes nous ont troublés. C'était étrange. On a quand même rencontré ces gens des programmes. En leur donnant une contrainte de travail, une condition préalable et non-négociable. On leur a dit : « On veut bien bosser avec vous, mais on n'apparaîtra jamais à l'écran. Vous ne verrez jamais nos gueules. »

Pourquoi imposer un tel truc ?
Pour ne pas devenir fou. Entre autres raisons.

La télé rend-elle fou ?
Je pense que le pétage de câble y est inéluctable, oui. Après, certains vont cramer une durite pendant plus ou moins longtemps, avec plus ou moins d'intensité. Mais l'exposition n'épargne personne. La machine est trop forte. Elle frappe même les meilleurs – je l'ai vu. Si tu passes à l'antenne, tu pars en sucette. C'est quasi irrémédiable quoi. Ça m'a effrayé. Et puis le travail d'écriture que nous menons est chronophage. Il demande un vrai engagement. Et c'est un travail d'équipe, d'artisans. Comment fédérer une telle équipe, si elle est mise au service d'intérêts personnels ou égocentrés ? C'est impossible. On aime faire de la télé mais on ne veut pas y être. Donc on se protège, on joue collectif.

Qu'est-ce qui rend le direct si chiant sur la télé française ? La promo, seulement ?
Non, parce qu'en fait les invités sont souvent plutôt chauds pour envisager la promo sous des angles créatifs, inattendus. Ça les fait kiffer en général. Le hic, c'est que huit fois sur dix, si tu fais partir une demande atypique, elle n'arrive pas jusqu'à l'artiste. Et si tu les contactes en direct, tu prends le risque de te faire grave taper sur les doigts. C'est un vrai problème. La faute, elle est du côté des opérateurs qui gravitent autour des artistes. Ce sont eux les freins. Producteurs, managers ou attachés de presse. Voilà les gens qui lissent les expositions médiatiques, et suscitent indirectement des formes de désintérêt de la part du téléspectateur.

Jusqu'où peut aller ce désintérêt selon toi ? Jusqu'à l'extinction complète de la télé ?
Jusqu'à la disparition de la notion de chaîne et de la diffusion linéaire, je crois. Au profit de programmes plus fragmentés. Mais la télévision ne va pas disparaître, c'est certain. Je n'y crois pas du tout. Un match de foot, je ne le regarderais jamais avec des lunettes 3D – je le regarderais toujours avec des potes. Alors que nos comportements s'individualisent en tout, je pense que les gens vont avoir besoin, plus que jamais, de partager des choses ensemble. Le football, le sport en général ou dans le cas le plus négatif, à l'opposé, les attaques sur Paris sont des événements que les gens ont besoin de vivre et de comprendre ensemble. On a besoin de repères et les médias vont avoir, plus que jamais, des rôles clefs à jouer. J'y crois. La puissance de rituel est tellement forte avec la télévision ! Je la vois mal redevenir un meuble.

Au début du vingtième siècle, on pensait que le cinéma aller tuer le théâtre. Lorsque la télévision est arrivée dans les foyers, on a alors dit que le cinéma allait mourir. Idem pour la radio, dont la mort a été annoncée mille fois. Aujourd'hui, tous ces médias existent encore, plus ou moins bien certes, mais aucun n'a disparu. Aucun.

Théophile est sur Twitter.