Prendre des photos de tout et n’importe quoi nique notre mémoire


Prenez une photo et prolongez l’instant ! Des visiteurs mitraillent La Jocondeau musée du Louvre. Photo via WikiMedia.

J’ai toujours pris beaucoup de photos, avant même qu’on puisse en stocker 4 000 dans un iPhone. Mes photos deviennent des artéfacts de mon expérience : des preuves irréfutables de ce que j’ai vu et vécu.

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Je sors toujours cette justification romancée pour ce qui est considéré comme une obstination digne des paparazzis à prendre le cliché parfait, même si je regarde avec le plus grand mépris les mitrailleurs compulsifs qui sortent leur appareil pour un oui ou pour un non. Alors ok, je n’ai peut-être pas la légitimité nécessaire pour dauber sur les têtes de cul qui me ruinent mes concerts quand ils tiennent en l’air leur téléphones devant moi afin de prendre des photos floues et des vidéos irregardables de ce qui se passe sur scène. Et pourtant, même si je prends moi aussi beaucoup de photos, il se trouve que cela m’énerve. Que cela me dégoûte parfois, quand je vois sur Instagram des clichés de bouffe ou de dîners chiants. Je maudis tous les touristes qui prennent en photo chaque peinture, sculpture et photo qu’ils croisent dans un musée, sans jamais lever les yeux de leur écran LCD. Je sais que je suis en train de râler, là, mais sérieux, posez-vous la question : qui va vouloir regarder ces photos ? Vous ? Certainement pas. Vos amis ? Encore moins. Peut-être votre mère, si elle vous aime trop.

En dépit de toute cette rage, je ne vaux pas mieux que les autres. Au musée, il y a des choses dont j’aimerais me souvenir : le tableau lubrique de Balthus de la jeune fille aux chats ou encore celui particulièrement moche de l’enfant Jésus datant de l’époque médiévale. Je les prends donc en photo, en espérant que la photo me permettra de réitérer l’expérience que j’ai vécue. Le fait de vouloir capturer un souvenir ne date pas d’aujourd’hui. Tout au long de l’histoire, les humains ont compté sur la technologie pour conserver des traces concrètes de ce que l’on a en tête. Des tablettes d’argile portant des inscriptions cunéiformes à la Torah en passant par les papyrus représentant les pharaons d’Égypte et les carnets de bord, on a toujours trouvé des moyens permettant de préserver des informations relatives à l’expérience humaine. Mais, cela semble n’avoir jamais été aussi simple et aussi bon marché qu’aujourd’hui, à une époque où on peut acheter pour moins d’une centaine d’euros un disque dur d’un térabit de stockage de la taille d’une calculatrice, et ainsi y stocker des milliers de photos qu’on ne prendra jamais la peine de remater.

Le fait de prendre des photos et de les stocker affecte-t-il notre mémoire ? Selon les psychologues, nos cerveaux absorbent beaucoup plus d’informations que ce qu’on essaie de retenir. Ils opèrent une sorte d’économie de la connaissance en effectuant constamment un calcul sur ce qui est le plus utile à conserver. Les scientifiques se sont longtemps penchés sur « l’effet direct d’oubli » : les gens seraient plus à même d’oublier les choses qu’ils savent être peu importantes. Dans une étude datant de 2011, les chercheurs ont trouvé qu’Internet boostait également cet effet : les sujets sont moins à même de se souvenir d’une information qu’ils vont pouvoir googler.

Cependant, j’ai toujours supposé que le fait de faire des photos tenait-lieu d’aide-mémoire, et me permettait de mieux mémoriser les lieux que je visitais, les événements auxquels j’assistais et les moments que je vivais ; mais il s’avère que ma tendance à sortir mon appareil photo pourrait au final saboter ma capacité à me souvenir de toutes ces choses. Dans un article publié dans la revue universitaire Psychological Memory et datant de décembre dernier, Linda Henkel, chercheuse à l’université de Fairfield, avance la théorie selon laquelle prendre une photo viendrait accélérer « l’effet direct d’oubli ». Son étude tend à montrer que les sujets qui photographient des objets précis dans un musée sont moins à même de se souvenir de ce qu’ils ont vu que lorsqu’ils n’utilisent pas leur appareil photo. « Lorsque les gens appuient sur le déclencheur, ils envoient un message à leur cerveau pour lui dire que l’appareil se souviendra de l’objet photographié à sa place », m’a-t-elle expliqué au téléphone. Cette sorte « d’effet de détérioration » ne s’annule que lorsque les sujets souhaitent photographier un détail de l’objet. Dans ce cas, les gens se souviennent de l’objet dans son intégralité autant que de ce petit détail.

S’il reste vrai que prendre des photos des soirées où on est bourré est souvent la seule et unique façon de se rappeler tous ces moments gênants où l’on a décidé de faire de la gymnastique en se suspendant aux barres du métro, c’est moins vrai pour les moments de sobriété. J’ai donc discuté avec Linda Henkel de la mémoire et de l’oubli, de la dualité entre l’œil et l’appareil photo et de la différence entre regarder un truc et le prendre en photo.

VICE : Je me renseignais sur l’effet de représentation, idée selon laquelle nous nous rappelons plus précisément des choses que l’on fait que des choses que l’on observe. J’ai toujours envisagé la photographie comme une action qui nous engage plutôt qu’une expérience passive, mais votre étude suggère que prendre des photos est un acte de pensée avant d’être une action physique.
Linda Henkel : J’ai commencé cette étude dans l’idée que prendre des photos pourrait éventuellement stimuler la mémoire. J’ai analysé la mémoire des gens à la source pour voir la fréquence à laquelle ils se souviennent d’avoir pris la photo lorsqu’ils prennent une photo, et à quelle fréquence ils se rappellent avoir regardé un objet lorsqu’ils ne faisaient que le regarder. Les souvenirs étaient à peu près les mêmes, il n’y avait pas de différence significative. Cela signifie que leur capacité à se souvenir de la manière dont ils ont expérimenté l’objet ne s’améliore pas lorsqu’ils prennent une photo.

Même si vous avez l’impression de faire un peu plus que regarder lorsque vous prenez une photo, ce n’est pas forcément le cas. Ce n’est qu’une étape de plus dans l’observation, et cela ne suffit pas à faire la différence.

Dans votre article, vous écrivez « l’œil de la caméra n’est pas celui de l’esprit ». Que voulez vous dire par là ?
Lors de ma première expérimentation, j’avais des gens qui regardaient un objet, qui prenaient en photo le tout. Dans la seconde expérimentation, il y avait des gens qui regardaient les objets, et d’autres qui utilisaient un appareil pour zoomer sur un tout petit détail dudit objet – sur les mains d’une statue ou le ciel d’une peinture, par exemple. On aurait pu croire qu’ils se souviendraient mieux du détail sur lequel ils ont zoomé, mais, en réalité, ils se souvenaient tout aussi bien des autres caractéristiques de l’objet. L’appareil photo prend des clichés instantanés de ce que vos yeux perçoivent, mais le cerveau humain est bien plus flexible qu’une simple machine. Avec votre cerveau, vous créez une représentation mentale de l’objet global. C’est cette trace que l’objet vous laisse. Les souvenirs de votre cerveau n’ont rien à voir avec la photo que vous avez prise.

Le snapshot devient une synecdoque de l’objet, ou une sorte de moyen mnémotechnique visuel.
Exactement. Et si par la suite vous regardez les photos, elles peuvent être un très bon rappel. Mais la vérité, c’est qu’on ne regarde pas ces photos. Je n’ai pas inclus cela dans mon étude – j’ai juste pris des photos sans donner aux sujets l’opportunité de les regarder par la suite. Si vous ne regardez pas ces photos, vous ne bénéficiez pas des avantages mnémotechniques. De la même façon que si vous ne jetez pas un œil à votre agenda, vous ne vous souviendrez pas mieux de vos rendez-vous.

Il y a une grande différence entre enregistrer une œuvre statique et enregistrer un moment vécu, qui, par nature, consiste à capturer le détail d’une chose plus globale.
Avec cette étude, je peux uniquement tirer des conclusions quant à la façon dont on se remémore des objets statiques. Je ne sais pas ce que donnerait cette étude si on photographie une scène ou un événement complexe. Peu de recherches ont été effectuées sur ce qu’on photographie dans la vie de tous les jours.

Pourrait-on mettre en place une étude pour voir s’il existe des situations où le fait de prendre une photo augmenterait notre capacité à mémoriser ? Peut-être qu’en regardant une photo au bout d’un laps de temps donné pourrait accroître la demi-vie d’un souvenir ?
Dans cette étude, j’ai tenté de manipuler un phénomène de la vie réelle : nous prenons des photos sans jamais les regarder par la suite. Je pense qu’il serait effectivement très intéressant d’étudier ce qui se passe quand vous attendez une semaine, par exemple, avant de regarder la photo. À mon avis, on observerait une légère différence sur le long terme. Mais ça peut aller dans les deux sens. Au fil du temps, la mémoire décline tellement qu’on ne se souvient pas de grand-chose. Il serait intéressant de voir à quel point le temps peut affecter la mémoire, avec ou sans photo d’ailleurs.

En indiquant aux sujets de votre étude de prendre des photos de choses qui ne les attirent pas naturellement, ne leur donnez-vous pas une raison de les oublier ?
Pour pouvoir contrôler un tant soit peu cette expérience, j’avais besoin d’indiquer aux sujets ce qu’ils devaient observer. Ils regardaient les objets pendant 25 secondes et ne savaient pas s’ils allaient devoir les prendre en photo ou non. Il est possible que vous soyez en face d’un objet suffisamment important pour vous pour vouloir le prendre en photo, et ce sentiment booste votre mémoire. Mais, encore une fois, vous pressez le bouton et de fait, vous poussez cet objet vers un dispositif de mémoire externe et donc, l’effet progressif de l’oubli aura quand même lieu. Nous avons encore besoin de mener une étude qui permettrait de comparer entre les photos qu’on a choisi de prendre et celles qu’on nous a imposées.

Cette étude a-t-elle changé votre façon de prendre des photos ?
Pas nécessairement. Mon père était photographe et j’ai toujours aimé prendre des photos. Je regarde parfois mes photos et j’ai toujours imprimé des portfolios. Mais je prends aussi des photos avec mon téléphone pour ne rien en faire par la suite. Au final, je fais comme tout le monde.