Il n’aura fallu que quelques années pour que la formation canadienne Preoccupations passe d’un jeune groupe prometteur de la scène indépendante de Calgary à l’une des figures de proue du renouveau post-punk à l’échelle internationale.
Né des cendres de Women, défunte formation art rock définitivement coulée par le décès du guitariste Christopher Reimer, le projet initialement nommé Viet Cong a vu le jour en 2012 lorsque le bassiste Matt Flagel a rassemblé ses comparses Mike Wallace à la batterie ainsi que Scott Munro et Daniel Christiansen à la guitare et aux synthétiseurs. Ensemble, ils ont mêlé leur bagage indie à une sombre formule post-punk ingénieusement anxiogène inspirée des bands britanniques de la fin des années 70 tels que This Heat et Joy Division. Grâce à la parution du surprenant EP Cassette et d’un impressionnant premier album homonyme paru en 2015, le groupe a su faire tourner les têtes et se tailler une place de choix parmi les Iceage, Savages, Protomartyr et Eagulls de ce monde.
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Cette notoriété n’est pas venue sans son lot de controverse, puisque le band s’est fait apostropher fortement lors de ses concerts pour son nom jugé raciste et accuser d’appropriation culturelle. Ne cherchant pas la provocation, Viet Cong devient Preoccupations en 2016. Cette même année, la formation présente un deuxième album homonyme, un projet musicalement tout aussi dense et torturé dans son style et son approche, ajoutant même des couches de noise au passage.
Fort de son succès dans le circuit indépendant, Preoccupations s’est retrouvé dans une spirale étourdissante de tournées, de consommation et d’isolement. Matt Flegel, le bassiste-chanteur et l’âme créatrice du groupe, a lui-même sombré dans un creux qu’il entretenait depuis quelque temps alors que le band se retrouvait dans des chambres d’hôtel à temps perdu pour composer le prochain chapitre de leur discographie. Nommé New Material, ce troisième album se veut une ode à la dépression. On a rencontré Matt pour en connaître davantage sur cette chute personnelle qui l’a mené à la création de l’œuvre qui se veut musicalement plus mélodieuse malgré son origine et ses thèmes lourds et glauques.
Même si les morceaux de Preoccupations ont toujours eu cette évidente marque d’obscurité et de tension, leur créateur avoue que les derniers mois auront été le théâtre d’une descente encore plus accentuée lors de la création de ce nouvel album. Son rythme de vie aura finalement eu le dessus sur sa productivité et sa créativité. « C’était la culmination de trois ou quatre ans de tournée incessante à être sur la route, jouer plus de 200 shows par année, ne jamais être à la maison, ne pas être capable de maintenir une relation, etc. À tout ça, on ajoute d’autres facteurs comme le fait de ne pas bien manger, mal dormir, etc. Il y a tout un paquet de shit qui a fini par me rattraper au fil du temps. J’ai finalement frappé un mur », explique-t-il.
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« Auparavant, je pouvais gérer tout ça. Je m’étais habitué. Je m’en sortais, mais, à un certain moment, l’été dernier, j’ai atteint le point où je ne voulais plus rien faire de tout ça. On était en plein milieu de l’enregistrement de cet album et je passais 15 heures par jour en studio à boire. Ce n’est pas une histoire atypique. »
Au centre de ce cycle de création, explique Matt, il y a essentiellement une fatigue généralisée et du désenchantement par rapport au fait que notre société est condamnée et que tout ce que nous entreprenons est futile, voué à disparaître. « Je pense que de trop y réfléchir est probablement une mauvaise idée. Chose que je fais moi-même. J’en suis tout à fait coupable. C’est ce qui a inspiré toutes les paroles sur cet album. »
Une obscurité qui se reflète dans le cahier de notes
Ces longs mois d’isolement maladif à explorer les recoins sombres de ses pensées auront marqué l’écriture de New Material au fer rouge. Si la musique prend un virage plus mélodique, les paroles sombrent dans les bas-fonds des réflexions troubles de Matt.
Sur le premier single, Espionage, le parolier aborde l’espionnage social qui a marqué les périodes de conflits, mais également le monde de la toile interconnectée où chacun d’entre nous peut se servir d’informations en ligne pour se saboter les uns les autres. Comme si la prophétie de George Orwell dans 1984 avait pris forme différemment. « Je pensais initialement à l’espionnage social de la Première Guerre mondiale, mais la thématique se transpose effectivement à tous les shit de réseaux sociaux qui se déroulent aujourd’hui. C’est clair. L’idée répond probablement encore mieux à notre ère que celle que j’avais en tête. »
La futilité de l’existence fait également partie des idées centrales de New Material. C’est ce qu’on constate quand on prête notamment l’oreille à Manipulation et Antidote (« to live is to suffer »). « J’imagine que la ligne directrice de l’album est le fait que le monde qu’on est en train de façonner tend graduellement à devenir la norme et qu’il faut s’y conformer. Ça peut se manifester de toutes sortes de façons. Par exemple, il y a le fait que tout est à propos de la manière dont on se présente soi-même. Les gens ne se prennent pas nécessairement en photo parce qu’ils veulent un souvenir pour eux-mêmes, mais surtout parce qu’ils vont pouvoir la publier sur leur compte Instagram pour que les autres voient qu’ils étaient là. L’intention est étrange à mes yeux. »
La noirceur des propos atteint même un point culminant sur Solace, une pièce qui imagine une fin apocalyptique du monde qu’on aurait provoquée. « Cette chanson est à propos d’une idée que j’ai eue de nous faire sauter nous-même, de faire table rase et repartir à neuf quelque part d’autre. C’est comme une façon de symboliser le fait qu’on a atteint un point de non-retour : passons à autre chose et recommençons ailleurs. En passant, je ne pense pas être particulièrement au-dessus de tout ce qui se passe. J’ai parfois l’impression de faire également partie du problème… »
Un effet harmonieux et libérateur
Si ce côté plus sombre et torturé du band fait surface dans ce lot de nouvelles chansons, il semble que, musicalement, sa touche new wave plus accrocheuse des années 80 à la The Cure ou encore Siouxsie and the Banshees vient contrebalancer le tout. « C’est drôle parce que j’ai l’impression que bon nombre des mélodies sont plus pop et accrocheuses, alors que les paroles sont encore plus sombres que celles sur n’importe quel autre de nos albums. On a enregistré une douzaine de chansons et, celles qu’on a gardées, c’est parce qu’on voulait conserver ce type de contraste entre les sonorités plus lumineuses et les thèmes ténébreux. »
Cet ingrédient plus harmonieux, c’est à force de chercher de nouveaux sons qu’ils l’ont développé. « C’était nous en train de bricoler les arrangements en studio. C’était nous en train de passer beaucoup trop de temps à trouver un son de batterie un peu bizarre. On a essayé de faire sonner un synthétiseur comme une guitare au point où ça sonne parfaitement comme une guitare, mais personne ne sait que ce n’est pas une guitare sauf nous… »
Même si l’usure mentale de la route aura été un élément fondateur de ses réflexions les plus troubles, Matt affirme que ce nouveau départ le stimule et incarne une espèce de renouveau libérateur pour le groupe. « Je suis vraiment excité de repartir sur la route pour la tournée. Maintenant qu’on a sorti cet album de nous et qu’on a les idées plus claires, les spectacles sont comme un exutoire tout comme l’enregistrement en était un. Je ne m’inquiète pas pour ça. Cette fois-ci, on connaît nos barrières et on sait qu’on doit prendre des jours off. Pour nous, c’est un nouveau départ. »
Le troisième album de Preoccupations, New Material, est maintenant en vente en magasins et sur toutes les plateformes.
Le groupe sera de passage le 16 avril au Théâtre Plaza de Montréal pour présenter les nouveaux morceaux de ce nouveau projet.