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Culture

On m'a payé 40 euros de l'heure pour « gérer des live-tweets »

Comment les jobs de merde peuvent s'avérer être le meilleur hustle de la génération Y.

L'année 2015 vient de débuter, et le marché de l'emploi français est aussi neurasthénique qu'un album de Radiohead. Alors certes, le ministre de l'économie Emmanuel Macron souhaite aux jeunes « de devenir milliardaire », mais j'ai l'intuition que pour ma part, je suis sur la mauvaise pente. Résultat, alors que mes anciens professeurs insistaient sur mon appartenance à l'élite intellectuelle française, je me suis retrouvé en septembre 2014 à démarrer un nouveau cycle universitaire. Et pour pouvoir le financer, j'ai dû trouver un job en marge des cours.

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C'est comme ça que je me suis retrouvé à travailler pour le compte d'une grosse société de communication digitale en échange d'un salaire indécent : 40 euros de l'heure. Mon poste officiel était « employé à la veille stratégique ».

Cette acception fourre-tout renvoyait en réalité à vérifier ce que l'on disait de la société sur Internet et à « gérer les live-tweets » d'une agence française, le tout depuis chez moi. Pour ce faire, je m'aidais de logiciels faisant le tri dans la data tentaculaire afin d'en extraire la substantifique moelle. Mon job était de séparer ce qui concernait l'agence de toutes les données inutiles qui pullulent sur le web – des commentaires sur Facebook jusqu'à d'obscurs sites conspirationnistes canadiens. Cependant, ce qui s'annonçait déjà comme un nouvel échec à l'échelle de ma vie s'est peu à peu révélé comme un moyen simple et pas trop chiant de remplir mon frigo.

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Ma journée type était la suivante : je me levais vers 11 heures, passais l'heure suivante à traîner dans mon lit en alternant pornos et reportages sur Arte, puis j'avalais quelques carottes râpées avant de me mettre au travail. Installé dans mon fauteuil, je traînais quelques minutes sur YouTube afin de trouver un album à la tonalité propice au labeur. J'avais une préférence pour la B.O. d' Interstellar et Blondie.

La voix de Debbie Harry accompagnait donc les deux à trois heures que je passais sur le net à déceler sur la toile la présence des termes concernant l'agence qui m'employait. Je profitais de cet espace de liberté pour limer mes ongles, ou regarder les clochards en bas de chez moi se battre pour une cigarette. Vous pensez peut-être que cette tâche était rébarbative. Elle l'était. Mais j'ai rarement été aussi concerné par un travail. J'apprenais chaque jour des trucs, jamais essentiels, comme l'existence de l'Alternative für Deutschland, un parti eurosceptique allemand militant pour la disparition de l'euro. J'ai pu également m'intéresser au destin des membres de l'Association Française des Diabétiques, jamais satisfaits par les politiques de santé.

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L'autre partie du job consistait à m'occuper de commenter en direct les différentes conférences organisées par l'agence partout dans le monde. Je devais donc live-tweeter les phrases les plus marquantes prononcées par les intervenants. Une nouvelle fois, je me suis senti plutôt impliqué. Les invités y étaient sans doute pour beaucoup. La plupart, des éminences du milieu telles qu'Anne Paugam ou Claude Périou évitaient les poncifs paternalistes propres au segment de la communication, du type « l'argent, ça se mérite. »

Si j'ai réalisé à ce moment-là que j'étais vraiment trop payé, mon surmoi n'a cependant pas varié d'un iota. J'ai peu à peu pris goût à cette tâche, un peu comme on prend goût à l'eau pétillante ou aux films de Michael Bay.

Un jour, j'ai dû quitter mon appartement pour me rendre à l'une des conférences afin d'être au plus près de cet événement peu médiatique. Je me suis retrouvé au milieu d'une centaine de personnes, toutes mieux habillées les unes que les autres et prêtes à prendre part à la conférence du jour. Elle avait lieu au cœur du Pavillon Gabriel, le lieu où est tournée l'émission Vivement Dimanche. Après avoir profité du gargantuesque petit-déjeuner offert aux participants, j'ai passé près de quatre heures à résumer les longs discours argumentés en quelques « phrases chocs ». Je repense encore à ce type brillant, d'une quarantaine d'années, qui avait passé pas mal de temps à prouver que le nombre d'employés dans une entreprise modifiait son fonctionnement. J'avais résumé le tout en une formule liminaire : « La taille d'une entreprise peut l'obliger à repenser sa prise de décision ».

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Si j'ai réalisé à ce moment-là que j'étais vraiment trop payé, mon surmoi n'a cependant pas varié d'un iota. J'ai peu à peu pris goût à cette tâche, un peu comme on prend goût à l'eau pétillante ou aux films de Michael Bay. Et je me suis peu à peu mis à considérer ce prétendu bullshit job comme un vrai boulot.

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Si certains associent les bullshit jobs avec l'avènement d'une série de métiers à la dénomination floue, c'est aussi par nostalgie. C'est ce discours qui prétend que « c'était mieux avant », une époque où les travailleurs produisaient des biens visibles et palpables. Mais aujourd'hui, à un moment de l'Histoire où l'économie de marché menace de s'éteindre à tout moment, il est assez rare de tomber sur une offre de Pôle Emploi mêlant les termes « industrie », « bien rémunéré » et « non répétitif » – du moins, dans mon domaine de compétences. Alors pourquoi continuer à prétendre que passer une journée de travail devant un ordinateur serait symptomatique de la prétendue nullité de ma génération ?

À dire vrai, le seul truc vraiment terrifiant dans ce job concernait ma position de simplificateur de l'extrême. Je me suis plusieurs fois retrouvé à synthétiser une pensée développée sur plusieurs minutes en une phrase d'une dizaine de mots. Alors que j'étais à mon poste, un type du MIT s'est mis à disserter avec brio pendant dix bonnes minutes sur l'avenir des politiques énergétiques. Qu'ai-je fait de mon côté ? J'ai écrit : « Il n'y a que deux possibilités pour le futur : une croissance 0 ou une croissance verte. » Le tout suivi de hashtags divers et variés.

Je me mets à la place de ce brillant cerveau, qui aurait sans doute été atterré de savoir que mon job consistait à simplifier un discours qu'il avait mis plusieurs jours à rédiger. Sauf que je n'ai jamais prétendu à la reconnaissance posthume. Aujourd'hui, on se souvient encore de types comme Mendel, Pasteur ou Keynes. À l'avenir, je doute que quiconque cite dans l'une de ses copies le nom du conseiller en communication Stéphane Fouks ou évoque le rôle de Publicis dans l'avènement d'un monde meilleur. Et pour cause, eux les premiers ne l'ont jamais envisagé.

En 2015, le fait de révéler que son travail a un quelconque rapport avec Twitter suffit pour être taxé de pestiféré. Pour mes proches, j'étais vu comme le membre d'une race dégénérée. La vacuité faite homme. Et en effet, que me reste-t-il de ce mois passé à parler du développement économique du secteur photovoltaïque en Tunisie ? Pas grand-chose. Mais aussi sans doute la conviction que toutes les bonnes choses ont une fin – comme le dit avec justesse Nelly Furtado. J'ai apprécié ce job débile car je savais qu'il était éphémère.

Bien sûr, ces 40 euros de l'heure ne m'auront pas servi à économiser pour mes vacances de l'été prochain. J'ai consommé, j'ai gaspillé, j'ai laissé s'envoler des dizaines d'euros dans des cocktails dégueulasses. J'ai vécu en évitant de schématiser ma vie comme si celle-ci était un tableau croisé dynamique digne des plus beaux fichiers Excel. Maintenant, tandis que mon compte en banque est revenu à son état normal – c'est-à-dire : désastreux –, une question me taraude. Pourrais-je un jour exercer un travail que je trouve 100% satisfaisant ? En écrivant cela, je me rends compte de la naïveté de cette question. Après tout être un live-tweeteur, ce n'est pas si mal.

Romain est sur Twitter.