Les poissons réapparaissent peu à peu dans la mer fantôme d’Aral

On roulait depuis environ une heure quand on a décidé de s’arrêter. Le voyage à travers le désert s’était avéré épuisant, mais il nous avait permis de nous faire une meilleure idée des environs. L’écologiste Magzhan Tursinbayev, mon guide du jour, est sorti du 4×4 et a pointé l’horizon du doigt tout en allumant une clope. « Autrefois, la mer recouvrait tout. Maintenant, regarde ce qu’il reste… rien », m’a-t-il dit devant la vaste étendue de vide lunaire qui se trouvait sous nos yeux.

Magzhan a grandi près de la ville d’Aralsk et a passé la plus grande partie de sa vie à travailler sur des projets liés à la disparition de la mer d’Aral. Malgré le temps qu’il a passé dans cet endroit, Magzhan est toujours surpris par l’assèchement de la mer : « C’est dingue, n’est-ce-pas ? On se croirait sur une autre planète. »

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Cette zone était auparavant un lac d’eau salée

La mer d’Aral est en fait un lac d’eau salée qui recouvrait autrefois 68 000 km carrés, entre le Kazakhstan au nord et l’Ouzbékistan au sud. Aujourd’hui elle n’est plus que l‘ombre d’elle-même, après s’être divisée en deux moitiés nord et sud en 1986. L’étendue de la mer a commencé à rétrécir dans les années 1960, quand l’Union soviétique a décidé de détourner les rivières qui s’y jetaient pour irriguer les champs de coton situés plus au sud. Le coton était l’une des cultures les plus importantes à l’époque soviétique, et Moscou se concentrait uniquement sur la croissance économique, laissant de côté les préoccupations environnementales. La mer d’Aral est l’une des pires catastrophes écologiques de la planète : c’est devenu un désert semi-apocalyptique fait de poussière et de regrets.

Alors que l’eau continuait à diminuer, la mer est devenue si salée que les poissons d’eau douce ont été incapables de survivre. La majeure partie de l’activité économique du coin tournait autour des produits de la mer, mais la disparition de l’eau et des poissons a entraîné la disparition des emplois. Plusieurs familles habitant les villages voisins ont dû déménager. Pour ceux qui sont restés, les années ont été rudes. Ils ont dû non seulement faire face à des difficultés économiques, mais ils ont également connu des problèmes de santé à cause des résidus de pesticides et d’engrais qui se sont déposés au fond de la mer et diffusés dans l’air à cause du vent. Vivre dans une région rurale et dépendre des revenus de la mer est difficile partout dans le monde, mais lorsque l’eau et les poissons ont presque totalement disparu, la survie devient ardue.


Zhalanash

Zhalanash est un village de quelques milliers d’habitants qui a réussi à se maintenir au milieu de la misère. Zhalanash était autrefois un village de pêcheurs qui donnait sur la mer. Aujourd’hui il donne sur le fameux cimetière de bateaux (qui n’est plus vraiment un cimetière aujourd’hui puisque la plupart des navires ont été récupérés par les habitants et les pièces vendues pour la ferraille).

Il n’y a pas grand-chose à Zhalanash, à part quelques maisons vieillissantes, du sable et des poteaux téléphoniques. Mais les gens ici sont des survivants, et quand l’industrie de la pêche s’est effondrée, de nombreux habitants ont survécu grâce à l’élevage du bétail. Il n’est pas rare de voir des troupeaux de chevaux et de moutons se balader sur les fonds marins asséchés, mais l’animal d’élevage le plus répandu est le chameau. Naturellement, il n’y a pas grand-chose à faire à Zhalanash, mais la plupart des villageois disent que les seules options qui leur restent sont soit de se rabattre sur l’élevage de bétail, soit de quitter la ville pour trouver du travail saisonnier, soit de vivre dans la misère la plus crasse.

Mais, au cours de ces dernières années, l’une des pires catastrophes écologiques mondiales a fait l’objet d’initiatives optimistes. En 2003, le gouvernement du Kazakhstan, appuyé par la Banque Mondiale, a planché sur le projet commun de 63 millions d’euros pour le rétablissement de la mer d’Aral du Nord. L’objectif de ce projet était la construction du barrage de Kokaral, achevé en 2005. Le barrage permet à l’eau de s’accumuler dans la partie nord de la mer d’Aral afin de favoriser l’agriculture et la vie de poissons dans cette zone. Jusque-là, les résultats ont été encourageants. Les pêcheurs recommencent à trouver du poisson dans leurs filets et l’eau commence même à remonter doucement vers le vieux port d’Aral.


La cabane en boue d’un pêcheur

Sur le littoral de la mer d’Aral du Nord, on perçoit à nouveau quelques signes de vie. Bien que de petits bateaux de pêche voguent à la surface et que quelques huttes de boue se laissent observer, la plupart des pêcheurs viennent des villages des environs et une équipe travaille généralement trois ou quatre jours d’affilée avant de vendre ses prises et rentrer au bercail. Les huttes de boue servent au repos des pêcheurs entre chaque rotation. Alors que j’admirais la mer, j’ai été invité à l’intérieur d’une hutte par Nurlan – le capitaine d’un équipage – afin de me protéger du froid.


Nurlan (à gauche) et son équipage

Les années ne l’ont pas épargné : Nurlan approche de la quarantaine, mais il ressemble à un mec de cinquante balais. Après avoir papoté, bu quelques tasses de thé et une vodka, Nurlan m’a raconté ce qu’avait été sa vie. « Les années 1990 ont été une époque très difficile pour tous les habitants du Kazakhstan, et surtout pour ceux qui habitaient près de la mer », m’a-t-il dit.

« Non seulement l’URSS s’est effondrée, mais la mer s’est asséchée et est devenue trop salée. La plupart des gens ont foutu le camp pour trouver du travail, et ceux qui sont restés ont fait leur possible pour survivre », m’a-t-il raconté en finissant le dernier morceau de lapin grillé que lui et son équipage s’étaient partagé pour le déjeuner. « Il y a dix ans, il était très difficile de s’en sortir financièrement pour un pêcheur. »

Cependant, malgré les souffrances engendrées par la mer d’Aral, les effets positifs des projets de rétablissement se font déjà sentir. « Les conditions se sont améliorées et à présents nos prises sont assez importantes pour qu’on puisse faire vivre nos familles », a dit Nurlan en parlant de la désalinisation de l’eau et du nombre de poissons en augmentation depuis l’achèvement du barrage de Kokaral. Il a ensuite ajouté : « La vie reste difficile, mais le retour du poisson rend nos vies plus simples qu’avant. »

À Aral, l’eau est loin, mais loin des yeux ne signifie pas loin du cœur. Les statues à l’effigie de pêcheurs sont toujours présentes dans la ville et quelques navires restent amarrés dans le vieux port comme un témoignage du passé. Mais malgré les progrès réalisés depuis la construction du barrage, les choses sont loin de redevenir comme avant. Au cours de l’époque soviétique, Aral était un centre économique régional. Aujourd’hui, tout ce qui reste de cet héritage sont des usines désaffectées et des grues rouillées. La région de la mer d’Aral a le taux de chômage le plus élevé de tout le Kazakhstan, et de plus en plus de gens quittent la région chaque année dans l’espoir de trouver ailleurs une meilleure qualité de vie.

La construction d’un deuxième barrage a été prévue, toujours financée par la Banque mondiale et le gouvernement kazakh, afin de revitaliser davantage la région. Cependant, le projet est pour l’instant en suspens, dans l’attente d’un accord concernant son financement. Et si le barrage permet à la mer d’Aral du Nord de croître, il limite aussi l’eau qui s’écoule dans la mer d’Aral du Sud, en Ouzbékistan. En plus de ça, le gouvernement ouzbek semble n’avoir que peu d’intérêt pour l’état de la mer d’Aral du Sud et continue même à drainer son eau afin d’irriguer ses champs de coton. La mer d’Aral pourrait renaître, mais pour que la moitié nord puisse vivre, il faudrait que la moitié sud meure.


La fresque de la gare d’Aral

L’eau et les poissons ont joué un rôle historique primordial dans la région ; même la gare arbore toujours une vieille fresque soviétique qui représente des habitants d’Aral fournissant du poisson aux Russes en pleine période de disette. En parlant aux habitants, on comprend aisément que tout le monde est obsédé par le jour où l’eau reviendra enfin dans la région. Les estimations divergent, mais la plupart s’accordent à dire que ça sera vers 2020. En attendant, les habitants de la région autour de la mer d’Aral feront ce qu’ils ont fait depuis que ce gâchis a commencé : trouver des moyens de survivre.