Music

Alors Antinote, ça fait quoi d’être un label libre et désinhibé depuis 10 piges ?

Ou comment survivre au Covid, à une économie précaire et aux modes éphémères lorsqu’on est un excellent label de musique électronique.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR
Antinote
Illustration de la compilation fêtant les 10 ans d'Antinote.

Dans la vie de tout un chacun, vient fatalement ce moment où l’on n’est plus trop jouasse de fêter son anniversaire, encore moins de le crier sur tous les toits. Passé un certain âge, on commence même à entrer dans une forme de doux déni, en voulant faire croire aux autres ainsi qu’à soi-même qu’on a toujours 18 ans, alors que le corps, lui, ne trompe absolument personne.

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À l’échelle d’un label de musique à l’esthétique affirmée et à la force de frappe commerciale relative tel qu’Antinote, le cap des dix ans, ce n’est pas encore le moment pour se regarder dans le miroir en pleurant sur ses vertes années, mais ce n’est plus vraiment non plus le temps des fêtes galantes et des courses dans l’herbe avec une pâquerette dans la bouche au ralenti. Alors quoi ?

Son maître-d’œuvre Zaltan, Quentin Vandewalle de son vrai nom, le reconnaît en substance : « C’est vrai que dix ans, c’est un peu bâtard. A priori ce n’est pas le moment le plus sexy, t’as un peu le cul entre deux chaises. Limite, tu te dis que c’était cool il y a dix ans. » Ce qui n’empêche pas, loin s’en faut, le crew parisien d’avoir préparé pour l’occasion une bamboche d’anniversaire digne de ce nom en décembre dernier à la Station Gare des Mines, avec la compile qui va avec, la tournée des copains et les T-shirts de circonstance.

Dix ans, c’est aussi le moment de se poser sur ses bases, d’observer le chemin parcouru, souvent contre vents et marées (et Covid), dans cette économie si précaire (d’aucuns parleraient volontiers de gouffre financier) que constitue l’écosystème d’un petit label indépendant parisien de musique électronique de qualité, pointue et défricheuse à la fois. Mais aussi, on ne le soulignera sans doute jamais assez, assez gol-ri en esprit en ce qui concerne Antinote.

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Le petit pas de côté est un des traits caractéristiques de la maison-mère depuis ses débuts : sortir des skeuds de musique de club, pas vraiment pour les gens qui vont en club, ou alors qui y vont en tongs ou en chaussettes, sans oublier le pyjama sous la tenue de soirée – Zaltan parle encore aujourd’hui volontiers de « living room club music » pour décrire sa petite entreprise.

« Jusqu’ici, je sortais surtout la musique de mes potes ou de personnes que j’avais croisées, mais là je me suis enfin décidé à ouvrir ma messagerie SoundCloud et à aller voir ailleurs » - Zaltan

Quelque chose de l’ordre du cocon familier, de la musique de chambre (ou en robe de chambre donc), qui a vraiment pris la mesure de sa multiplicité formelle autour de 2015, une des années les plus fastes et plurielles du label par ailleurs, notamment à travers la sortie du disque Comme ça du mystérieux letton Domenique Dumont. Pour le coup, ce disque-là ne faisait même plus semblant d’être de la musique de danse, plutôt un coquillage renfermant de vastes échos d’exotica de piscine et de chansonnettes en simili-français. 

Disque qui devenait, par la même occasion et un concours de circonstances certain, la sortie la plus vendue du label, Zaltan comprenant sans doute pour de bon désormais qu’il pouvait vraiment tout se permettre artistiquement : « C’est vrai qu’on peut dire que c’était un moment-charnière, dans le sens où je ne savais pas trop où j’allais avec cette sortie. Jusqu’ici, je sortais surtout la musique de mes potes ou de personnes que j’avais croisées, mais là je me suis enfin décidé à ouvrir ma messagerie SoundCloud et aller voir ailleurs. Et puis ça n’était pas trop le son du label, mais au final on a vendu tous les exemplaires en 24h. C’était la première vraie belle vente du label. »

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Nombre de sous-genres « incongrus » de la musique électronique étaient représentés dès le départ chez Antinote : en 2013, lorsque le label ne comptait que trois sorties au compteur et que l’influent média anglais Resident Advisor avait décidé d’en faire le label du mois, on y trouvait aussi bien de la techno granuleuse au souffle de cassette, de la synth pop monoï et sable chaud que de la house mystique et désinhibée.

Difficile donc d’établir un vrai plan de vol, mais c’est peut-être en ça qu’Antinote a apporté quelque chose à l’époque, même s’ils n’étaient pas les seuls à le faire alors : une forme de décontraction dans le mouvement, une absence de rigidité qui a permis à beaucoup de se délester de leurs complexes et/ou de leurs inhibitions en musique.

Il faut remettre les choses dans leur contexte : si cette soif de mélange des genres et des humeurs est quelque chose de parfaitement assimilable (et même fortement recommandé) dans la musique d’aujourd’hui, cette manie du coup de guidon intempestif relevait de la douce incongruité dans le paysage des labels français (et a fortiori parisiens) il y a de cela dix ans. Pour autant, varier les plaisirs et les affects n’était pas non plus de l’ordre de l’hérésie : c’était juste plus compliqué à catégoriser dans les bacs à disque.

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« J'ai construit ce catalogue comme j'irais acheter des skeuds chez un disquaire. Quand je sors un disque, il faut que j’ai envie de l’acheter comme je le ferais pour un label que je suis régulièrement » - Zaltan

Zaltan a toujours réfléchi autrement, et si on peut déceler un dénominateur commun, celui-ci se place avant tout sur un curseur affectif et géographique, plus que véritablement esthétique : « J'ai construit ce catalogue comme j'irais acheter des skeuds chez un disquaire. Comme si j’allais passer le week-end à faire 3-4 spots et acheter plein de disques complètement différents. Je me suis toujours mis à la place de mon auditeur, en essayant de ne pas trop multiplier les sorties non plus. On ne peut pas tout suivre tout le temps. Du coup, je me dis que quand je sors un disque, il faut que j’ai envie de l’acheter, comme je le ferais pour un label que je suis régulièrement. »

Lors de son lancement en 2012, Antinote était donc avant tout une affaire de copains de quartier : dans le sillage du bar à vin Le Baron Rouge près de la place d’Aligre et du disquaire Vinyl Office situé à deux pas, Antinote a vu le jour avant tout parce que Zaltan s’était pris de passion pour les inédits de Iueke, alias Gwen Jamois, dandy feutré qui avait été un jour le colocataire d’Aphex Twin à Londres dans les années 90. Le label est né de la volonté d’exhumer les bijoux de techno rugueuse à l’esprit libre que Iueke avait failli sortir sur le label de l’illustre Anglais et qui étaient restés dans le placard durant de longues années.

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D’autres sorties, parmi lesquelles D.K, Syracuse, Geena, Stéphane Laporte, qui ont vite prouvé qu’on n’avait pas affaire qu’à trois potes du XIe arrondissement qui se battaient en duel, mais bel et bien au son multiple d’une période donnée, une façon d’aborder la musique de manière réjouissante, décomplexée et savamment excentrique.

Ce qui a amené certains à se demander, entre un disque de house sautillante (Geena), un autre de musique synthétique italienne (Imaginary Choreography de Paki et Visnadi), de l’electronic body music lubrique (Succhiamo) ou encore de l’électronique lo-fi et psychédélique (Stéphane Laporte), si Zaltan n’avait pas envie de foutre un peu la merde. Par ailleurs, il le reconnaît lui-même : « J'aime bien les recoins de catalogue, ça fait aussi écho à une envie que j’ai de sortir pas mal de disques, d'avoir un back catalogue fourni dans lequel tu peux digger. C’est sûrement le côté planqué, moins évident, que je kiffe. »

En cette soirée absolument glaciale de décembre, au moment où le crew Antinote fête donc son anniversaire à la Station-Gare-Des-Mines à Paris, on se rend compte que le label a su dépasser depuis longtemps la simple sensation de saison, ou ce plaisir un peu puéril de chercher le petit pas de côté uniquement pour se démarquer du tout-venant. Les vagues synthétiques de Nico Motte, l’homme qui s’occupe par ailleurs de toute la partie graphique du label (dont les pochettes sont particulièrement soignées), permettent d’aborder la soirée sereinement, Zaltan me glisse que « c’est le meilleur DJ du monde ». 

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Toutes les couleurs et les humeurs du label sont représentées : alors qu’en bas, la techno sombre et visqueuse de Iueke ne pourrait sans doute pas mieux s’ébrouer que dans un sous-sol mal éclairé, à l’étage du haut, Epsilove de feu Syracuse sort un saxophone pour un live déstructuré, suivie de près par Zaltan et Low Jack, lesquels se déchaînent dans un DJ set en sortant des bangers 90’s d’on ne sait trop où. Zaltan se met torse nu, on n’est pas loin d’un « faites tourner les serviettes » versant techno.

La salle est pleine à craquer, alors qu’on a nous-mêmes failli ne pas mettre le nez dehors tellement on se les caillait. Vient alors forcément cette question : comment expliquer cet engouement, un tel lâcher-prise après dix ans, et cette impression de fraîcheur retrouvée constamment renouvelée ? Quelque chose dans le geste d’Antinote fait invariablement penser qu’on est constamment à cheval entre deux humeurs a priori contradictoires : d’un côté, la franche rigolade, et de l’autre, le sérieux à toujours aller chiner la rareté.

Pointue et amusée, c’est également comme ça qu’on pourrait résumer l’éducation personnelle, artistique et musicale de Zaltan. De son propre aveu, c’est un prof d’histoire-géo un peu iconoclaste qui l’a initié à des sommités comme Kraftwerk, Throbbing Gristle en passant par Christian Marclay. Il cite aussi des virées chez Bimbo Tower, le disquaire parisien friand de musique extrêmement rare, pointue et déviante à la fois, puis, plus tard, la rencontre de figures à la fois amies et tutélaires plus âgées en la personne de vieux routards des platines. Sans oublier son paternel, fan de curiosités françaises très cheesy, dont Zaltan se foutait de la gueule lorsqu’il était ado, mais qu’il a appris à aimer depuis, à l’image de Bambou d’Alain Chamfort.

Il n’est ainsi pas étonnant de croiser une reprise cocotier de La Dolce Vita de Christophe par Domenique Dumont sur la compilation-anniversaire d’Antinote. Il n’est pas non plus étonnant d’apprendre que Zaltan vise la durée de vie et l’endurance créative d’un Crammed Discs, ce label belge ô combien culte et au catalogue toujours hardi depuis 1981 : « Ce qui est top, c'est que Marc Hollander est toujours là. Quand tu vois les gens à qui il fait appel, même pour des remixes, c'est hyper pointu. Et quand tu vois depuis quand ils durent, ça me donne aussi l'espoir que je puisse faire ça toute ma vie. »

Et lorsqu’on l’entend, au hasard, parler d’une de ses rencontres capitales avec Xavier DDD du disquaire Dizonord, avec une décontraction et une spontanéité non feintes, on se dit que la désinvolture peut parfois mener loin : « Je vais chez lui, il habitait à Suresnes, je lui achète un disque, c'était un Drexcya. Son père avait fait un poulet basquaise, je suis resté tout le week-end ». Cette anecdote, au fond, résume assez bien l’image qu’on se fait désormais du label : on y entre parce qu’on y a vu de la lumière, l’ambiance est plutôt sympa et la musique engageante, donc on se dit qu’on y resterait bien un peu plus. Jusqu’à avoir le sentiment, sans trop faire gaffe, qu’on y a toujours habité.

La compilation 10 Years of Loving Notes est sortie le 25 novembre sur le label Antinote. Elle est disponible par ici

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