Yousry Nasrallah est une pointure du cinéma égyptien. Tout au long de sa filmographie, l’ancien assistant de Youssef Chahine, aura exploré les mutations d’une société face à la montée du rigorisme religieux ou les affres de la crise économique. Dans son dernier long-métrage, Le ruisseau, le pré vert et le doux visage, Nasrallah s’attaque au vaudeville et suit durant fêtes et mariages, une famille de cuisiniers, Yehia, le père, et ses fils, Refaat et Galal.
Dans les banquets de la ville de Belkas, la cuisine endosse plusieurs fonctions. Elle est d’abord un moyen de séduction ; dans le regard plutôt évocateur d’une des demoiselles d’honneur qui demande au chef de lui « apprendre à faire de la pâte à pizza » ou les différents plats concoctés par Refaat pour déclarer sa flamme à Shadia.
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La nourriture prend une dimension plus politique quand Farid, homme d’affaires de la région, et sa riche épouse proposent de racheter le commerce des Al-Tabakh. Nasrallah dénonce avec pas mal d’humour cette bourgeoisie qui piétine l’histoire et préfère vendre des burgers plutôt que de s’intéresser à son propre patrimoine culinaire.
Du coup, MUNCHIES est allé poser quelques questions au cinéaste sur sa manière de voir la bouffe, de la consommer, de la filmer et de la cuisiner. On lui a aussi demandé d’expliquer pourquoi le « mezilikia » était le plat ultime pour draguer.
MUNCHIES : Bonjour Yousry, pourquoi avoir choisi de vous intéresser à une famille de restaurateurs ?Yousry Nasrallah : Il y a une scène miraculeuse dans Le Déjeuner sur l’herbe de Jean Renoir qui a été pour moi une révélation. Ils ont préparé un gigot et, quand vient le moment de le consommer, idée de génie, ils filment en gros plan un acteur extraordinaire [Paul Meurisse qui joue le professeur Étienne Alexis] totalement affamé et salivant. Là, vous avez vraiment faim et il y a un rapport extrêmement vrai et sensuel à la nourriture. Elle ne symbolise rien d’autre qu’elle-même. Elle est ce qu’elle est ; un plaisir. Et s’il y a une manière de décrire la façon dont j’ai voulu traiter la nourriture, au-delà des symboles de séduction, de classes sociales, cela vient de cette scène. Je voulais que les aliments apparaissent comme dans le film de Renoir, que les ingrédients soient filmés tel qu’ils sont pour donner l’occasion au spectateur d’imaginer à quoi ils ressembleraient une fois cuisinés.
Quand Shadia prononce le nom du mezilikia, c’est aussi une manière de dire à Refaat qu’elle est encore une femme. Et il comprend le message.
Pourquoi avoir choisi le mezilikia comme plat symbolique ? Parce que c’est un plat étranger. Tous les cuisiniers ne le connaissent pas forcément. Il demande une certaine ouverture d’esprit. Il vient de Grèce et d’une époque où l’Égypte était extrêmement cosmopolite, dans la société comme en cuisine. Par son métier, Refaat a cette culture. La seule nuance, c’est qu’ici, on remplace le vin par du vinaigre. Le fait d’avoir choisi le mezilikia, c’est aussi parce que la recette est à base d’abats, de foie et de rognons. Normalement il faut des couilles d’agneau mais je vous ai épargné ça. C’est un plat aphrodisiaque et très sensuel. Quand Shadia prononce le nom du mezilikia, c’est aussi une manière de dire à Refaat qu’elle est encore une femme. Et il comprend le message.
Vous avez dit que, dans votre film, la cuisine a plusieurs fonctions… Il n’y a pas beaucoup de scènes où on voit les personnages manger. Il y a ces deux moments de séduction entre Shadia et Refaat avec le mezilikia et le ruqaq. Il y a cet autre moment où je me moque aussi d’une certaine catégorie de population, d’une cuisine bourgeoise qui esthétise et dénature complètement la nourriture. C’est un moment assez mortifère pour moi. Quand on demande au cuisinier d’envelopper des boulettes de kefté dans du cellophane et de l’aluminium. Ça s’effrite et c’est très moche. Je questionne ce rapport de classes. Dans une société très marquée où il y a encore des pachas, des effendis, des ouvriers et des domestiques, un artisan qui met son âme dans son travail devient forcément votre égal.
Leur nom, Al-Tabakh, signifie « famille de cuisinier ». Ils ont un rapport direct avec les gens qu’ils nourrissent et ils ne veulent pas le perdre.
Ce rapport-là m’intéressait. Je ne crois pas que Yehia se définisse comme un artiste. Ce n’est pas une question de modestie ou de pudeur. Il a juste un rapport très naïf à son métier. C’est aussi très simple avec Refaat et Shadia. Elle tombe immédiatement amoureuse de lui – il y a ce trouble qui montre qu’elle est attirée – et quand elle voit comment il fait la cuisine et comment il se comporte, c’est-à-dire de manière très digne et libre en fait, elle affiche son amour. Parce que, malgré le fait qu’il soit illettré, il est devenu son égal.
Le personnage le plus méprisable du film veut remplacer la cuisine traditionnelle par des burgers frites à l’américaine… Plus que Farid et son projet, ce qui m’importait, c’était la réaction de Galal, de Refaat et de Yehia. Leur refus n’est pas une défense de la gastronomie égyptienne, c’est aussi une manière de dire non au statut de domestique et à la perte d’une indépendance. Leur nom, Al-Tabakh, signifie « famille de cuisinier ». Ils ont un rapport direct avec les gens qu’ils nourrissent et ils ne veulent pas le perdre.
Ce n’est pas une critique. C’est l’usine qui remplacerait l’artisanat. Mais est-ce qu’on a vraiment besoin de dire du mal de McDonald’s et de Coca-Cola ? En Égypte, il y a un véritable acharnement du grand capital à vouloir effacer tout ce qui est en rapport avec une histoire. Contrairement au baratin qu’on vous sert sur l’individu, ici, on le gomme, on l’éradique. La cuisine, c’est quelque chose d’individuel, que ce soit celui qui la fait ou celui qui la goûte. Comme une personne que vous aimez peut sembler odieuse à d’autres. C’est incontrôlable. C’est une question de goût.
Il y a aussi une scène de café amélioré particulièrement drôle… C’est une histoire vraie qui est arrivée à un des comédiens, Bassem [Samra]. Un de ses amis lui a conseillé de se préparer une petite douceur à base de miel et de haschich, de la mettre au congélateur et de la consommer le lendemain. Bassem s’exécute mais quand il ouvre le congélateur, le jour d’après, sa préparation a disparu. À la place, il trouve sa mère et sa sœur dans un état « différent ». Elles ont envie de danser, de chanter et de manger du poulet grillé.
Est-ce que des chefs ont vu le film et vous ont fait un retour ? Oui bien sûr. Certaines personnes sont venues me voir pour me dire qu’elles ne faisaient pas le ruqaq comme ça. D’autres qu’elles ne mettaient pas de sucre dans le mezilikia. C’est même moi qui l’ai préparé personnellement avant le tournage. Dans ces banquets, c’est le cuisinier qui est le personnage le plus important. C’est lui qui sert parce qu’il sait ce qu’il a préparé. C’est encore le cas dans les couches populaires mais la classe moyenne préfère aujourd’hui se marier dans les hôtels. Le rapport à la nourriture y est glouton plus que gourmand. Vous avez des grands buffets et vous perdez ce contact de la cuisine à l’assiette.
Quand elles passent par l’abattoir, les carcasses de viande sont recouvertes de tampons rouge vif. Ça me fait enrager parce que du coup, on ne peut pas manger la peau.
Est-ce qu’il est plus difficile de filmer des acteurs ou de la nourriture ? Je comprends la question mais je vais parler d’autres choses. Pour choisir des acteurs, on fait un casting. C’est la même chose pour un décor et n’importe quel objet ou accessoire que vous voulez filmer. Rien n’est innocent. Tout fonctionne pour mettre le spectateur dans l’état que vous recherchez. Il n’y a pas de choses plus faciles que d’autres. Il n’y a pas de hiérarchie. Tout a la même importance.
Ce que vous voyez n’est pas du tout ce qu’on a vécu pendant le tournage. J’avais un producteur très radin. On a dû congeler la viande, puis la décongeler le lendemain avec un séchoir pour qu’elle ne soit pas trop dure, avant de la recongeler à la fin de la journée. Quand elles passent par l’abattoir, ces carcasses sont recouvertes de tampons rouge vif. Ça me fait enrager parce qu’on est obligé d’enlever la peau alors que je préfère la garder intacte et croustillante.
Est-ce que les émissions culinaires ont influencé votre manière de filmer ? En général, les émissions culinaires m’énervent. Je trouve qu’elles nivellent la cuisine et la dépersonnalise. La recette de grand-mère qui court dans une famille depuis des siècles y est remplacée par une autre, livrée par une autorité. J’adore les grands cuisiniers mais je trouve ça totalitaire et répressif. En plus, les ingrédients utilisés sont souvent très chers. Je ne suis pas en train de faire du populisme, j’aime toutes les cuisines mais il ne faut pas enlever le côté personnel.
L’élaboration d’une recette se fait sur le long terme et ce temps-là (il claque des doigts) disparaît dans les programmes culinaires. D’où est venue cette idée ? Comment as-tu découvert que telle épice fonctionne avec telle saveur ? Tout ce processus est occulté alors qu’il survit quand une recette est transmise à l’oral. Parce qu’il y a une discussion essentielle qui s’installe. Pourquoi fais-tu cette étape avant l’autre ? Pourquoi utilises-tu cette technique ? L’ordre des choses peut être très différent selon le cuisinier. Il y a quelque chose de beaucoup plus vivant que les émissions ont perdu. Après, je les regarde, mais uniquement pour les contester.
Vous semblez regretter l’érosion de cette tradition orale… Je lis beaucoup et il y a un bouquin de cuisine que j’adore. A Book of Middle Eastern Food. Il a été écrit en anglais par Claudia Roden, une juive d’Égypte. Elle y a passé toute sa jeunesse et elle développe un rapport très personnel à la cuisine. Ce sont presque ses Mémoires. La plupart des autres livres que j’ai lus commencent par la phrase « J’ai essayé de retrouver les saveurs de mon enfance ». Mais où sont-elles passées ? Je n’aime pas cette arrogance qui est liée à une culture qui a fétichisé soudainement la cuisine au lieu de la traiter comme quelque chose de quotidien.
Le ruisseau, le pré vert et le doux visage de Yousry Nasrallah est en salles depuis le 21 décembre.