Pendant les terribles six longues semaines de combats qui ont frappé le Haut-Karabakh en fin d’année dernière, des milliers de morts sont venus briser les vies de nombre de familles, alors que des corps de soldats mutilés sont encore aujourd’hui identifiés. Près de quatre mois après la signature d’un cessez-le-feu et l’entrée de troupes russes dans la région, les conséquences du conflit continuent à se faire durement ressentir dans les têtes et dans les corps au sein de cette région cabossée.
Comme chaque champ de bataille, cette zone coincée entre l’Iran et les deux belligérants azéri et arménien, porte aussi les stigmates des combats, notamment dans les nombreuses aires forestières de la région. Des centaines de feux de forêts y ont été comptabilisés. Et pour le chercheur Eoghan Darbyshire, membre du Conflict and Environment Observatory (CEOBS), cela ne fait pas de doute : ces feux sont des anomalies climatiques, et semblent bien être des conséquences directes du conflit.
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Par l’étude d’images satellites et d’autres instruments sophistiqués, 447 feux ont été détectés entre le 26 octobre et le 4 novembre 2020 – une période pendant laquelle les feux se sont faits plus fréquents. Pour le scientifique qui étudie les conséquences environnementales des conflits, au moins 102 km2 ont été « modérément ou hautement » brûlés pendant la guerre – soit la superficie d’une ville comme Paris. À titre de comparaison, depuis 2012, le maximum de feux de forêts déclarés dans la région – l’Artsakh pour les Arméniens – s’élevait à seulement 72 pour toute une année. Difficile en revanche de savoir si ces feux ont été déclenchés de manière intentionnelle ou non.
Pour Darbyshire, ces feux sont directement liés au conflit, puisque les départs de ceux-là et les zones brulées correspondent aux principales zones de combats – proches des villes de Chouchi et Stepanakert, la capitale de facto du Haut-Karabakh, ainsi qu’aux extrêmes nord et sud de la région. Quant aux visées stratégiques de ces feux, le chercheur propose l’hypothèse que certains d’entre eux ont été déclenchés pour découvrir les couvertures qu’offrent les zones forestières denses pour les soldats. Ce qui est d’autant plus probable que le gros des combats s’est notamment joué dans les airs – l’armée azérie ayant eu un recours extensif aux drones. « Les feux de forêts peuvent avoir des conséquences environnementales significatives et durables », estime Darbyshire, ajoutant que l’impact écologique risque de toucher principalement ceux qui se reposent sur ces ressources environnementales pour leur subsistance.
Si les spécificités du conflit au Haut-Karabakh ont été analysés par divers experts pour se faire une idée des nouveautés des conflits modernes, les attaques contre l’environnement ne sont en revanche pas neuves. « Par exemple, des stratégies de la terre brûlée, vous en avez depuis les conflits antiques », explique Adrien Estève, chercheur au Centre d’études des Relations Internationales (CERI) de Sciences Po. « Puis détruire l’environnement, notamment pour priver l’adversaire de ressources, est une technique qui existe depuis la nuit des temps. » Dès 600 avant J.-C., les soldats de Clisthène de Sicyone empoisonnaient les puits de la ville de Kirrha en Grèce pour viser les ennemis. Un peu plus proche de nous, Vercingétorix recourait en 53 avant J.-C. aux incendies de cultures et à des destructions de convois de ravitaillement pour toucher les soldats de César qui s’attaquaient à Avaricum (Bourges aujourd’hui).
Et cette tendance continue depuis, explique Adrien Estève, auteur notamment d’un papier sur la question intitulé « Détruire l’environnement pour gagner la guerre » (dans un Hors-série Le Monde-La Vie). Au Moyen-Âge, les stratégies de la terre brûlée seront largement utilisées, avant que le recours à l’artillerie fasse passer les conséquences environnementales dans une autre échelle en polluant sur le long terme les terres, théâtres de batailles. « Puis les deux guerres mondiales ont marqué un tournant avec l’industrialisation et la massification de la guerre », indique Estève. « Pendant la Première Guerre mondiale, les terrains vont être minés, les forêts mitraillées, les territoires modifiés par les bombardements, » explique celui qui est aussi l’auteur d’Introduction à la théorie politique environnementale. « Vous pouvez en parler aux agriculteurs du nord de la France qui savent bien combien la guerre pourrit les sols. »
Au Haut-Karabakh, ces restes du conflit – qu’on appelle Toxic Remnants of War (TRW) pour restes toxiques de la guerre – risquent aussi de compliquer le futur. Puisque ni l’Arménie ou l’Azerbaïdjan ne sont signataires du traité anti-mines, la région est contaminée avec des mines et des munitions non-explosées (aussi appelées UXO). Pour Darbyshire, celles-ci vont continuer à causer des morts – comme cela a déjà été le cas, même après la signature du cessez-le-feu. Et s’il faudra entre 5 et 8 ans pour les retirer, selon les estimations azéries, le paysage s’en verra malgré tout modifié. D’autant que la tâche risque d’être d’autant plus ardue que les précédentes guerres entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, notamment celle ayant pris fin en 1994, ont aussi laissé des TRW. Avant même la guerre de 2020, près de 75 km2 étaient déjà concernés par ce legs de contamination environnementale.
Citant un rapport, Darbyshire note aussi que des infrastructures à proximité de Stepanakert comme des centrales hydroélectriques et des gazoducs ont été touchées pendant les combats. Et ont ainsi pu provoquer le déversement de matériaux toxiques spécifiques, qui peuvent avoir des effets néfastes sur la santé.
Et l’après-guerre risque aussi d’apporter son lot de conséquences sur l’environnement de la région. Comme prévu par le cessez-le-feu, deux nouvelles zones militarisées vont être créées, notamment le corridor de Latchin qui va connecter l’Arménie au Haut-Karabakh. Problème, cette zone est composé de genévriers dont l’habitat compose une zone importante pour la biodiversité et les oiseaux – des aigles, des crécerelles et d’autres oiseaux de proie.
Si les Azéris – qui ont fini par saisir une grande partie des territoires qu’ils visaient – ont eu un recours massif aux drones, on aurait pu penser que leur précision aurait pu éviter les effets collatéraux sur l’environnement. « Dans les conflits modernes, les belligérants essayent de cibler bien plus précisément, et du coup, on a tendance à penser que ça va rendre la guerre “plus propre“ », explique Adrien Estève. « Or, avec la guerre au Haut-Karabakh on voit bien que ce n’est pas le cas. Les premières observations des conséquences de ce conflit vont ainsi un peu à l’encontre de la sorte de technophilie de l’industrie de défense, qui veut qu’en améliorant les techniques, on va “améliorer“ la guerre. »
Pourtant, il existe une sensibilisation au sein des armées européennes ou américaines – donc dans le cadre d’opérations extérieures, bien différentes du conflit au Haut-Karabakh – sur les conséquences d’une opération sur l’environnement, note Estève. « En gros, on dit aux commandants de ne pas détruire l’environnement parce que cela peut nourrir les insurgés. Si vous voulez, il y a une sorte de démarche stratégique qui peut être de se faire accepter par la population, en évitant le plus possible les dommages écologiques qui touchent l’humain. C’était d’ailleurs le cas sous l’administration Obama pour ses opérations en Irak. Elle a voulu éviter les dégâts écologiques pour renforcer l’acceptabilité de sa présence. »
Autre point de nouveauté ayant émergé au Haut-Karabakh – outre les drones qui sont aussi largement utilisés sur d’autres terrains de batailles – l’environnement s’est retrouvé pris dans la communication – ou propagande, c’est selon – de guerre. C’est d’ailleurs l’aspect qui inquiète le plus Eoghan Darbyshire dans ce récent conflit. « La désinformation environnementale politise l’environnement et empêche toute coopération ou résolution de problèmes importants, ainsi que la réparation de la pollution des conflits », estime le chercheur.
Lorsque des images de feux de forêts ont commencé à apparaitre en ligne après quelques semaines de conflit, l’environnement s’est retrouvé au centre d’une guerre de l’information en ligne déjà bien polarisée. Si les messages émanant du côté arménien venaient en majorité de la société civile et étaient peu partisans dans leur approche – appelant principalement à protéger l’environnement –, Darbyshire note que les autorités azéries se sont elles lancées dans une opération de propagande visant à faire de l’Arménie le seul et unique responsable des attaques contre l’environnement. Par le biais de memes, distribués par les chaines officielles azéries, ainsi que des tribunes payées sur des plateformes internationales, l’Azerbaïdjan a accusé l’Arménie d’ « éco-terrorisme » – sans jamais offrir de preuves scientifiques à son discours. « Si la propagande environnementale n’est pas un phénomène nouveau, » explique Darbyshire, « son développement par le biais des réseaux sociaux et l’attention grandissante envers l’environnement a le potentiel d’empêcher la paix et d’entraver certainement tout processus de paix environnemental. »
D’autant que le chiffrage des dommages écologiques et la reconstruction de l’environnement détruit peut être un vecteur de paix, estime Adrien Estève. « Or, pour bien traiter les dommages environnementaux, il faut bien les évaluer », indique le chercheur. Sans surprise, les accès aux terrains de guerre ne sont pas aisés, comme c’est actuellement le cas au Haut-Karabakh. « Si on a aujourd’hui aussi peu de données [sur les conséquences environnementales de la guerre], c’est en partie à cause de l’accès au terrain. Le pays où s’est déroulé le conflit doit faire appel par exemple à l’UNEP [l’agence onusienne qui s’occupe de la défense de l’environnement]. Mais cela demande un certain recul sur les conflits, ce que la plupart des pays concernés n’ont pas. »
Un manque ressenti aussi par Eoghan Darbyshire qui n’a pu se rendre au Haut-Karabakh pour effectuer des relevés. « Par exemple, pour la pollution des sols et de l’eau, ainsi que les effets de la guerre sur la faune, il est difficile de les mesurer sans se rendre sur place », assure le chercheur qui indique que les effets écologiques des conflits contemporains sont quasiment « insolubles » puisque l’accès et les fonds viennent à manquer pour mener des études sérieuses post-conflits. Un manque dommageable donc, puisque de telles études précises pourraient nourrir les accords de paix. « Ce serait bien d’y intégrer cette dimension là », appelle Estève. « Notamment en cadrant la reconstruction des territoires détruits, pour éviter de nourrir les ressentiments et donc des guerres sur plusieurs générations. En associant les belligérants pour aider à la reconstruction de ce qui a été détruit. Mais bon, c’est encore loin d’être le cas aujourd’hui. »
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