Chaque année, en plein cœur de Limoges, on attend le troisième vendredi d’octobre comme nulle part ailleurs. C’est qu’à cette date, tous les gros mangeurs du coin convergent invariablement vers la Frairie des Petits Ventres, une fête gastronomique qui célèbre la bonne bouffe et les métiers de bouche.
Ici, dans la rue de la Boucherie – une artère commerçante qui fut autrefois le poumon culinaire de la ville – les commerçants sortent étals et grosses marmites pour régaler les locaux qui ont la dalle. Et ça dure depuis 1973.
Videos by VICE
L’appétit insatiable de ceux qui viennent pour se faire une bonne bouffe et la soif intarissable des autres qui sont plutôt là pour se pochtronner rendent la Frairie gargantuesque. Et ça tombe bien puisque de l’amateur de tripes éclairé au jeune du coin qui y trouve enfin une bonne excuse pour se mettre une caisse, chacun y trouve son compte. Car la Frairie, c’est comme un grand écart culinaire. Si tout le monde est clairement là pour bien se remplir la panse et que, pour la plupart des gens présents, cela se traduit par une vraie déclaration d’amour faite aux produits locaux, on ne va quand-même pas trop se mentir, on n’y vient pas uniquement pour la bouffe : la Frairie, c’est aussi un jour d’excès, d’ivresse et parfois de déglingue. Mais à la fin de la journée, c’est toujours les tripes et les abats qui triomphent, à mesure que la foule communie, rie, chante et se bouscule.
Le jour J, le quartier du vieux Limoges s’active dès sept heures du matin. Chaque équipe installe son stand et commence à déballer la marchandise – ici un jeune tripier et son pâté de tête, là une pâtissière et ses gâteaux, plus loin un brasseur et sa binouze locale. Le jour ne s’est pas encore levé et pourtant, l’excitation est palpable : trois générations d’une même famille s’affairent parfois à la mise en place dans ce qui ressemble à un mélange de bonne humeur et de stress – tout le monde sait que la Frairie, c’est toujours intense.
Tout en haut de la rue, une odeur de vin chaud vient déjà caresser les narines : trois cents litres du breuvage hivernal sont déjà prêts à couler dans les verres.
Au milieu de ce bordel organisé, dans le silence du matin, les voix des exposants résonnent : « Eh Antoine ! L’an dernier, on le faisait à combien le pâté de pommes de terre ? », « Ah t’as pensé à l’agrafeuse, t’as assuré ! » Petit à petit, la rue prend l’apparence d’une vraie fourmilière – ça bouge dans tous les sens. Tout près, la police guette et fait évacuer tous les véhicules du secteur : il s’agit de faire de la place aux milliers de visiteurs qui vont débouler ici dans un flux incessant tout au long de la journée.
Personne ne se pointe jamais vraiment avant neuf heures et la rue de la Boucherie a encore un peu le temps de se faire une beauté. Là, on dispose des rameaux sur les stands, ici on constitue son stock de gobelets et on croise les doigts pour que la météo soit clémente. Tout en haut de la rue, une odeur de vin chaud vient déjà caresser les narines : la journée commence à peine que trois cents litres du breuvage hivernal sont déjà prêts à couler depuis les barriques d’un artisan corrézien qui dans son corps, dans ses gestes et dans sa voix transpire le Limousin.
Puis, autour de dix heures, sans qu’on l’ait vraiment vu venir, les pavés de la rue de la Boucherie se noircissent, la traversée devient de moins en moins aisée, et d’exquis effluves commencent à s’élever d’un peu partout dans les airs. La senteur si douce et caractéristique des boudins noirs aux châtaignes et des oignons grillés guident les premiers Limougeauds sur place.
On croise ces retraitées qui reviennent chaque année pour s’approvisionner en pâté de pommes de terre, un plat typique du coin qui mêle chair à saucisse, patates et pâte feuilletée. Il y a un peu d’attente pour que chacune ait sa part, et dans la queue, elles ne manquent pas de commérages et de lamentations pour patienter. Régulièrement, des riverains viennent chercher une barquette d’escargots et siffler un verre de blanc. Plus tard, sur les coups de midi, des jeunes (beaucoup de jeunes) vont débarquer pour se livrer à un marathon épicurien.
D’ici là, les brasseurs se frottent les mains, et les anciens se réjouissent de voir que les traditions perdurent. Et peu importe si les tripes et autres abats n’ont plus le même succès qu’il y a encore quelques décennies de cela, la Frairie a pour vocation de les remettre à l’honneur le temps d’une journée. Pour l’occasion, Benoît, un restaurateur de la rue de la Boucherie, travaille des produits qu’il vend moins le reste du temps, voire pas du tout. Devant son établissement, on peut faire le plein de tripes en grande quantité, il y a aussi des « hot-ducks », déclinaison du hot-dog à la viande de canard, ou encore des wraps de boudin, comme pour donner envie aux jeunes de goûter à des produits qui peuvent parfois faire peur. Et ça cartonne.
Les plus téméraires pourront toujours se faire la dent sur des « petits ventres », les panses d’agneau farcies avec des pieds de porc et des légumes, qui ont donné leur nom à l’événement, ou sur des couilles de moutons. Mais avouons que pour goûter à ces couilles, il faut soi-même les avoir bien accrochées, tant leur goût est prononcé et leur texture particulière.
La Frairie est aussi le seul moment de l’année où l’on peut choper et goûter du girot, enfin… à une déclinaison près : à la base, le girot est un genre de boudin au sang d’agneau que l’on obtient en le faisant cuire à l’eau dans un boyau de veau. Mais pour des raisons sanitaires, l’utilisation du sang d’agneau est aujourd’hui prohibée et les tripiers ont dû se rabattre sur de l’hémoglobine porcine. Et c’est pareil pour la fraise de veau : cet étrange abat, bien connu des gastronomes, a été interdit à la consommation pendant plus de quinze ans avant de revenir satisfaire les papilles des viandards.
Jusqu’à la tombée de la nuit, tout le monde s’éclate le bide dans un brouhaha incessant et en se marchant un peu les uns sur les autres, tant la rue de la Boucherie est pleine à craquer. Une commerçante hurle « galetous (le nom donné en Limousin à la galette de blé noir, N.D.L.A), rillettes ! Venez, approchez, c’est les meilleurs ! » et elle est loin d’être la seul à appâter le chaland comme ça. Un gamin insolent à beau lui crier qu’il a compris, « c’est pas la peine de brailler », ça n’empêchera personne de venir goûter ses produits.
L’idée c’est de faire un arrêt à tous les stands et s’il faut déjà un bon quart d’heure pour parcourir les deux cents petits mètres de la rue, au final, ça prend l’après-midi complète. Peu importe, qu’on s’enfile du liquide ou du solide, tout passe à la Frairie, y compris les vins les moins fameux. « Rien de tel qu’un rouge râpeux à souhait pour accompagner une andouillette », balance Rémi, un Limougeaud qui a posé un congé pour mieux profiter de sa journée.
Résultat des courses : à dix-huit heures, lorsqu’il est officiellement l’heure d’inaugurer la Frairie, il y a déjà pas mal de mecs ronds et forcément un peu de chahut autour de monsieur le Maire et des deux trois officiels qui ont fait le déplacement. Alors c’est sûr, d’habitude le beau linge et le vin qui tache ne font pas vraiment bon mélange, mais ce soir on fait une exception. L’édile se prend bien quelques réflexions sur son passage, et ça amuse la galerie, pourvu que les excès se fassent dans l’amour de la tripaille et de la ripaille.
Ce n’est qu’un peu plus tard dans la nuit, quand on range les tireuses et qu’il n’y a plus de boudin que le quartier se vide rapidement et retrouve son calme habituel.
Au sol, seuls quelques gobelets et des serviettes grasses semblent témoigner de la folie culinaire qui vient d’avoir lieu (une folie suffisante pour ne plus être en mesure d’en photographier l’issue) mais déjà, Limoges commence le compte à rebours : Frairie des Petits Ventres 2017, J-362.