Photo d’ouverture : l’essayiste et homme politique Tariq Ramadan, autrefois qualifié d’islamo-gauchiste. Via Wiki Commons.
L’après-midi du 7 janvier 2015, quelques heures après les attentats de Charlie Hebdo, je me promenais dans mon quartier, rue du Faubourg St-Denis, entre les primeurs, les sandwicheries turques et les boucheries hallal.
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Comme une grande majorité des Français, j’étais sous le choc des événements survenus plus tôt. Dix morts et deux terroristes. Musulmans. Alors que les voix commençaient à s’élever – « République en danger », « Je suis Charlie », liberté d’expression et laïcité –, je n’arrivais pas à me retirer l’idée qu’au-delà des morts et de leurs proches, les premiers qui allaient souffrir du massacre étaient, bien sûr, les musulmans et les Arabes de France. Et en effet, tous les yeux se sont tournés vers eux dès le 8 janvier – et plus encore le 13 novembre.
De mon point de vue, c’est également vers les Musulmans qu’il fallait se tourner. Pas pour les stigmatiser, pas pour leur envoyer des messages enfantins à propos de « la laïcité » et de « l’intégration », mais pour les défendre et les protéger des discours grossiers qui allaient nourrir xénophobie, racisme ordinaire et islamophobie dans les mois – voire les années – à venir. Des discours qui ne pulluleraient plus seulement dans les cercles de droite, mais désormais aussi dans les cercles de gauche. Clairement, pour moi, l’année 2015 a fait plus de mal aux musulmans – qui pratiquent un « islam modéré », terme horrible par ailleurs – qu’à la France.
La France donc, pays où les dirigeants sont encore hantés par la longue histoire des conflits sociaux et politiques qui animent la France et l’Algérie, l’Hexagone et ses immigrés, les chrétiens et les musulmans, depuis les temps pas si reculés de la colonisation.
En 2015, j’avais tendance à penser qu’il était temps, définitivement, de passer à autre chose. Mais visiblement, ce n’était pas à l’ordre du jour. En parlant avec une journaliste au passif militant aux lendemains des attentats du 13 novembre, celle-ci m’a rétorqué, hilare : « Ah ouais, t’es un islamo-gaucho quoi ! »
Je l’ai regardée d’un œil torve, découvrant cette expression qui semblait sortir d’un autre âge. Un âge où l’insulte politique allait bon train dans les amphis de la Sorbonne gonflés d’étudiants « gauchos » prêts à en découdre avec l’autorité et le patronat entre deux AG. Une insulte sortie du Spinoza Encule Hegel de Jean-Bernard Pouy, projection post-apocalyptique des conflits politiques de la fin des années 1960. Islamo-gaucho, donc. C’était quoi ce truc ? Un gag ?
Non, m’a répondu Marie-Lys Lubrano, journaliste aux Inrocks et à Grazia, que certaines rédactions ont ostracisée pour les mêmes raisons « islamo-gauchistes ». « La dernière fois que ça m’est arrivé, dit-elle, je travaillais sur une enquête à propos des dérives de l’État d’urgence et notamment, la fermeture abusive d’une mosquée à Gennevilliers. J’avais une source fiable aux renseignements généraux, qui m’avait affirmé que cette mosquée n’avait jamais été suspectée d’être radicalisée – pourtant, mon rédac chef m’a demandé de préciser qu’elle “aurait pu l’être”. » Lorsqu’elle a tenté de faire regagner raison à son rédacteur en chef, lui expliquant que ce qu’il me demandait de faire n’avait aucun fondement, et qu’en plus c’était très stigmatisant, ce dernier lui a rétorqué que Marie-Lys était « beaucoup trop sympathique avec l’islam […] et que j’en ignorais volontairement les dérives. »
Visiblement troublée de pouvoir s’enorgueillir d’un tel titre, Marie-Lys m’a rappelé que ce n’était pas la première fois que ça lui arrivait. Quelques années plus tôt, en défendant le droit de porter le voile, elle s’était déjà retrouvée face à ce genre de réaction.
Et pour cause. Une petite recherche à propos du terme indique que l’expression est apparue peu ou prou au moment des débats animés autour du voile dans les établissements du secondaire, vers 2003 ou 2004. C’est en effet à ce moment-là que les premières voix, surtout à gauche, ont commencé à pointer du doigt une certaine alliance « rouge-vert-brun » défendant le droit de porter le voile islamique à l’école. L’adjonction abusive du « brun » – le FN, donc – discréditant de fait l’entreprise des rouges et des verts.
« Au début de cette loi, l’extrême droite était assez flottante sur la question du voile, parce qu’ils considéraient que l’État n’avait pas à s’immiscer dans les affaires religieuses. Mais évidemment, comme c’était la “religion des Arabes” qui était incriminée, la question ne se posait plus – d’où, la transformation en islamo-gauchisme », m’a précisé Marie-Lys, qui, en 2004, était alors une jeune militante de gauche.
Du coup, de quoi attaquait-on les premiers islamo-gauchos ? D’après la journaliste, on les accusait de piétiner « les valeurs démocratiques du féminisme » au nom d’une « défense débile » des « dangereux musulmans ». « En légiférant sur le voile, le gouvernement prétextait “protéger les femmes”, au moment même où on leur interdisait l’accès à l’éducation, puis à certains emplois, puis à l’espace public. Tu vois le problème ? », me demande-t-elle.
Un argument d’autant plus surprenant que les premiers pourfendeurs de cet islamo-gauchisme ne sont pas seulement encartés à gauche, mais parfois des femmes, comme la philosophe Élisabeth Badinter ou la polémiste Caroline Fourest. Cette dernière en a déjà décousu avec Pierre Tevanian, professeur de philosophie et auteur du livre intitulé « Dévoilements » en 2012. Un terme qu’il a découvert, à l’instar de Marie-Lys, au moment des premières lois sur le voile.
« Je l’ai entendu en 2003 après le Forum Social, m’a-t-il dit. On avait lancé au printemps une contre-pétition contre le projet de loi avec Saïd Bouamama et Françoise Gaspard. » Il se souvient qu’au début, ces derniers étaient appelés les « Gauchistes d’Allah », selon une formule malheureuse du journaliste Claude Askolovitch. « Puis on est devenus les islamo-gauchistes. Ce “on”, c’étaient les gens qui étaient dans le mouvement anti-guerre, dans le Forum Social avec Tarik Ramadan ou dans l’opposition à la loi sur le voile. » Un spectre politiquement assez large, donc.
En creusant un peu la question, deux ans après Charlie, 14 ans après la première loi sur le voile et surpris par une nouvelle irruption de l’insulte dans la bouche de l’ancien président de SOS Racisme Malek Boutih, il m’est apparu un truc évident. Depuis plus de dix ans que certains en bassinent d’autres avec cette expression, n’est-il pas temps de la sortir de son histoire pour la lire dans le texte, et comprendre ce qui pourrait pousser un mec de gauche à insulter un autre mec de gauche avec des termes qui semblent appartenir à un vocable de droite. Et qui plus est, d’un autre temps.
« Gauchiste, c’est une vieille rengaine classique, m’explique Tevanian. Ça veut dire que tu es soit dangereux, soit rêveur. Et quand tu colles à ça islamo, ça sent la double peine. » Selon lui, il s’agit de former une coalition de forces occultes, c’est-à-dire reprendre le type de construction symptomatique de la pensée d’extrême droite. D’ailleurs, si l’on veut aller plus loin dans la pseudo-analyse sémantique, islamo et gauchiste, mis ensemble, font effectivement « islam-iste ». « Du coup, dans la tête des gens, le compte de l’islamo-gauchiste est réglé », soupire Pierre Tevanian.
L’analyse tient la route. Toutefois, le problème réside dans le fait que le mot soit apparu dans la bouche de gens de gauche – et pas des gens de droite, qui ne l’ont repris que dans un second temps. D’après Pierre Tevanian, l’analyse a aussi un sens de ce côté-ci du spectre politique.
« Du point de vue de la gauche, c’est une autre généalogie, mais la même construction – on parlait à une époque d’”hitléro-trotskistes”, par exemple. » En effet, il s’agit de la manière dont les communistes staliniens qualifiaient ceux qui étaient sur leur gauche. Là, il s’agissait de deux mots censés être opposés. On retrouvait toutefois le « o » puis le tiret, créant l’objet du scandale. « Dans le sens d’islamo-gauchiste, il implique que l’islam, du point de vue de gauche, soit réactionnaire – alors que le gauchiste est censé être progressiste. L’islamo-gauchisme, c’est le surlignage du ridicule de cette collusion. »
Si Libération a déjà raconté cette histoire intimement liée à la crise de la laïcité qui ressurgit régulièrement en République française, l’expression n’en demeure pas moins cryptique aux oreilles du tout-venant. Mais comment la définir aujourd’hui sans passer par la lecture de dizaines d’ouvrages engagés dans des luttes tantôt passionnantes, tantôt rétrogrades, rédigés par des auteurs parfois brillants, parfois éveillés, et parfois obnubilés par une Histoire beaucoup trop ancienne pour faire encore sens aujourd’hui ?
« Je dirais que quelque part, il reste un résidu de représentation de l’islam – des musulmans, d’une population – qui est caricaturale, qui est raciste, qui est phobique, qui est de l’ordre du stigmate », analyse Pierre Tevanian, à propos de ceux qui l’ont déjà crédité d’islamo-gauchiste. Pour lui, il s’agit d’un racisme qui s’est construit dans l’ère coloniale et qui peut imprégner l’imaginaire, l’inconscient politique, y compris de gens ayant de véritables positions antiracistes et anticolonialistes. « Pour moi, il n’est pas contradictoire d’être un authentique antiraciste, en pensées comme en actes, mais d’avoir intégré d’autres positions dans son esprit qu’on n’aurait pas encore déconstruites. »
Une analyse indirectement partagée par Marie-Lys, qui a déjà dû faire face à une terminologie bien islamophobe dans la bouche de gens supposément très bien. « Aujourd’hui, je peux facilement prendre la défense des femmes, mais pas des “barbus”, m’explique-t-elle. Car oui : les médias avec lesquels je collabore m’ont déjà parlé de “barbus”. Et je ne travaille pas à Minute. »
Comment le prendre et comment l’entendre alors aujourd’hui ? Marie-Lys a arrêté de se battre dans le cadre de son boulot. « J’ai l’impression que la seule rédaction où mes papiers sur l’islamophobie ne poseraient aucun problème, c’est Médiapart – et ils font déjà très bien le boulot. » Pierre quant à lui, n’a pas baissé les bras, mais il est moins susceptible qu’à une époque. « Certains continuent de le prendre mal, mais je m’en fous. J’ai d’autres batailles à mener que d’essayer de me défendre contre ça. J’avais interrogé des musulmans à une époque à propos de ce terme, et une musulmane m’avait dit, “un bon musulman ne peut être qu’islamo-gauchiste” », conclut-il.
De la même manière, j’ai le sentiment qu’être un bon gauchiste d’aujourd’hui ne peut être qu’islamo-gauchiste. Et c’est probablement cela qui me perturbe quand je l’entends prononcé comme un reproche dans la bouche d’un Malek Boutih. Je n’ai pas un passé d’activiste et je n’ai pas eu besoin des points de vue de Pierre ou de Marie-Lys pour comprendre que visiblement, aujourd’hui, se soucier des droits des musulmans, donc des droits des Français, c’est s’exposer à la taxation immédiate d’islamo-gauchisme.
« Pour les anti-islamo-gauchistes, dit Pierre Tevanian, on aura beau dégainer les meilleures intentions du monde, il y aura toujours anguille sous roche. C’est ce qui s’est passé avec Ilham Moussaïd, la candidate voilée du NPA, qui a été immédiatement discréditée à cause de son voile. »
Plutôt que de voir ça comme de la provocation, pourquoi ne pas essayer de comprendre les idées, de dialoguer avec ces personnes ? « On va dire que tu fais de l’angélisme, que tu es un rêveur », rouspète Tevanian. Pourtant, est-ce que les Droits civiques auraient avancé dans les années 1960 si certains artistes, sportifs et politiciens n’avaient pas revendiqué leur africanité, quitte à choquer la morale blanche, bourgeoise et parfois de gauche, avec des attributs considérés comme transgressifs – des trucs aussi « violents » que des tresses, des boubous ou des bracelets de perles. Malcolm X, islamo-gauchiste ? « Ça se pourrait », me répond Tevanian.
Aujourd’hui, « islamo-gauchiste » est brandi comme une insulte, à l’instar de ces vieilles invectives politiques soixante-huitardes. Et hors contexte, « islamo-gauchiste » est une expression doublement malveillante. « Plus pour les musulmans de gauche que pour les athées qui cherchent à les défendre », précise Pierre Tevanian. Une insulte d’un autre âge, l’équivalent du « melon» ou du « bicot » que vous tolériez déjà à peine dans la bouche de votre arrière-grand-mère qui a connu l’Algérie française parce que vous n’alliez pas commencer à débattre avec un cadavre de 107 ans. Une insulte à laisser à la droite dure. À moins d’assumer d’être un enculé. Un trostko-merdique. Un franco-trouduc tout juste capable de pleurer des causes qu’il n’a pas eu l’intelligence d’adapter à un temps présent et un contexte actuel.
Réagissant dans Ouest-France, le candidat PS Benoît Hamon trouvait, à juste titre, les accusations d’islamo-gauchisme « graves ». Mais finalement, qu’est-ce qui est le plus grave ? Ce qu’elles cherchent à viser, ou le fait même que tout le monde utilise désormais cette expression – voire, qu’on puisse lui donner une véritable valeur ?
Je ne sais pas où le candidat socialiste se situait en disant ça. J’imagine en revanche assez facilement comment Malek Boutih se positionnait en confirmant à 20 Minutes que les accusations étaient effectivement « graves ». Ce que je trouve le plus grave, moi, échappera probablement à l’ancien président de SOS Racisme.
Car comme dans toutes les chasses aux sorcières de l’Histoire, plutôt que de pointer du doigt les islamo-gauchos, il serait peut-être temps de pointer du doigt ceux qui profèrent le mot. On sait qu’eux ont toujours eu tort.
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