Culture

Skuuuuuuuurt skuuuuuuuurt

21 Savage Skurt Skurt

On aurait envie de se présenter au monde comme mélomane adepte de musiques de niche, mais la chair est parfois faible, et les plaisirs peuvent être doux lorsqu’ils sont coupables : ça fait quasi une dizaine d’années que la trap nous a conquis·es.

Parmi ses agents de réussite, les ad-libs ont gagné un statut roi, un peu au détriment des paroles en elles-mêmes, soit. « Brr-brr », « Yeah », « Gang », ces additions spontanées placées en fin de phrases sont devenues essentielles à la réussite d’un banger. Un soliloque de l’instant au vocabulaire limité, pour le dire bien. Pour beaucoup, « Réseaux » de Niska n’est rien de plus que « Pouloulou » ; preuve du potentiel addictif de ce type de fioritures sonores. En gros, l’ad-lib est un exhausteur de goût.

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L’époque des textes longs et indigestes est finie. Le rap évolue : il y a moins de mots, plus de répit entre les phrases. N’en déplaise aux puristes-premier-degré, ça laisse donc plus de place aux éruptions sonores de toutes sortes telles que les onomatopées, interjections et autres bruitages. On laisse plus de place pour digérer chaque ligne ; l’ad-lib s’immisce dans chaque interstice que le texte laisse paraître. Sa présence est si récurrente qu’il est désormais une signature sonore pour les artistes. Des rappeurs comme Young Thug, Migos, Chief Keef ou Gucci Mane en usent plus qu’à l’accoutumée et c’est un moyen pour eux de rendre écoutables leurs chansons parfois vides de sens – et qu’on les apprécie si tout va bien.

Dans ce jargon du rap post-verbal, un ad-lib présente une histoire particulière : le « Skurt », fréquemment orthographié « SKRT », et qui reproduirait le bruit d’un crissement de pneus ; celui d’une voiture qui démarre en trombe. Unique en son genre, nul autre gimmick ne propose pareilles possibilités : il peut être furtif ou allongé, doux ou hurlé, monotone ou mélodieux, unique, double, triple ou encore multiple ; le SKRT peut combler n’importe quel vide car il s’adapte. De prime abord, contrairement à certaines signatures identificatrices – comme le « Huh » de Rick Ross ou le « Drrrrah » de Desiigner – on ne peut attribuer la paternité ou la maternité du SKRT à un·e artiste en particulier. Ici et , on a abordé le sujet, sans vraiment parvenir à trouver sa véritable origine.

D’aucuns attribuent son invention à Migos, les ad-libers les plus baisés de la terre. Mais dans cette purée qu’est ce rap, trouver une véritable source reste complexe. Surtout que vers 2015, c’est la marée : pléthore de bangers comme « Uber Everywhere » de MadeinTYO, « SKRT » de Kodak Black ou « Halftime » de Young Thug présentent autant de potentiels inventeurs. Au moins, tous confirment la signification du gimmick, car tous parlent de voiture. Certain·es penchent aussi pour Chief Keef, auteur en 2012 de « Traffic » ou de « Foreign Cars ». Pas encore majeur à l’époque, c’est clairement l’un des candidats à la paternité sur SKRT les plus pertinents – surtout au vu l’influence que le mec a eu sur la trap actuelle.

Pourtant, il suffit de creuser un peu plus loin, dans la décennie précédente, pour s’apercevoir que le SKRT, sans être encore un gimmick phare, avait déjà de la bouteille et qu’il n’est pas vraiment né avec la trap autotunée des années 2010. Que ce soit dans le gangsta rap de Daz Dillinger au sommet du m’as-tu-vu dans « Skirt Out » (2003), la Dirty South de Three 6 Mafia dans « Ridin’ Spinners » (2003) ou de Mannie Fresh avec « Still Fly » (2002) et « Shine » (2000), tous prouvent qu’en fait, le SKRT était déjà en place au début du millénaire. Le passé est toujours la réponse du présent.

Chose importante dans cette investigation ; quelle que soit l’époque, le SKRT était présent là où la culture rap et les gros gamos faisaient un : plutôt vers Atlanta et L.A. En bon paléontologue, c’est dans cette dernière direction qu’il faut creuser encore un peu plus ; vers l’ouest. Alors, comme beaucoup de recherches, ce n’est que supposition ; mais en écoutant des heures durant les pionniers du gangsta rap West Coast des années 1990, on a pu dénicher un SKRT vieux de 26 ans : en 1993, B-Legit sort « Way Too Vicious » avec le rappeur californien E-40, lequel émet (jusqu’à preuve du contraire) le premier SKRT de l’histoire : « Là, on va les duper (Skee-skrt) / J’ai pris quelques virages, ça va le faire / J’ai éteint les lumières, je suis sorti de la voiture. »

Depuis, la popularité du SKRT a, comme toute mode, dépossédé le sujet de son sens initial. Peu à peu, le SKRT s’est déplacé du côté de l’Atlanta de Future, Migos, Gucci Mane, 21 Savage ou Young Thug pour commencer à se muer en autre chose. Dans ce berceau de la trap – avec la culture de la dope que ça implique –, c’est E-40, le présumé précurseur du SKRT lui-même, qui assiste à la mutation du gimmick lorsqu’il invite, en 2008, Gucci Mane sur « The Recipe ».

Le petit tuto de Gucci est sans doute l’une des premières mentions du SKRT avec une nouvelle définition, soit celle du bruit des ustensiles lors de la fabrication de la drogue : « J’suis dans la cuisine, en train de racler la poterie (Skrt) / J’travaille avec mes mains, comme le maestro dans la symphonie (Skrt). » D’autres rappeurs d’Atlanta ont par la suite pérennisé cet héritage, à l’image de 2 Chainz dans « Fork » (2013), pour ne citer que le plus connu : « Skrt, skrt, skrt, skrt, skrt / Hit it with the fork »

Après ça, le SKRT s’exporte encore plus loin et renonce vraiment à toute évocation claire lorsqu’il traverse l’Atlantique pour terminer sa mutation vers un simple bruit et se perdre dans le non-sens. En 2013, La Fouine souille le terme en l’utilisant à la moindre occasion et sans raison ; et dans le dernier album de Kaaris, un sempiternel post-refrain concentre quarante-huit SKRT, jusqu’à l’essoufflement et sans raison particulière non plus. Progressivement, le SKRT devient une mode nulle, une sape de marque portée sans style, comme le souligne Damso dans son dernier feat : « T’arrêtes pas d’taper des “skrt, skrt” mais ton flow est flingué. » (ce qui n’a pas manqué de faire réagir La Fouine d’ailleurs).

Sonder Instagram donne un aperçu de ce que cette transformation a provoqué : le #SKRT, c’est de manière égale, des photos de rappeurs·es, de caisses, de gens et de mèmes ; la dernière étape létale de cette douloureuse évolution.

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De mal en pis, le SKRT a inondé le gouffre de la facétie. En 2017, lorsque Pink Guy (désormais Joji) rappe à la gloire de Trump, l’ad-lib est parodie : « Tu me fais bander (Skrt skrt) Donnie / Donald est le meilleur / J’adore sucer sa bite / J’adore son visage rouge / Et j’adore ses nichons juteux (Skrt). » Ce qui n’est pas anecdotique, c’est que tout ça s’est au final retourné contre le SKRT originel. Pour preuve, Migos et leurs ad-libs sont devenus de pures caricatures, le SKRT est émis comme le dab était exécuté en 2016 et il devient une vanne en soi. Ce n’est plus une mode insipide, c’est carrément une caricature. Au sommet de la gloire entre 2013 et 2015, le gimmick semble sur le déclin.

Avec ça, on peut aussi reprocher au SKRT son potentiel culturel reste limité. Contrairement au verlan ou aux néologismes du rap, le SKRT ne figure pas dans le langage courant. Il est purement musical sinon demeure donc cantonné à la vanne.

Cela dit, est-ce légitime de le déplorer ? Si l’on revient à la base – pour peu que l’on revienne dans le champ de la musique –, qu’il évoque la voiture, la drogue ou rien, le SKRT a toujours été un point d’exclamation intrépide, de E-40 à Pink Guy. La musique évolue, et la trap – à l’inverse du rap – n’a jamais misé sur le texte. Au contraire, elle est à la recherche de la juste texture, pas du sens ; et en ça, le SKRT est un son unique aux mille possibles. En fait, il faut savoir évoluer avec le SKRT et être vide avec lui, savoir s’abandonner. Il est en vérité une célébration, celle de l’expression d’un sentiment positif, de la légèreté, de l’excitation et de l’extase.

Heureusement pour nous, il n’est pas prêt de crever et certains lui redonnent même la crédibilité qu’il mérite. Ce roi de la trap qu’est Chief Keef arrive bientôt avec « Almighty So 2 » et un son intitulé « Skkrt skkrt », qui a déjà leaké. En Belgique, les mecs de 34a – tous plus jeunes que le premier SKRT de l’histoire – viennent de sortir leur mixtape dans laquelle figure la chanson « SKRT ». Puis Damso dans « God Bless » avec Hamza donc, avec sa pique aux « SKRT » injustifiés.

Mieux, avec : « Yeux bridés, japonais comme une Maxima (modèle de Nissan ndlr) / Réflexe de pilotage de taximan (Skrt skrt) » ou encore « (Skrt skrt) Dans Dakar, vesqui les plaques AD et les véhicules de polices », Freeze Corleone est actuellement l’un des seul·es francophones à utiliser le SKRT à bon escient : avec parcimonie et dans son contexte originel. En 2020, le SKRT va renaître de ses vieilles cendres, à condition d’être ce SKRT automobile ; celui exquis parce que désiré, pur parce qu’il fait sens.

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