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Culture

La pop music est-elle devenue un art majeur ?

Dans le passionnant essai « Dialectique de la pop », la philosophe et musicienne Agnès Gayraud tente de soulever les contradictions et les idéalismes d'un genre qui fut bien trop longtemps voué aux gémonies des institutions culturelles.
capture d'écran du clip « Apeshit » de The Carters

Aujourd’hui, lorsqu’on tente de théoriser (ou juste de définir) un tant soit peu la pop, on se réfère toujours immanquablement à Theodor Adorno. L’avantage, c’est que le philosophe allemand a été l’un des seuls (si ce n’est le seul) de sa discipline à se pencher sérieusement sur la question. L’inconvénient (ou pas, c’est selon), c’est qu’il haïssait profondément la musique populaire, la considérant comme un suppôt du capitalisme moderne et de la chair à abêtissement, en bon théoricien de la musique savante, marxiste et inventeur du concept d’industrie culturelle qu’il fut.

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Une porte d’entrée réductrice car trop radicale ? Pas du tout, répond Agnès Gayraud, philosophe, musicienne et justement auteure d’une thèse sur Adorno. En considérant ce dernier comme « un ennemi objectif, mais un allié subjectif », elle nous dit que c’est justement en partant de son extrémisme que le fonctionnement de la pop et ses contradictions internes pourront se révéler. Avec Dialectique de la pop, elle livre ainsi un essai qui n’est ni un discours critique (au sens journalistique comme politico-moral), ni un discours descriptif (au sens des sciences humaines). Au lieu de ça, elle choisit plutôt de traverser un siècle de musiques enregistrées, en pensant sur un pied d'égalité les débuts du blues, Lenny Kravitz et la noise.

Fonctionnant comme une porte de sortie à tout un tas de clivages un peu rancis, des conflits esthétiques aux désaccords générationnels, le livre aborde ce qui fait la spécificité de la pop en tant qu’« utopie de la popularité ». C’est-à-dire la contradiction d’un genre à la fois ultra immédiat, conçu pour les masses, et qui vise également un idéal artistique.

VICE : Pour donner une certaine positivité à la pop comme phénomène, tu passes par Adorno et la théorie critique. Pourquoi cette filiation-là, plutôt que les post-modernes par exemple ?
Agnès Gayraud : Des philosophes qui s'intéressent à la musique populaire, c'est très rare. Même Deleuze : tu lis son texte sur la ritournelle [dans Mille Plateaux, co-écrit avec Felix Guattari, NDLR], ça ne t'apporte pas grand-chose pour penser ce qu'est la musique populaire. Lyotard, c'est pareil. Ce sont des gens qui conservent un rapport très classique à l'art même s’ils ont un rapport non classique à la philosophie. Finalement, le choix que j'avais, c'était les cultural studies dans le monde anglo-saxon, des gens qui viennent d'Adorno, qui sont apparus contre lui. Cette idée qu'il faut arrêter avec la négativité de la théorie critique. Ce sont des gens qui sont inspirés par Foucault, Derrida, la French Theory.

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Eux, en effet, ont produit des choses sur la musique populaire, entre sociologie et études littéraires, mais pas avec une approche très musicale. Adorno c'est quasiment le seul dans ce paysage intellectuel qui se soit penché concrètement sur la musique, qui l'a vraiment écoutée. Lorsqu'il écrit Current of Music, il est aux USA, à Princeton, et il passe sa journée à écouter la radio, les tubes de swing, tout ça. Il dit des choses terribles mais aussi hyper justes sur la radio, qui sont très proches de ce qu'on pourrait dire aujourd'hui sur le streaming, sur une espèce de robinet sonore qui est ouvert et qui n'est pas fait pour être écouté.

Le post-modernisme, ça ne m'allait pas trop non plus comme attitude, cette espèce de réconciliation du savant et du populaire. C'est dans ça qu'on baigne, aujourd’hui : une espèce de ventre mou où tout le monde est OK, où il ne faut pas trop critiquer. On n'interroge pas vraiment l'objet. Pour retrouver la positivité de la pop, il fallait que je passe par une figure de négativité, que précisément je produise un débat qui était dissous dans un mélange de condescendance et, au fond, de désintérêt esthétique généralisé. En fait, il est mangé par un intérêt culturel. La pop, aujourd’hui, est surtout appréhendée comme symptôme culturel, et pas comme forme d'art.

Tu arrives donc à une définition de la pop qui tient à deux critères : l'enregistrement comme condition ontologique et une espèce de tension vers la popularité. Comment en arrives-tu à cette définition-là, et pourquoi certaines autres dimensions de la pop, comme le live, n'en font pas partie ?
L'idée importante, c'est de voir que la musique populaire est beaucoup plus ancienne que la pop. Le live, la musique vivante et vécue en concert par la communauté, c'est quelque chose qui est beaucoup plus ancien que notre expérience de la musique populaire enregistrée. Il me semble que dans la façon dont on voit le live aujourd'hui, tu es sans cesse confronté à ce problème de musiciens qui doivent reproduire sur scène un disque. Les lives qui se présentent comme pop et qui se passent de système d'amplification, c'est ultra rare. Il faut vraiment être un extrémiste du néofolklore pour se passer de cette médiation, qui n'est d'ailleurs pas simplement une médiation pour que les gens t'entendent. Il y a cette médiation du son, de la technique sonore qui me semble constitutive de notre expérience esthétique de la musique populaire. Regarde les débuts de la guitare électrique : on dit que c'était pour qu'on entende les guitaristes dans les orchestres de jazz, mais en réalité il faut voir que ça se produit dans la fin des années 30, à un moment où la radio est dominante. En fait, ce son altéré radiophonique est aussi extrêmement séduisant, et c'est aussi ça que l'on a envie de reproduire avec la guitare électrique.

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Je crois que le live, c'est un enjeu culturel et artistique dans notre expérience de l'authenticité, mais ce n'est pas ça qui fait la définition nécessaire de ce qu'est une œuvre pop. L'enregistrement, si. Le geste fondateur de la musique populaire moderne, c'est quand les folkloristes enregistrent des gens dans les campagnes appalachiennes ou dans les prisons, avec l'idée d'aller chercher ceux qui sont loin de la radio, du monde industrialisé ou de la Tin Pan Alley [surnom de la musique populaire américaine de la fin du XIXe siècle jusqu'au milieu du XXe siècle, NDLR]. À ce moment-là, avec John Lomax [musicologue et folkloriste américain, NDLR] par exemple, on peut considérer leurs enregistrements comme des archives, destinées à l'usage des ethnomusicologues, mais on se rend compte aussi que c'est un matériau qui est lui-même esthétique, et que des amateurs vont l'apprécier. Ils se mettent donc à créer des labels et font, par exemple, de Leadbelly [bluesman américain, NDLR] une star. Ce qu'on va aimer, c'est cet enregistrement, avec cette voix, ce grain, ces parasites. On comprend que dans le moment de la fixation, il se passe quelque chose qui est autre chose qu'un souvenir ou une archive de ce qui s'est passé. À ce moment-là se joue toute la différence entre une musique populaire pré-moderne et moderne.

La première conséquence, c'est la déterritorialisation. Leadbelly va être écouté à New York, par Bob Dylan, par Kurt Cobain longtemps après — on connait sa reprise de « Where Did You Sleep Last Night ? » — et il va être écouté par nous. Il va constituer un matériau partagé, populaire en un sens qui n'a plus rien à voir avec l'idée du folklore localisé, lié à une communauté et à des moments particuliers de celle-ci. On entre dans un régime d'appréciation et de communication de la musique qui est incommensurable avec ce qu'il se passait avant.

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Alors pourquoi ai-je rajouté cette idée du populaire, qui revient avec un enjeu de définition un peu différent ? Si tu prends en compte cette question de l'enregistrement, tu te rends compte qu'il y a énormément de musiques au XXe siècle qui sont des musiques enregistrées, basées sur cette technique. Le premier exemple, c'est la musique concrète, qui va fonder la production musicale sur l'enregistrement. Mais elle est définie comme une esthétique des sons fixés dans laquelle la condition de l'écoute, c'est l'oubli de la source. On ne doit pas se référer à l'origine du son. Il faut l'écouter de manière acousmatique, comme si un voile séparait l'effet de sa cause. L'idée de la musique populaire va être reliée, elle, à une certaine idée de l'incarnation humaine, des sons sources qu'elle va fantasmer. Elle ne peut pas se fonder sur une écoute des sons fixés. C'est une écoute des sons situés où tu as besoin de penser que c'est bien Leadbelly qui chante. L'enregistrement pop fixe la voix des morts, ou des voix mortes - même si les gens sont encore vivants.

Dans la pop, il y a un idéal d'accessibilité dont, paradoxalement, j'ai trouvé la formulation chez Mozart. Il écrit à son père qu'il veut trouver une musique de la juste mesure, qui n'exclurait « ni l'érudit ni le béotien ». C'est intéressant de comprendre qu'un érudit peut être exclu par une musique parce qu’elle est trop facile. C'est l'idée que ça serait à la fois facile pour le béotien et suffisamment subtil pour que l'expert y trouve aussi son compte. Il me semble que dans le hit, il y a cette promesse d'une musique qui cacherait sa complexité. Aujourd'hui il y a ce côté assez poptimiste dans l'appréciation critique. On va supposer que le jugement critique et le plébiscite convergent chez quelqu'un comme Beyoncé. Elle va produire des choses intéressantes mais aussi rafler complètement la mise en mode de domination totale du mainstream.

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La grille que tu offres pour penser la pop est large et souple, mais est-ce qu'aux marges de ça, il n'y a pas des phénomènes qui sont en tension, qui ont du mal à rentrer dans cette définition ? Il y avait un article dans la revue anglaise The Wire il y a quelques années qui parlait d'une scène punk à Brisbane, en Australie. Les groupes n'enregistraient rien et jouaient dans des appartements. C'est difficile de penser que ce n'est pas de la pop et en même temps, ce sont des gens qui ne veulent pas enregistrer du tout.
C'est toujours les limites de la philosophie. C'est pour ça que j'ai voulu parler d'un art musical, c'est à dire d'une certaine manière de faire de la musique. Si tu commences à définir un art musical, tu poses en effet un certain nombre de règles et mon idée — c'est pour ça que ça s'appelle dialectique — c'est que l'on peut toujours avoir un rapport négatif à chacune de ces règles. Ce n'est pas parce qu'il a ce pôle d'attraction, de l'utopie de la popularité, que tu ne peux pas être dans l'absolue négativité par rapport à ça. Tu peux le refuser, mais il faut le revendiquer. Il faut qu'il y ait un rapport à ça. Dans ce groupe de punk dont tu parles, le geste, le refus d'enregistrement conserve des choses typiquement liées à la musique populaire dans ce qu'elle fantasme comme âge d'or ou comme rêve de réconcilier la communauté. Il y a l'idée qu'on refuse que notre musique aille hors du terrain et de la communauté au sein de laquelle elle est jouée. Mais bon, il y a quand même un article dans The Wire ! Ce n’est pas parce que je produis un dispositif philosophique pour éclairer le problème que les cas particuliers eux-mêmes ne peuvent sans cesse montrer qu'à l'intérieur de ce dispositif, il y a des rapports qui peuvent pousser la négativité très loin. Tant que le geste de ces petits punks dont tu parles est référé au refus de l'enregistrement, il s'inscrit dans cette dynamique qui est typiquement pop.

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Ce serait donc un bon exemple de la dialectique que tu développes : il n'y a jamais de synthèse dans la pop, il y a toujours des contradictions qui la travaillent.
J'emprunte cette figuration de manière assez fidèle à Adorno : c'est une dialectique négative, c'est-à-dire un déséquilibre permanent. Tant qu'il y aura des œuvres pop, tant qu'il y aura une multitude de possibilités, ça ne sera pas résolu et c'est ça qui fait l'histoire de cet art-là. Entre réconciliation et refus de celle-ci, entre authenticité et inauthenticité, entre progrès et revival, entre désir d'avant-garde et passion d'un âge d'or… C'est précisément parce que ce n'est pas résolu que les œuvres existent. Cette non-résolution, chaque œuvre pop les résout à sa manière. De façon plus ou moins réussie et convaincante, certes, mais si elle continue d'exister c'est justement parce qu’elle est irrésolue.

C'est pour ça que tu gardes l'idée de progrès, contre l'idée d'une fin de l'art ? Vers la fin du livre tu dis que ce n'est pas tant que la pop recycle ou digère tout ce qui a été fait qu'elle en fait un patchwork. Cette forme-là, pour toi, est exemplaire de ce que tu appelles « la dislocation comme forme contemporaine de l'expérience ».
Cette histoire de dislocation, ça convient plus à une certaine pop des années 90, le moment d'Endtroducing de DJ Shadow. Ce moment post-moderne où on s'est dit qu'il n'y avait pas de linéarité du progrès mais plein de matériaux disponibles qu'on allait faire frictionner ensemble pour voir ce que ça produit. Tout à coup, il y a une œuvre qui est géniale mais qui est entièrement composite, faite de samples. Chez Adorno, il y a une linéarité : parler de progrès c'est parler d'une rationalité identifiée et qui avance. Le modernisme, c'est une histoire du matériau musical : celle de la tonalité qui progressivement se décompose. Et donc pour Adorno, tu es un réac’ musicalement si tu veux encore faire de la musique tonale en 1930. En pop, ça ne marche pas, il n'y a pas de « poubelles de l'histoire » - c'est une expression de Trotsky.

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Je crois que l'idéal avant-gardiste en pop est extrêmement fructueux, il l'a longtemps été du moins. Mais quand tu lis un livre comme Retromania de Simon Reynolds, tu sens que c'est un paradigme qui commence à produire de la mélancolie, qui produit un fétichisme d'un âge d'or du progrès. Et donc le progrès, c'était Kraftwerk, Aphex Twin. Tu finis par humilier le présent avec un modèle du futur qui appartient au passé. On est tous à vouloir des sons de TR-808 alors que l'idée c'était justement de trouver une nouvelle boite à rythme, cheap ou autre chose, qui soit vraiment d'aujourd'hui. Ça devrait être ça, en fait, la vraie continuité du futur. Finalement, les élans sont contradictoires. Tout d'un coup, ce qui aura le plus de sens, c'est un type qui va juste sortir ses tripes. Il sera de son époque mais il ne va pas chercher forcément à être dans l'avant-gardisme absolu, parce que l'idéal avant-gardiste peut aussi se figer en nostalgie.

Donc ce modèle de la dislocation, ce serait plutôt les années 90. Est-ce qu'on peut dire que, le modèle d'autophagie, de digestion ou de syncrétisme est de nouveau pertinent aujourd'hui ?
Aujourd'hui, on ne va pas forcément faire entendre la dislocation. C'est disloqué, il y a beaucoup de récupération – et il y en a toujours eu – mais de manière différente. On va faire passer des éléments épars pour un tout organique. Ça, on l'hérite du mainstream des années 90, de ce moment où Lenny Kravitz a voulu refaire un album qui sonne comme les Beatles. Tu retrouves une espèce de dialectique entre l'artificiel et le naturel dans la pop. Il y a des moments où on va tirer à fond sur l'artificiel, sur la voix de robot, et il y a des moments où l'on revient à ce truc de « ah mais oui, elle chante bien ». Ce sont des lignes esthétiques dont tu ne peux pas vraiment dire « c'est le truc du moment et personne ne fait autre chose ».

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Mais c'est vrai qu'il y a une domination contemporaine, même si ça commence à dater, de l'autotune et de la voix trafiquée. L'artificialisme ne gagne jamais complètement parce qu'il y a des enjeux d'authenticité. C'est difficile d'assumer que la pop soit une musique complètement artificielle. Aujourd'hui, ce qui gagne ce n'est pas cette histoire de dislocation, c'est plus la part de l'incarnation. Tu n'as pas besoin d'être un virtuose pour faire de la pop, mais tu as besoin d'être un virtuose de toi-même, de pouvoir capter un twist qui va produire un effet de singularité.

Socialement, ça se rattache au fait que la pop s'est ouverte aux particularités : est-ce que t'es noir·e ? Homo ? Militant·e de la cause gay ? Est-ce que t'es femme, homme, trans ? Et comme on est dans un moment idéologique où cette question des identités est quasi obsessionnelle, la pop s'insère hyper bien là-dedans. C'est vraiment l'art dans lequel ce qui compte, c'est qui tu es, même si tu le fais en misant sur l'artificialisme. Aujourd'hui, le mainstream pop est happé par cette question de l'identité. Si tu n'as pas une identité un peu sexy que tu peux revendiquer au sein d'un particularisme, si possible minoritaire et si possible ayant souffert au XXe, tu es beaucoup moins intéressant pour le discours sur la pop. Je pense que ça peut devenir quelque chose qui va nous gonfler. On va avoir besoin de changer de paradigme.

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Dans le début de la seconde partie du livre, tu montres, en reprenant l'histoire du blues, que la pop a toujours un rapport fantasmé avec son origine et avec une origine qui est toujours déjà perdue parce que médiée et enregistrée. Est-ce que ça veut dire que la pop a un rapport presque constitutif avec la nostalgie ?
Avec la nostalgie d'un âge d'or. Je pense qu'il y a forcément un fantasme de quelque chose qui était là et qui n'y est plus, et que l'enregistrement conserve d'une manière assez miraculeuse. On dit que la reproductibilité technique, ça confisque l'aura. C'est un discours que tient Benjamin à propos des images. Ça ne marche pas du tout avec l'enregistrement parce qu'il conserve de l'unique : il est reproductible mais il garde la chose unique. Peut-être que nostalgie est un terme trop psychologique, qui ramène trop à l'auditeur. Un des paradoxes centraux dans ce chapitre de mon livre, c'est cette idée d'innocence historicisée. Tu retrouves ce que veut dire populaire en un sens esthétique. Il y avait l'idée dans le Romantisme que c'était le pré-industriel, l'âge où la vie communautaire et humaine n'était pas entièrement rationalisée. Il y a cette amour en pop pour la spontanéité, pour le premier, la première fois. Ça produit ce fait qu'énormément de chansons pop misent sur un sentiment nostalgique. C'est comme un écho de ce qu'est la pop elle-même, c'est certain. La pop, ça n’est que ça : des trucs reproductibles qui te parlent de la première fois.

Tu dis que la pop tend vers le populaire et que, d'une certaine manière, son idéal toujours déçu, c'est celui de l'horizon démocratique. Je me demande comment plusieurs propositions de ton livre tiennent ensemble : d'un côté, tu définis le « sujet pop » en en faisant un héritier du génie des Lumières, mais de l'autre, le sujet pop, c'est : n'importe qui peut avoir le droit de parler. Comment les deux tiennent-ils, ce postulat d'égalité totale et cette figure du génie, de la singularité ?
C'est le paradoxe central dans cette partie. Dans la figure du génie, il y a une idée d'élection. Tout le monde n'est pas un génie par définition. Mais la façon dont Kant le définit, ce n'est pas du tout une figure de génie éduqué. Ce n'est pas celui qui sait, et une partie de la définition de Kant, c'est justement que le génie ne sait pas ce qu'il fait. C'est quelqu'un qui est régi par son idiosyncrasie, par sa singularité au sens le plus physiologique et lié à son histoire individuelle. Dans le génie, la nature forme l'art. La génialité, c'est une figure de spontanéité absolue. Il y a cette dimension dans la pop, quels que soient les genres, même virtuoses dans la pratique comme le jazz. Cette spontanéité individuelle là, au moins de manière fantasmatique, elle continue d'être décisive. C'est du non intentionnel et c'est ça qu'en tant qu'auditeur tu vas apprécier, ça dépasse les anticipations rationalisées. On ouvre le royaume de l'art à n'importe qui, et en même temps, on veut conserver cette espèce de puissance d'une individualité qui, tout à coup, mériterait qu'on détourne le regard des autres et qu'on la regarde elle. Parce qu'elle est intrigante, séduisante ou universelle dans sa singularité absolue.

Est-ce qu'on ne peut pas aussi dire, à partir de ton livre, que la pop porte la promesse d'un autre mode de vie ? Est authentique la pop qui correspond à un certain mode de vie. L'idéal est toujours un peu déçu parce que la communauté reste singulière et qu'on n’atteint jamais la démocratie au sens du « peuple en entier ».
Ça fait partie de nos manières de juger la pop authentique ou non : quand on est en mesure de la rapporter à une forme de vie. Quand un individu semble trop détaché d'une forme de vie qui va apparaitre à un moment socialement intéressant, ça affaiblit un peu la portée de son discours musical. Si on perd la forme de vie, on perd une forme d'authenticité. Alors bien sûr, si aujourd'hui tu es un mec blanc fils de bourgeois c'est un peu plus compliqué de revendiquer ta forme de vie ! En un sens c'est Arnaud Fleurent-Didier qui avait complètement misé sur ça avec sa chanson « France Culture ». C'était drôle parce que justement, c'était assumé. Mon idée c'est que la revendication de la forme de vie vient contre l'universel qui est imposé. D'abord, tu as le mainstream, et ensuite tu as la négativité. Évidemment que le mainstream pique des choses à des scènes locales et les dénature. Mais, en un sens, si des scènes locales existent, c'est parce qu'il y a sans cesse ce processus d'universalisation qui à un moment n'est plus tolérable, et qui va faire qu'il va y avoir des formes de vie résistantes. Elles se construisent contre l'espèce de dissolution de la forme de vie dans le mainstream. Quand un phénomène est trop large, ce n'est plus une forme de vie. C'est quoi la forme de vie de Beyoncé ? C'est juste la forme de vie de quelqu'un de très riche qui est pote avec Obama. Elle ne peut pas devenir un modèle comme la scène grime londonienne. Je ne dirais pas que le moment de résistance à l'universalisation est décevant, il est plutôt constitutif d'un geste de refus du faux universel. C'est ça aussi quand je parle d'utopie de la popularité : comme toutes les utopies, si elle veut trop se réaliser elle devient une dystopie, un cauchemar. Cette histoire de forme de vie c'est un opérateur de résistance au faux universel, à la fausse utopie de la popularité quand elle devient juste du mainstream dominant.

Aujourd'hui, le streaming devient une des premières sources de revenus de la musique enregistrée. Est-ce qu'on pourrait faire l'hypothèse suivante : on fait des albums comme prétexte à faire des lives, source plus importante de revenus ?
À moins que tu ne fasses la tournée des pizzerias en mode stakhanoviste… C'est un peu la même structure : on ne prête qu'aux riches. Ceux qui font le plus de ventes ont le plus de lives. À moins d'être tout le temps sur les routes, en mode hobo des temps modernes, tu ne gagnes pas tant d'argent. On ne peut pas raisonner avec cette idée que le live viendrait compenser ce que ne font pas les ventes : il y a une paupérisation des deux côtés.

Ce qui intéressant, après, c'est ce phénomène d'une musique gratuite, qui a perdu sa valeur marchande en partie. En même temps, elle parait comme un bien indispensable de la vie moderne. Ce qu'a compris Spotify, et qui est quelque chose d'assez effrayant, c'est que ce qui compte, c'est qu'il y ait de la musique, peu importe laquelle. C'est un truc qu'anticipe un peu Adorno, son bouquin s'appelle Current (le courant) of Music. Il comprend qu'il y a quelque chose qui entre en contradiction avec l'idée des œuvres musicales dans l'idée du flux. Au fond c'est une logique qui est anti-artiste et anti-œuvre. Je crois que le streaming est très proche du phénomène de la radio. Ce n’est pas le successeur du CD, c'est le successeur de la radio. Cette idée du live qui viendrait sauver le streaming, c'est ce qu'on a essayé d'espérer, et ça doit être le cas pour certains musiciens mais le phénomène dans sa globalité n'est pas si propice à cette logique.

Et pour des gens comme Beyoncé et Jay-Z ?
Ce sont des gens tellement connus qu'ils peuvent se permettre ce principe et ils ont très bien compris que le streaming n’était pas leur ami. Ils savent qu'ils vont de toute manière être téléchargés, donc ils optent pour un format de diffusion qui reste fidèle à l'identification d'un artiste et à l'unité d'un album. C'est ça qui est terrible : ce sont les plus petits qui se font broyer. Ce sont ceux dont personne ne va parler s'ils sortent sur Tidal. Pouvoir échapper au streaming pour un artiste tout en étant mainstream, c'est la clé. Tu sors du robinet d'eau tiède ambiant et en même temps tu restes ultra identifié parce que tu sais que ça va circuler. Ça aussi, c'est un truc de riche.

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