Ce soir, il saura. Doublement césarisable – nominé pour son court métrage, Les misérables, et pour son documentaire, À voix haute, coréalisé avec Stéphane de Freitas – Ladj Ly tente de ne pas se mettre la pression : « Si on l’a, c’est super. Sinon, on continuera de faire ce qu’on a toujours fait… » César ou pas, le parcours de l’ex-gamin des Bosquets est déjà un succès. « Les Bosquets » – l’un des quartiers populaires du 93 situé à la fois sur les communes de Clichy et de Montfermeil – se sont enflammées en 2005 après la mort de Zyed ou Bouna, ces deux ados électrocutés dans un local EDF où ils s’étaient réfugiés après une course-poursuite avec la police.
Né au Mali, Ladj Ly est arrivé aux Bosquets à l’âge de trois ans et ne les a plus quittés. Dans un sourire, il évoque les « bons souvenirs » qu’il a d’une enfance « bien mouvementée ». Il raconte : « Il y avait plein de potes. Et nous étions très libres ». Les trafics, les rapports compliqués avec les flics, la violence ? Pas question de résumer les Bosquets à la version caricaturale qui se donne à voir dans les médias : « Bien sûr, j’ai aussi été confronté à tout ça. Mais ces années restent heureuses ».
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Reste que ses études sont chaotiques : une première année de BEP, puis il arrête l’école. « En tant qu’enfant d’immigrés, nous étions considérés comme de la main-d’œuvre. J’ai vite compris que ce n’était pas ce que je voulais faire. Alors j’ai cherché… J’ai fait trois ou quatre formations, dont une de multimédia et de vidéo. Celle-là m’a plu. J’ai appris les bases, et compris que c’était ça dont j’avais envie : filmer. Un jour, j’ai pu acheter une petite caméra, et je me suis fait la main sur le terrain ».
« Je ne suis ni anti-flics ni anti-caillera »
Tout de suite, il veut témoigner – raconter sa vie, ses potes, son quartier : « J’ai toujours voulu travailler sur la banlieue. Il y a plein de choses à dire sur ce milieu, et j’aime autant que ce soit moi qui les dise, plutôt que de de regarder les bêtises que disent les autres. Le cinéma français d’aujourd’hui m’ennuie. Il faut faire de la place aux autres. Où sont les rebeus, où sont les blacks ? Pour un Omar Sy, dont le succès est un signe enthousiasmant pour nous tous, c’est le désert, surtout pour les « renois ».
Aux Bosquets, il devient « l’homme-caméra » : bien avant que l’explosion des téléphones portables et l’instagramisation de la vie quotidienne, lui ne se sépare jamais de sa caméra : « Je filmais tout », raconte-t-il. Très vite, il se met à faire du « copwatch », cette pratique qui consiste à filmer les interpellations policières pour, ensuite, en dénoncer les abus. En 2008, il immortalise une bavure. Diffusée sur internet, la vidéo fait scandale. Et, chose suffisamment rare pour être soulignée, les policiers incriminés sont condamnés.
Dix ans après, il en a fait une fiction, ce court métrage baptisé les Misérables, qui vient justement d’être nominé aux Césars. Son regard y est décapant : il met presque dans le même panier les flics, complètement dépassés, et les jeunes, prisonniers d’un système quasi mafieux de contrôle de la cité. « Je ne suis pas anti-flics, pas plus que ne suis anti-caillera. Je connais bien cet univers, et je le montre comme je l’ai connu ». Il l’avait déjà montré dans 365 jours à Montfermeil, saisissant documentaire de 25 minutes consacrées à la cité avant et après les meurtres de 2005 : « Il n’y a pas assez de films sur la banlieue, et ceux qui existent sont rarement authentiques ».
« Je n’ai pas explosé tout de suite, mais j’ai toujours travaillé »
Pour pouvoir faire les siens, il a eu une chance : ses potes du centre de loisirs de Montfermeil. À la vingtaine, ils décident de créer ensemble une structure indépendante pour faire les films « qu’on veut, comme on veut ». Il la baptisent « Kourtrajmé», nom qui sonne aujourd’hui follement « années 2000 ». Les deux autres fondateurs viennent de milieux plus favorisés : Romain Gavras, est le fils de Costa Gavras et Kim Chapiron, celui de Kiki Picasso. Vincent Cassel et Mathieu Kassovitz – deux enfants de la balle, eux aussi – viennent donner un coup de main. Une belle collection de « fils de… » : exactement ceux dont Ladj considère qu’ils « confisquent » le cinéma français.
Va-t-il englober ses copains dans la même opprobre ? Il s’y refuse, publiquement en tous cas, domptant l’amertume possible pour laisser triompher la mythologie de la « bande de potes ». S’ils ne signent plus « Kourtrajmé », les fondateurs du collectif travaillent toujours ensemble. « On reste en contact, on s’aide ». Aujourd’hui, c’est lui, le prolo de la bande qui arrive à la consécration. Plus tard que les autres, qui tutoient le succès depuis déjà plusieurs années : « je n’ai pas explosé tout de suite, c’est vrai. Mais j’ai toujours travaillé ».
Cette double nomination va peut-être faciliter la diffusion d’un travail qui se heurte souvent au diktat des chaines de telé. « Le parcours pour la télé, c’est de vendre une idée et de la réaliser après, comme le diffuseur entend qu’elle le soit. Du début à la fin, il y a un contrôle. Moi, je livre un produit tout fait, qui est celui qu’on voulait faire. Alors forcément, parfois, ça coince ». Comme avec son documentaire, 365 jours au Mali, refusé par toutes les chaines de télé et qu’il finira par diffuser sur le net. Quel que soit le résultat du vote de l’Académie des Césars, Ladj Ly déborde de projets. Il va, notamment, étirer Les misérables à la dimension d’un long-métrage : le tournage devrait démarrer cet été. Il a aussi un projet avec le photographe JR, lui aussi un ami d’enfance, avec qui il a déjà tourné à Montfermeil. De quoi ouvrir un peu plus les portes du cinéma français aux gens « des quartiers ». Cosette et Marius, les héros des Misérables de Victor Hugo, ont d’ailleurs fini par faire la révolution….
Les misérables, de Ladj Ly, Les Films du Worso.