Depuis plus de quatre ans, le magazine BiTS, diffusé sur arte.tv , analyse la pop-culture sous tous les angles. Alors que sa cinquième saison s’est déjà intéressé à la figure du boogeyman , aux conspirations ou aux liens culturels entre la France et le Japon, Motherboard a interviewé Rafik Djoumi, le chef rédacteur en chef de l’émission, auteur d’une biographie de George Lucas et ancien critique de cinéma au Cinéphage et à Mad Movies, pour discuter du space opera, des caractéristiques du genre, de ses origines et de son impact.
Motherboard : Le space opera étant un genre assez large, est-ce que tu pourrais nous donner quatre œuvres, tous médias confondus, qui représenteraient les quatre points cardinaux du genre, les différentes directions dans lesquelles le space opera peut aller ?
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Rafik Djoumi : A priori, si on doit citer les points cardinaux, on doit citer les succès, c’est-à-dire les œuvres qui ont eu le plus d’influence. En premier lieu, il y a le Cycle de Mars d’Edgar Rice Burroughs qui est vraiment la quintessence de la space fantasy, c’est-à-dire la transfiguration d’une littérature d’aventures terrestres dans des univers spatiaux. Ensuite, je pense que toute la saga de Dune de Frank Herbert est assimilable à du space opera plus qu’à de la science-fiction. Même si il y a des éléments de SF dans cette saga, on reste proche d’une configuration de guerres claniques entre différentes maisons – mais à travers les galaxies. Ce sont des choses qu’on va retrouver dans des sagas de fantasy pure, comme Game of Thrones récemment. Il y a bien sûr Star Wars, qui a été sur la fin du 20e siècle l’élément déterminant du genre. Et enfin, pour le quatrième, je choisirais Flash Gordon parce qu’il a fait la jonction entre la littérature pulp, le cinéma et la bande dessinée. Il a donc infusé ce qu’allait être le space opera sur ces différents médias.
Tu dis que Dune s’apparente plus à du space opera qu’à de la science-fiction. Quelle est pour toi la distinction entre les deux ?
La distinction, elle est dans le mot “science”, que l’on trouve dans “science-fiction”, qui est donc une fiction d’élaboration scientifique. Ce n’est peut-être pas la définition académique mais, pour moi en tout cas, la SF c’est l’enfant naturel de la rationalité du 19e siècle et de la croyance dans un monde meilleur par l’exercice du rationalisme scientifique. Du coup, la littérature de SF ne fait que prendre les éléments scientifiques de son époque pour imaginer des futurs possibles. Ces éléments peuvent être matériels (les sous-marins de Jules Verne dans Vingt-Mille Lieues sous les Mers) ou théoriques ; ainsi la physique quantique a inspiré le développement d’univers parallèles dans le roman, dans les années 40 et 50. La science-fiction fonctionne à l’intérieur du champ des possibles de la science. Elle a toujours un pied fermement planté dans ce que l’on sait ou ce que l’on croit savoir du monde.
Dans le space opera, l’espace correspond aux océans et chaque planète est un pays ou une île.
Le space opera, c’est à l’origine un terme moqueur pour désigner la space fantasy. Il est employé pour la première fois en 1941 par Wilson Tucker pour confondre une littérature qu’il trouvait remplie de vieux clichés issus du western et du roman d’aventures. Au départ, le terme space opera est donc l’équivalent du terme soap opera, une bulle qui fait des jolies couleurs mais qui n’a aucune consistance. Au fil des ans, bien sûr, le terme va finir par désigner simplement le genre et perdre cette connotation moqueuse.
Mais le space opera est effectivement une continuation des romans d’aventures maritimes du 18e et 19e siècles, des histoires de mousquetaires de la littérature populaire française, du western et de toute une littérature populaire américaine du début du 20e siècle. Il est très facile de prendre un personnage emblématique de ces genres-là et de le transposer dans l’espace. On peut imaginer un Zorro de l’espace, des pirates de l’espace, ça vient naturellement. Dans le space opera, l’espace correspond aux océans et chaque planète est un pays ou une île ; le passage de l’un à l’autre est simple à appréhender. De plus, les éléments technologiques remplacent la magie de la littérature d’aventures : plutôt qu’un bâton magique, un vieux sorcier aura un sabre-laser. C’est aussi simple que ça.
Le space opera conjugue donc des éléments technologiques extrêmement avancés, qui concernent notamment le voyage dans l’espace, et des éléments purement magiques comme la Force ou les prophéties de Dune. D’après toi, comment ces deux aspect a priori contradictoires se réconcilient-ils dans l’esprit du public ?
Je pense que l’aspect magique inhérent à la space fantasy est accepté par le public en remplacement de ce qu’il sait avoir perdu. La littérature d’aventures des siècles précédents jouait sur l’idée d’un monde encore inexploré pour les Occidentaux, où le mystère et les éléments magiques étaient toujours derrière l’île qu’on n’a pas encore visitée. Mais ce qui avait déjà été exploré rentrait dans le réel et retombait du coup dans un certain rationalisme. Après que les grands empires du 19e siècle ont colonisé le globe, la magie a perdu de son emprise, puisqu’il y avait de moins en moins de territoires mystérieux. Mais cette période correspond aussi au moment où la vision de l’espace va être dramatiquement modifiée. Pour nous, c’est difficile de se représenter le moment où l’on a réalisé, dans les années 20 et 30, qu’il n’y avait pas une seule galaxie, mais des milliers. D’un point de vue scientifique, c’était déjà une explosion du concept même d’univers. Du point de vue populaire, l’étendue de l’inexploré devenait littéralement infinie. Il était donc naturel que notre besoin de mystère et d’exploration se déplace hors d’une Terre qui avait été fouillée de fond en comble. La magie des récits d’aventures s’est naturellement transposée dans ces nouvelles zones d’ombre.
En outre, l’immensité de l’univers permet de rationaliser ces aspects magiques. Les probabilités permettent d’imaginer qu’il existe, à l’autre bout de l’univers, des formes de vie dotées de ce qui nous apparaîtrait comme des pouvoirs magiques. Dans les récits de space fantasy, il n’est pas rare de trouver des aliens télépathes, parce que les probabilités l’autorisent. C’est une façon ingénieuse de garder le sentiment magique dans ces récits.
Et à l’inverse, qu’est-ce qui fait que le public rejette certaines oeuvres de space fantasy, comme ça a pu être le cas avec Jupiter Ascending, par exemple ?
Bonne question. Je pense qu’un des soucis de Jupiter Ascending est contenu dans son titre. Il se déroule dans un espace qui nous est trop proche. En l’occurrence, la planète Jupiter qui fait partie de notre système solaire et correspond à un endroit déjà cartographié et qui nous semble accessible.
Je pense aussi que le film, qui avait été conçu comme une potentielle franchise, s’est retrouvé à accumuler dans son premier épisode beaucoup trop d’éléments à assimiler pour le public. Personnellement, j’aime beaucoup Jupiter Ascending mais je pense que l’essentiel du public a besoin qu’on le prenne par la main. Dans les récits d’explorations maritimes, on ne balance pas le héros sur les océans dès la première page. Il y a vraiment tout un cheminement qui est typiquement celui de L’Île au Trésor de Stevenson où on démarre dans une petite auberge et où le champ du récit s’élargit lorsque le héros découvre un monde de plus en plus vaste. À l’inverse, Jupiter Ascending balance tout son univers au public au bout de dix minutes.
Un autre reproche souvent entendu à propos de Jupiter Ascending concerne son esthétique baroque, voire kitsch. Paradoxalement, à l’époque de la sortie du film, beaucoup de gens s’enthousiasmaient pour le documentaire Jodorowsky’s Dune en considérant que le film de Jodorowsky aurait été le plus grand space opera jamais tourné. Personnellement, j’ai du mal à croire que les visions folles de Jodorowsky n’auraient pas suscité la même réaction de rejet.
Je pense que tu as en partie raison mais, en même temps, le Dune de Jodorowsky aurait été basé sur une franchise déjà connue et, c’est terrible ce que je vais dire là mais, même si les gens n’ont pas lu les romans, ça les rassure de savoir que d’autres qu’eux les connaissent déjà. On accepte plus facilement quelque chose en sachant que c’est tiré d’un livre à succès que lorsque c’est une pure nouveauté. Le deuxième point, c’est que Dune ne se passe pas dans une galaxie qui nous est proche. L’action se situe dans un univers lointain. On n’a même pas vraiment la notion du temps. Ça pourrait se passer des siècles dans l’avenir ou dans le passé, comme c’est le cas de la saga Star Wars. Toutes les fantaisies que portent ces récits nous sont d’autant plus acceptables qu’elles nous sont éloignées.
Or, ce n’était pas du tout le pari de Jupiter Ascending qui, au contraire, essayait de faire le lien entre des clans intergalactiques et une immigrée russe qui nettoie les chiottes à New York. Le projet du film était vraiment de faire cohabiter ces univers et il aurait dû le faire sur une saga, en prenant son temps. Si on avait suivi le personnage dans sa découverte très progressive de l’univers du film, le public aurait été peut-être plus apte à accepter le déluge de visions fantasmagoriques que le film propose peut-être trop tôt.
Dans le BiTS que tu avais consacré au space opera, tu disais qu’une des raisons du succès du genre, c’était de laisser la possibilité au spectateur de se projeter dans un nouvel univers. Est-ce que le médium cinématographique, qui impose directement ses images et son rythme au public, ne complique pas cette tâche pour les créateurs… notamment par rapport à la littérature ou au jeu vidéo ?
Bien sûr. C’est évident que la force du jeu vidéo, c’est de donner au joueur la maîtrise du temps et de l’espace. Dans un jeu comme Mass Effect, par exemple, une énorme partie du jeu consiste à explorer l’univers, à passer d’une planète à l’autre, d’un vaisseau à l’autre. Le joueur peut donc se familiariser petit à petit avec les fondamentaux du récit, avec les différentes espèces extra-terrestres qu’il va être amené à côtoyer, etc. Il peut donc se construire progressivement un univers cohérent habillé de toute cette fantaisie, ce qui est presque impossible pour un film.
D’ailleurs, il y a peu de space operas qui ont été immédiatement acceptés et portés par le public. C’est pour cela qu’on répète, parfois en vain, que le premier Star Wars est l’un des meilleurs scripts jamais écrits. Il permet au spectateur de construire lui-même un univers. Il nous plonge d’emblée dans un univers lointain, avec un empire galactique qui attaque un groupe de rebelles, avec des robots, etc. Mais concrètement, ce qu’on voit, c’est une princesse qui se fait capturer par un chevalier noir. C’est quelque chose de familier grâce aux récits médiévaux. Mais là où le film va vraiment nous “piéger” et nous prendre par la main sans qu’on s’en aperçoive, c’est en introduisant le personnage de Luke. Il vit dans une petite maison sur une planète désertique, il n’y a rien autour, il n’y a aucune étrangeté dans son univers, si ce n’est qu’il boit du lait bleu et qu’il y a quelques robots autour de lui. Mais à travers ses yeux, le champ du récit va s’ouvrir, d’abord jusqu’aux portes de Mos Eisley, qui est pour Luke la frontière de son univers, pour être ensuite projeté dans un espace qui s’agrandit de chapitre en chapitre. À la fin du premier Star Wars, on a vu très peu de choses à l’écran mais le script nous a aidé à en construire beaucoup dans notre esprit. À partir de là, c’est gagné : la suite de la saga va pouvoir encore élargir ce champ-là et le public va suivre.
Si George Lucas avait eu les moyens de faire ce qu’il voulait dès le départ, je pense que le public n’aurait pas suivi. Quand on lit les traitements de 1974 notamment, on voit bien qu’on était très très loin de ce qu’est Star Wars aujourd’hui. Son Star Wars originel débutait directement avec des princesses galactiques dans des palais rococo délirants, on visitait des tas de planètes, on allait sur la planètes des Wookies, des choses comme ça. Il n’y avait pas cette dynamique consistant à prendre le public par la main. Pour cela, Lucas a été extrêmement aidé par quelqu’un qui n’était pas fan du tout de space fantasy. Sa femme Marcia lisait régulièrement les différentes versions du script et lui disait que ça l’emmerdait de devoir assimiler autant d’informations, autant de personnages, autant de lieux. Du coup, ça l’obligeait à revenir à l’essentiel, c’est-à-dire au ressenti de son protagoniste qui découvre petit à petit un univers incroyablement vaste et riche.
La question de la physique quantique nous a mené aux rives de la folie et à l’implosion de tous nos concepts de réalité.
On associe souvent le space opera et l’attrait du public pour l’exploration spatiale. Quelle est pour toi la relation entre un genre qui procède donc de la fantaisie et la réalité concrète de la technologie spatiale ? Est-ce que tu penses que la space fantasy est, ou a été, un moteur de l’exploration spatiale ?
Je pense que ça a au moins joué un rôle d’introduction à la science. Historiquement, les gens qui ont intégré les universités scientifiques dans les années 50 et 60 sont d’anciens gamins qui ont lu les ouvrages de space fantasy ou même des ouvrages d’exploration maritime et qui sont fascinés par l’inconnu. Sans vouloir faire trop de psychanalyse de bazar, on sait que les enfants ont peur du noir et croient y voir des formes terrifiantes. On sait aussi que ce rapport à l’obscurité est un moyen de se construire psychiquement et d’apprendre à maîtriser la part d’inconnu en soi-même. Chez certains enfants, ce désir de confronter un inconnu toujours terrifiant est nourri par ces récits d’aventures. Si L’Île au Trésor est le classique qu’il est devenu, c’est parce qu’il est terrifiant, c’est parce que ce que ce gamin traverse est terriblement dangereux mais que ça le mène quelque part. Donc lorsque tous ces mômes lisent de la space fantasy qui met en scène des monstres abominables hauts de plusieurs étages fonçant sur le héros, c’est une invitation à aller se confronter à l’inconnu… et la démarche scientifique poursuit cette quête. Il y a une continuité entre la space fantasy, une littérature un peu plus orientée SF ou hard-SF où les concepts scientifiques sont ancrés dans le réel et les études scientifiques que vont faire ces enfants plus tard.
En outre, il est frappant de voir à quel point les scientifiques qui ont travaillé sur l’atome ou sur la physique quantique se sont référés aux récits du Rig-Veda ou du Mahabharata, qui sont des récits qu’on peut voir comme de la pure space fantasy. On a des dieux qui se battent au-dessus du ciel dans des vaisseaux de feu. Il y a même des complotistes qui considèrent que des aliens se sont véritablement battus au-dessus de la Terre et que les Indiens en ont fait le récit. Mais ce qui est important, c’est qu’il semble exister un lien entre ces récits sacrés, parmi les premières tentatives de métaphysique, et les récits de la space fantasy.
Et tout cela se rejoint dans la démarche scientifique, notamment en ce qui concerne les notions les plus terrifiantes sur lesquelles la science a travaillé au 20e siècle. La question de la physique quantique nous a menés aux rives de la folie et à l’implosion de tous nos concepts de réalité. C’est dangereux pour l’esprit d’un scientifique de travailler jour et nuit sur ces sujets. On peut très bien voir ces scientifiques comme des navigateurs sur un océan d’inconnu, prêts à chavirer à la moindre tempête, prêts à se tromper de route, prêts à revenir sur leurs pas, etc. On peut aussi transposer ces éléments-là pour y voir des tempêtes de poussière cosmique ou des pluies de météorites. D’une certaine façon, la confrontation à un inconnu tellement vaste, tellement gigantesque, tellement impressionnant par rapport à notre insignifiance ne peut ressembler qu’à un roman de space fantasy.
Du coup, comment expliques-tu le relatif désintérêt actuel pour l’exploration spatiale, par rapport aux années 50 et 60 où la space fantasy et la conquête spatiale captivaient le public ?
J’ai l’impression que les années 50 et 60 ont porté la SF, plus que la space fantasy. C’était l’époque où ce qui était vraiment valorisé, c’était le caractère rationnel de cette littérature. Non seulement ça correspondait à ce bond en avant dans la conquête spatiale, mais il y avait en plus d’éléments concrets qui venaient régulièrement rappeler au public que le projet était en bonne voie.
À l’heure actuelle, on ne peut pas mesurer le choc qu’a représenté Spoutnik à l’époque. Soudain, dans un ciel fait de boules de gaz venues d’on ne sait où, il y avait un objet créé par l’homme. C’était quelque chose de proprement terrifiant. Il y a d’ailleurs eu un véritable schisme entre les adultes et les enfants. Les premiers se sont mis à avoir peur de la présence d’une potentielle arme soviétique au-dessus de leur tête. Les seconds ont été fasciné par un objet capable de circuler dans l’espace et ce sont eux qui vont faire le coeur du MIT à la fin des années 60 et dans les années 70.
Mais, effectivement, à partir du moment où l’homme a posé le pied sur la Lune, on a constaté un désintérêt progressif du public. Comme si après tous les efforts déployés pour effectuer ce premier pas, les gens avaient pris conscience passer à l’étape supérieure allait prendre des générations et des générations, et qu’ils n’attendaient plus rien de l’exploration spatiale. Entre temps, la jeunesse du monde occidental s’est intéressée bien plus aux univers intérieurs qu’aux univers extérieurs. Que ce soit au travers des trips new-age ou de la méditation transcendantale, le but était d’explorer l’intérieur de l’humain et de sa conscience. Un film comme Star Wars est d’ailleurs bien plus l’enfant de cette culture-là que de celle d’Isaac Asimov. Parmi les lectures de George Lucas à l’époque, on retrouve par exemple L’Herbe du Diable et la Petite Fumée de Carlos Castaneda qui n’est pas de la space fantasy mais plutôt du bon gros trip hallucinogène. Néanmoins, la space fantasy revient sur le devant de la scène parce qu’elle porte des récits du cycle héroïque qui ont pour vocation de confronter le lecteur à son propre psychisme et à l’inconnu qui est en lui.
Un phénomène est à cheval entre le space opera et la SF : la saga Star Trek. Quand la série est diffusée dans les années 60, en pleine conquête spatiale, elle n’intéresse pas le public et il va falloir le travail d’un petit groupe de fans durant les années 70 pour que Star Trek revienne. Mais la raison pour laquelle Star Trek est revenue n’est pas liée à l’exploration spatiale et à la SF mais plutôt à ses éléments de space fantasy. Si on regarde le premier film Star Trek, sorti en 1979, les éléments qu’il propose sont des éléments métaphysiques à travers la confrontation à une intelligence artificielle qui a pris conscience d’elle-même. On y voit aussi pour la première fois la planète de Spock, ce qui apporte un côté très fantasy. Star Trek est donc intéressant parce que la nature de la saga est une source de contradiction, entre ses éléments de SF basés sur du concret scientifique, son aspect space fantasy au sens où on retrouve le principe de l’exploration maritime transposée dans l’espace, et ses considérations politiques : on y retrouve, comme par la suite dans Babylon 5, les questionnements du monde occidental sur la capacité des peuples à vivre en bonne intelligence.
Si le cycle héroïque sert à l’humanité depuis autant de temps, c’est qu’il a une fonction structurante absolument cruciale, voire sacrée.
À travers les goûts du public pour tel ou tel genre, on voit donc les questionnements civilisationnels du moment. Aujourd’hui, je ne sais pas exactement à quelle grande épreuve on est soumis. Peut-être la découverte de notre finitude. J’ai l’impression que la révolution Internet a montré à l’humanité qu’elle pouvait être entièrement contenue sur les réseaux, ce qui implique l’existence d’une limite à la nature humaine, et d’une certaine façon, on est à la recherche de cette limite. Tous les questionnements par rapport à l’intelligence artificielle portent sur ce plan. Dès lors, peut-être que les récits de SF ou de fantasy à venir, en tout cas ceux qui auront du succès, seront ceux qui sauront travailler cette question. En cela, je pense que la culture cyberpunk japonaise a pris un peu d’avance en mettant en scène dès les années 90 des personnages qui étaient à la lisière de l’humain et du robotique et qui étaient confrontés à des questions d’ordre métaphysique sur leur identité. C’est peut-être un chemin à suivre. On ne peut pas dire que le film Ghost In The Shell sorti récemment ait tout à fait compris que l’enjeu était là. Mais ça pourrait être le chemin vers lequel on se dirige.
D’une certaine façon, le cyber-espace peut, au même titre que l’espace, être le lieu d’une même distinction entre une approche SF et une approche fantasy.
Oui, bien sûr. Rétrospectivement, on voit qu’il n’y a pas vraiment de hasard mais, à la fin des années 90, il y a eu un moment très intéressant à la sortie de ce qui devait être le plus gros film de SF de l’année, qui était Star Wars épisode 1. Sur le moment, ça a effectivement été un énorme succès mais un énorme succès qui a déçu l’essentiel de son public. Même si le public n’avait pas vraiment le moyen de se faire entendre, on avait bien compris que quelque chose avait merdé. En même temps, ce même public a porté au pinacle un film sorti de nulle part, qui était le premier Matrix et qui représentait la concrétisation cinématographique de toute une littérature cyber-punk qui existait depuis une vingtaine d’années. Il n’est pas étonnant que ce succès soit arrivé à ce moment charnière où Internet commence à s’implanter dans l’esprit des gens comme quelque chose qui existe et avec lequel on va devoir composer. C’est ce qui a ouvert l’esprit du public à l’idée de la Matrice, de son univers fait de codes et de chiffres qui se révèlent être la réalité de ce qui nous apparaît sous forme d’images et de sensations. Matrix aurait été totalement incompréhensible s’il était sorti dix ans avant.
Dès lors, les nouvelles questions et les nouveaux enjeux n’étaient plus ceux de l’exploration spatiale, mais ceux de l’exploration des limites de notre réel, et donc, de notre propre finitude. Ce vers quoi le parcours de Néo nous entraîne c’est justement la capacité à transcender une limite que l’on sait être là, même si on ne l’a pas définie. On sait qu’elle est là, on la sent confusément.
Comme on n’a pas encore identifié l’épreuve que l’humanité traverse en ce moment, je crois qu’on n’est pas encore en mesure de créer l’aventure héroïque parfaite pour notre époque.
Alan Moore considère que les gens sont effrayés de découvrir la masse d’information, notamment d’informations culturelles, qu’Internet leur a livré. Au lieu de plonger avec délectation dans tout ce que l’humanité avait pu créer comme récits, comme oeuvres, comme art, il y a une forme de peur et de repli face à l’océan de notre propre création. C’est ce qui mène aujourd’hui à ce geste extrêmement régressif de culture doudou, de retourner vers ce qu’on connaît bien au lieu de partir à l’aventure et d’explorer tout ce qui est explorable. Mais je pense que cette attitude changera à partir du moment où on saura comment procéder.
En outre, il y a régulièrement des évolutions dont on ne mesure pas l’impact. Dernièrement, les efforts de Google pour développer une intelligence artificielle capable de reconnaître le contenu des photos nous a montré ce qu’une machine pouvait “voir” dans nos photos et les visions qui en résultent sont littéralement dantesques. Comme si on avait dit aux gens “voici comment une machine voit notre monde”, et ce qu’elle voit, c’est du Lovecraft ! Je pense que ça a un impact et qu’il va falloir qu’on l’assimile, qu’on comprenne comment notre monde est vu par une machine. Quand on commencera à en comprendre toutes les implications, on aura à nouveau une littérature et une création de films et de jeux vidéos qui nous aideront à mieux les comprendre.
Si on poursuit le parallèle que tu fais entre Star Wars et Matrix, en notant les similitudes entre Néo et Luke, entre Morpheus et Obiwan Kenobi, est-ce qu’il ne faut pas guetter le prochain succès qui suivra ce schéma pour découvrir les problématiques qui seront déterminantes dans les dix à vingt années suivantes ?
Très certainement. Si le cycle héroïque sert à l’humanité depuis autant de temps, c’est qu’il a une fonction structurante absolument cruciale, voire sacrée. C’est l’essence de ce qui nous fait tenir debout en tant qu’humains. Donc ce cycle héroïque, on va le retrouver régulièrement dans les énormes succès qui ont ouvert la voie à de nouvelles façons d’être, que ce soit lors du retour du space opera avec Star Wars ou lors du succès inattendu de Matrix. Ceci dit, au-delà de cette structure, c’est la nature des épreuves auxquelles est confronté le héros qui nous renseigne sur l’époque. La nature des épreuves de Luke n’est pas la nature des épreuves de Néo.
Comme je pense qu’on a pas encore identifié l’épreuve que l’humanité traverse en ce moment, je crois qu’on n’est pas encore en mesure de créer l’aventure héroïque parfaite pour notre époque. Mais mon hypothèse, c’est qu’elle sera liée à cette question de la finitude, c’est-à-dire de l’endroit où le réel défini par l’humanité s’arrête et où commence un réel défini par autre chose que l’humain. Or l’intelligence artificielle propose justement le début d’un réel qui n’est plus défini par l’humain et, comme l’humanité est par nature curieuse, on va obligatoirement s’aventurer dans cette zone-là. Alors, on aura des récits qui traduisent sous la forme du cycle héroïque la confrontation à ce nouvel inconnu.