Culture

Au bout de la misère et la désolation, la scène rap groenlandaise s’active

Rap Groenland

Il est 14 heures, et le soleil se couche déjà sur la ville de Nuuk. Après à peine cinq heures de lumière du jour, les habitant·es de la capitale groenlandaise sont de nouveau plongé·es dans le noir. Bien loin de l’imaginaire collectif des igloos et des manteaux en peau de phoque, la société de consommation et les influences culturelles occidentales se sont totalement immiscées dans le quotidien des 19 000 habitant·es de la plus grande ville du pays. Pour cette communauté d’Inuit·es, être propulsé·es dans la contemporanéité en moins de 50 ans a laissé des séquelles dont ils ont du mal à se débarrasser, entre alcoolisme, chômage, violences domestiques et suicides. Coincé entre société traditionnelle de pêcheurs et modernité, le Groenland peine à s’habituer au changement. Le pays le moins densément peuplé du monde, avec 0,026 habitant·es au km², doit faire face, depuis la création de ses villes, à de nombreux défis sociaux et économiques.

Josef Tarrak est l’un des rappeurs locaux les plus écoutés. Du haut de ses 24 ans, ses textes poignants parlent de son pays blessé. « Grandir au Groenland, c’était génial mais aussi très dur, se rappelle-t-il. Mon arrière-arrière-grand-père était pêcheur et il a dû changer de vie si soudainement qu’il a sombré dans l’alcoolisme et la dépendance, et ça s’est transmis de génération en génération. Ma mère était aussi alcoolique. » Dans les caddies, s’entassent les packs de bière et les bouteilles de Siku, une vodka à base d’eau d’iceberg. Le gouvernement a bien tenté de limiter l’achat d’alcool en cachant les rayons derrière des rideaux ou d’interdire la vente après 18 heures, mais rien n’y fait. Pendant le Covid, le pays a même été contraint d’en interdire totalement la vente – les violences sexuelles et physiques, déjà très présentes, s’étaient amplifiées avec le confinement.

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Si Josef garde un bon souvenir de ses premières années, la situation peut s’avérer sensiblement différente pour d’autres gosses. Au Groenland, plus d’une personne sur trois a été victime d’abus sexuel pendant son enfance, la plupart du temps au sein du foyer familial. Un fléau qui s’explique par « l’ignorance des droits de l’enfant, et la consommation excessive d’alcool et de stupéfiants », selon Sara Olsvig, directrice de l’Unicef au Groenland, pour Ouest France. Ce chiffre a fait réagir la communauté internationale, et le gouvernement tente depuis de stopper le cercle vicieux alcoolisme-violence-abus sexuel.

« Dans ce pays, on acquiesce simplement. Dans ce pays, on se pend simplement. »

Face à ces problèmes de santé publique, les jeunes sont les plus fragiles. Ayant grandi dans des foyers fracturés, victimes de violences et également touchés par les problèmes d’addiction, leurs perspectives d’avenir ne sont pas radieuses. Il y a quelques années, le pays comptait un taux de chômage de 9,1%. Avec une surface recouverte à 80% de la calotte polaire, les jobs ne courent pas les rues. La jeunesse groenlandaise sombre depuis plusieurs années dans un désespoir, qui a déjà de graves répercussions visibles. En 2015, le pays comptait le taux de suicides le plus élevé au monde, touchant particulièrement les jeunes de 15 à 24 ans. Dans la petite ville de Tasiilaq, 1 600 habitant·es, isolée au milieu d’un désert de neige aussi grand que la France, une personne sur cinq met fins à ses jours. Abus sexuels, chômage, dépendance, dépression… Au Groenland, les actualités riment de plus en plus avec désolation et pour la nouvelle génération, vivre est déjà un défi du quotidien, une lutte permanente contre les statistiques implacables.

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Quand les parents noient leurs soucis dans l’alcool, les jeunes traînent leur ennui dans les rues enneigées de la ville, certains jusqu’au centre culturel Katuaq où ils rappent leur mal-être. Le bâtiment, avec sa façade oblique et ondulée, faite de lattes en bois, clashe avec le style industriel des bâtisses qui l’entourent. Pilutaq et Malik sont les deux membres du groupe Toornat. Il y a quelques semaines, ils s’y produisaient en concert. Comme Josef, qui vient d’ailleurs de sortir un EP, ce sont des acteurs principaux de la scène rap du Groenland. Ayant grandi tous les deux à Nuuk, ils partagent le ressenti de cette jeunesse accablée. « La difficulté de grandir ici, c’est qu’il y a des problèmes d’addiction à l’alcool et aux drogues chez les jeunes. Et si tu veux aller n’importe où en avion, c’est très cher, donc les jeunes ne quittent jamais le pays », expliquent les deux amis qui ont formé leur groupe en 2020.

Pour cette jeunesse bloquée, le seul échappatoire possible, c’est le Danemark. Si le Groenland est aujourd’hui autonome, il est toujours sous la coupe du royaume, en qui, autrefois, ces jeunes endigués mettaient tous leurs espoirs d’une vie meilleure. Mais les attentes se sont vite heurtées au racisme et à l’ignorance, alimentant davantage le besoin d’indépendance des Groenlandais·es. Dans les années 1970, les premiers partis indépendantistes ont commencé à apparaître, comme le parti Inuit Ataqualigiit. De 2005 à 2009, il s’est associé à Siumut, plaçant les indépendantistes au pouvoir. Ils le resteront jusqu’en 2013. Aujourd’hui, tous les partis politiques s’accordent plus ou moins sur leur volonté de souveraineté, mais ils peinent à savoir quand et comment. Et si une grande majorité de la population soutient cette volonté d’indépendance (67,7%), la probable baisse du niveau de vie qui pourrait l’accompagner, déjà assez faible, inquiète. Il y a une cinquantaine d’années, le groupe de rock Sumé avait été le premier à chanter sa colère en groenlandais. Leurs chansons engagées étaient devenues les B.O. des protestations des premiers mouvements indépendantistes nationaux. Dans le documentaire The sound of a revolution, qui retrace leurs parcours, on peut constater que les critiques faites au Danemark par la jeunesse des années 1970 sont toujours d’actualité.

Le morceau Tupilak de Josef Tarrak est souvent repris quand on parle des tensions entre les « Danes » (les habitant·es du Danemark) et les Groenlandais·es. Ce morceau est l’expression même de cette jeunesse qui rêve de voir son pays décolonisé et retrouver sa fierté culturelle ((Le Groenland n’a plus le statut de colonie à proprement parler depuis 1953 et a acquis son autonomie interne par rapport au Danemark en 1979, NDLR). « On doit tout apprendre d’eux, mais ils ne savent rien de nous, ironise Josef. Ils pensent encore qu’on vit dans des igloos, alors que nous, on doit apprendre leur langue et agir comme ils le souhaitent. »

Comme beaucoup de personnes de son âge, la petite amie de Josef s’est envolée pour Copenhague pour y suivre des études de médecine. Sur l’île, il n’y a pas vraiment de possibilités de faire de longues études. Il l’a suivie, mais les deux amoureux attendent avec impatience de retourner au Groenland pour y faire leur vie. « Les soins de santé et la structure gouvernementale du Danemark sont excellents mais les gens pas vraiment, je préférais être au Groenland, remet-il. J’aime bien être au Danemark, mais on se sent un peu seul·es. On ne se sent pas les bienvenu·es. »

Les paroles de Josef racontent la fois où des gens ont dessiné un svastika sur sa porte au Danemark, et les insultes à répétition qu’il subit, « Eskimo Paki » ou « Arctic Monkeys ». Pour une partie de la population danoise, les Groenlandais·es forment une sous-classe de cas sociaux coûteux, des « kalak ». Dès l’enfance, les deux populations apprennent à ne pas se mélanger et le racisme systémique est ancré partout. « On a fait l’expérience du racisme depuis l’école primaire où les élèves groenlandais·es et danois·es sont divisé·es en classes différentes, ce qui entraîne souvent des bagarres et d’autres problèmes », témoignent Pilutaq et Malik, dont les textes critiquent toute l’organisation sociale du pays.

« On commence doucement à aller mieux »

Face à ce rejet, plus question de sauter dans un vol Air Greenland vers Copenhague dès la première occasion. Plutôt que d’essayer de se plier aux attentes d’un autre pays, la nouvelle génération tente de sortir de cette spirale de désespoir et de se défaire de l’oppression coloniale. « On a plus de connaissances et une culture de la consommation d’alcool différente de celle de nos anciens. C’est difficile de sortir du cycle, mais on est plus conscient et connecté », affirme Josef.

Pour les jeunes groenlandais·es, il est grand temps de s’extirper de cette identité coincée entre deux pays, entre tradition et modernité. Les jeunes de la ville se réapproprient la culture inuit et entament, depuis plusieurs années maintenant, une résistance culturelle. « Aujourd’hui, les habitant·es du Groenland commencent à se renouveler en adoptant la culture inuit, avec la danse du tambour, les tatouages sur le visage et les rituels de chasse. Sur le plan musical, de nombreux styles de musique différents commencent à émerger et la réalisation de films est en plein essor », racontent les membres de Toornat. « Je pense, qu’en tant que pays, on commence doucement à aller mieux », renchérit Josef, lui-même tatoué au visage.

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Les tatouages faciaux, au fin tracé noir, font partie intégrante de l’identité inuit. Pratique ancestrale qui représentait autrefois les différentes étapes de la vie, c’est aujourd’hui la preuve ostensible de la fierté de la jeunesse groenlandaise, qui tente de réécrire son histoire. Si les rappeurs sont majoritairement masculins, la renaissance a aussi des visages féminins forts. Seqininnguaq Qitura L. Poulsen arbore, elle aussi, les tatouages traditionnels. La jeune femme de 20 ans explique, au média Arab News, qu’elle « voulait montrer au monde à quel point je suis fière d’être Inuite. » Celle, dont le prénom signifie « joli soleil », représente son pays dans diverses instances internationales et se décrit comme militante pour les droits des autochtones et artistes. Son travail est axé sur la santé mentale, la décolonisation et la revitalisation des cultures autochtones.

Si les rappeurs groenlandais parlent couramment danois et souvent anglais, il est important pour eux de chanter en inuktitut, la langue nationale. Le hip-hop est aujourd’hui le genre le plus écouté chez les jeunes du pays. « Il y a beaucoup de rappeurs underground sur Soundcloud, explique Josef, et plusieurs endroits à Nuuk où on peut se produire et faire de la musique. »

Les habitant·es le racontent, la musique a toujours occupé une place importante dans le cœur des groenlandais·es. Dans les bars, à la maison, et même dehors, les gens chantent. Il n’y a pas de conservatoire, mais beaucoup savent jouer de la guitare ou du piano. Le prix des instruments étant exorbitants car importés, les objets se passent dans les familles. Dans les villes et villages, il n’est pas rare que les locaux créent des endroits pour se retrouver et jouer de la musique. Proportionnellement au nombre d’habitant·es, ceux qui pratiquent, professionnellement ou non, de la musique, sont majoritaires.

Le groupe de pop-rock Nanook connaît un succès international et chante également dans leur langue natale. « On ne ressemble à personne d’autre. Le mélange d’influences, entre musique traditionnelle groenlandaise et musique internationale, le choix de la langue et notre style font qu’on produit quelque chose d’authentique, et c’est aussi ce que ressent notre public. Les commentaires sur les réseaux sociaux qui viennent de partout ou les retours du public après les concerts montrent que la langue n’est pas nécessairement une barrière », indiquait le groupe, à France Info, en 2021.

La musique s’impose alors comme un moyen d’expression privilégié, mais la littérature commence également à porter la parole de Kalaallit Nunaat (« Groenland » dans la langue locale) par-delà les océans. L’écrivaine Niviaq Korneliussen est née en 1990, au sud de ce pays qu’elle surnomme « l’île de la colère ». Son livre Homo sapienne, publié en 2014, rencontre un énorme succès, d’abord au Groenland, puis au Danemark. The New Yorker la considère alors comme la nouvelle star littéraire de son pays. Elle raconte le quotidien de membres de la communauté LGBTQIA+ dans la ville de Nuuk et aborde tous les tabous de la société groenlandaise pour porter haut et fort la tolérance identitaire. L’ouvrage marque un tournant dans la littérature groenlandaise et apporte la preuve que cette nouvelle génération est bien décidée à se réapproprier le pays, faire connaître leur culture à travers le monde et briser les stéréotypes.

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