Lancer son vin : tel est le principe tout simple du kottabos ou cottabe, le jeu d’alcool préféré des Grecs anciens. Apparemment importé de Sicile et particulièrement populaire entre les VIe et IIIe siècles av. J.-C., il serait né par détournement de la libation, ce sacrifice au cours duquel on répand un liquide pour l’offrir aux dieux. Mais le moins que l’on puisse dire, c’est que ces origines pieuses se sont vites perdues dans un mélange douteux d’ivresse, de violence et de sexe. Bienvenue dans le petit monde des fêtards grecs, pas si éloigné de celui que nous connaissons aujourd’hui.
Le but du cottabe est de projeter la lie ou les dernières gouttes de vin de sa coupe à l’intérieur d’un récipient placé à distance. Le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines indique que la version la plus populaire du jeu s’accommode de n’importe quel objet creux : vase, plat, cuvette ou même bassin pour les bains de pieds. La projection idéale doit émettre un son clair en atteignant son but. Dans certains cas, le récipient est rempli d’eau sur laquelle on a posé des soucoupes de terre cuite. Le joueur qui parvient à en couler le plus grand nombre en les aspergeant de vin remporte la victoire. Une autre variante moins connue demande de renverser un petit plateau de cuivre, la plastinx, posé au sommet d’une tige métallique.
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Quelle que soit la version du kottabos à laquelle il s’adonne, le joueur allongé sur son divan de table passe un ou deux doigts dans l’anse de son kylix, une coupe large et peu profonde dans laquelle on sert le vin pendant les banquets, et éjecte son contenu d’un mouvement de poignet plutôt que du bras. Canon esthétique de la Grèce classique oblige, le lancer doit être précis mais également gracieux, voire « moelleux ». Le philosophe Dicéarque rapporte que cet impératif plaçait le cottabe au-dessus de l’athlétisme dans le cœur de certains anciens :
Les [participants aux banquets] s’évertuaient non seulement à toucher la cible, mais aussi à accomplir chaque partie du jeu d’une belle façon. On devait s’incliner sur son coude gauche et former un arc élégant avec son bras droit pour lancer le latax ; car c’est ainsi qu’ils appelaient le liquide tombé du kylix. De ce fait, certains individus tiraient plus de fierté de leur talent pour le cottabe que d’autres de leur capacité à lancer le javelot.
La comparaison sportive va plus loin. Dans son article Du Kottabos à la guerre dans Les Acharniens d’Aristophane, le professeur de lettre classiques Ross Scaife explique que les auteurs de l’époque utilisaient souvent des termes réservés au tir à l’arc et au lancer de javelot ou de disque pour parler du jeu à boire. De plus, les grecs anciens manifestaient le même esprit de compétition féroce dans le cottabe que dans le sport et l’art oratoire. Chaque partie désignait d’ailleurs un gagnant qui pouvait être récompensé par un prix comme des œufs, des gâteaux, des fruits secs, des sandales, une coupe, un ballon… Seulement, contrairement au disque et à la rhétorique, le kottabos se pratiquait surtout bourré.
Les Grecs anciens aimaient organiser de grands banquets divisés en deux temps : d’abord le repas, puis le symposium où l’on consomme du vin en discutant. Cette seconde partie, dont le nom a été traduit par « boire ensemble » ou « réunion de buveurs », pouvait être animée par des musiciens, des danseurs, des acrobates… L’ayant qualifiée de « beuverie » dans son article Ivresses dans l’antiquité classique, l’historien Pierre Villard affirme que ses participants étaient tenus de boire ou rentrer chez eux : « malheur aux natures faibles et gloire aux buveurs qui résistent. » C’est dans ce contexte forcément aviné que l’on jouait au cottabe.
En 2015, deux professeurs de la West Chester University de Pennsylvanie ont ressuscité le kottabos dans un grand moment d’archéologie expérimentale. Dotés de kylix et de vases-cibles imprimés en 3D, ils ont démontré (comme beaucoup d’autres) que l’exercice était particulièrement salissant. Une bonne partie des projections de liquide finit par terre alors que les joueurs sont sobres. Avec quelques coupes dans le nez, il ne fait aucun doute que les convives des symposiums inondaient le dancefloor de vinasse. Imaginez l’odeur : dans son traité De l’ivresse, le philosophe Théophraste affirme que les Grecs dédiaient « la plus grande partie » de leur breuvage au cottabe. De toute façon, les esclaves nettoieraient au petit matin.
Si l’expérience montre que le vin des banquets goûtait souvent le sol, les textes et les poteries décorées indiquent qu’il savait aussi trouver les vêtements des fêtards. C’est d’abord une affaire technique : comme les participants étaient installés en cercle autour de leur cible, un jet vigoureux ou tordu avait tôt fait d’atteindre une tunique voisine. C’est aussi une affaire galante. Les hommes auxquels les symposiums étaient réservés invitaient parfois des hétaïres, des courtisanes « chargées [d’entraîner] les symposiastes vers les divertissements érotiques ». Pour ce faire, affirme Ross Scaife, elles pouvaient projeter leur vin sur un convive pendant une partie de cottabe. L’aristocrate ainsi tâché était désigné comme compagnon pour la soirée.
Les hétaïres devaient prononcer le nom de leur cible en maniant le kylix pour que le « marquage » soit complet. Cependant, il était d’usage pour tous les joueurs de kottabos d’invoquer le nom de leur crush avant un lancer, et un tir réussi était perçu comme un signe de bonheur en amour. Des scènes et des inscriptions peintes sur des céramiques à figures rouges montrent qu’un nom prononcé pendant une partie de cottabe pouvait aussi être celui d’un prix. Le kylix levé, un homme demande : « Pour qui [dois-je lancer] la lie ? » Le symposiarque, un convive chargé d’encadrer l’ivresse de l’assemblée, répond par le nom d’une esclave ou d’une courtisane, ou peut-être même d’un jeune aristocrate. Si le joueur atteint sa cible, il peut embrasser le prix et quelquefois partager sa couche.
Comme la bouteille, l’action ou vérité et bien d’autres jeux à boire de notre temps, le cottabe pouvait donc être érotique, à tel point que les anciens décrivaient parfois les jets de vin comme « aphrodisiaques ». Il était un symbole de plaisir sensuel, mais aussi de paix et d’insouciance. L’un des personnages des Parques du poète Hermippe le Borgne l’invoque pour avertir ses concitoyens des malheurs de la guerre : « Tu verras la verge du cottabe roulée dans la paille […] et peut-être tu rencontreras la malheureuse plastinx, contre la porte du jardin, mêlée aux immondices. » Précisons néanmoins que dans d’autres œuvres et même dans le grec ancien lui-même, le kottabos apparaît avant tout comme l’avatar de la turbo-cuite.
L’historien Louis Becq de Fouquières rapporte que Plutarque et ses contemporains disaient d’un homme ivre « qu’il exhalait une odeur de cottabe », que l’expression « lancer le cottabe » était utilisée pour décrire « le dernier degré de l’ivresse », et même que le nom du jeu lui-même était devenu sur le tard un synonyme de « vomir sous l’effet de l’alcool ». Dans l’imagination des Grecs anciens, le kottabos évoquait donc les excès et les comportements outrageants, c’est-à-dire l’hybris, cette « démesure » punie par la cité comme par les dieux. La mythologie grecque grouille de personnages condamnés à mourir ou souffrir pour leur hybris : Prométhée, Icare, Tantale. Dans Les Travaux et les Jours d’Hésiode, c’est toute la race d’argent, ancêtre de l’humanité, qui périt de la main de Zeus pour sa démesure. La légende raconte aussi que l’hybris, et tout particulièrement celle du kottabos, a lancé le conflit bien réel qui a brisé l’empire athénien.
Dans la comédie Les Acharniens, Aristophane fait dire à l’un de ses personnages que des jeunes athéniens ont déclenché la guerre du Péloponnèse en enlevant une courtisane de la ville voisine de Mégare au cours d’une escapade post-symposium, une pratique connue à l’époque sous le nom de komos et réputée pour le bruit et les bastons qu’elle pouvait entraîner. Le poète assemble un néologisme, methysokottaboi, pour décrire les kidnappeurs. Que ce mot ait été traduit en « ivrognes du cottabe », « ivres d’avoir joué au cottabe » ou « ivres de cottabe », il laisse à croire que le jeu entraîne une intoxication particulière où se mêlent excès d’alcool, orgueil viril, esprit de compétition et excitation sexuelle. Un cocktail idéal pour sombrer dans l’hybris, et donc s’attirer un terrible châtiment. Quand la guerre du Péloponnèse prend fin en 404 av. J.-C., des centaines de milliers d’hommes sont morts et Sparte s’est emparée d’Athènes. C’est la fin de l’âge d’or de la Grèce antique.
Plutarque raconte dans ses Vies parallèles que les Mégariens invoquaient l’enlèvement conté par Aristophane pour rejeter la responsabilité de la guerre sur les Athéniens. François Lefèvre, professeur d’histoire grecque antique à la Sorbonne, affirme néanmoins que « l’anecdote d’Aristophane est complètement pipeautée, évidemment. » Joint par téléphone, il explique : « Des choses beaucoup plus sérieuses ont amené à la guerre du Péloponnèse. En revanche, on a tout lieu de croire que ce genre d’incident pouvait se produire dans le contexte d’un conflit de voisinage. Et dans ce cadre où tout le monde se connaît, de petites choses peuvent avoir de grandes conséquences. »
Aujourd’hui, par bonheur, il est plus difficile d’imaginer que les bêtises de jeunes bourrés puissent déclencher une guerre. (Quoi que ?) En levant votre pinte ce soir, rappelez-vous tout de même des mots d’Épicharme, un poète grec décédé il y a presque 2 500 ans :
Boire amène à errer ivre dans les rues ; errer ivre dans les rues amène à se comporter comme un porc ; se comporter comme un porc amène au procès ; [un procès amène à être reconnu coupable] être reconnu coupable amène aux fers, aux chaînes et à l’amende.
Cela vous empêchera peut-être de recevoir une contravention de 68 euros parce que vous avez uriné sur la voie publique. Puisqu’on vous dit que les Grecs savaient déjà tout.
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