À 6 ans, Loc Truong a fait comme près de deux millions de Vietnamiens. Il a quitté le pays au moment où l’armée populaire prenait Saïgon. Installé à San Diego, en Californie, il a grandi et a fait l’expérience d’une adolescence sous le statut de réfugié, sans jamais imaginer qu’il retournerait dans le pays que sa famille avait fui – jusqu’à ce qu’un semestre à l’étranger dans le cadre de ses études l’y conduise et plante une graine dans son esprit.
Des années plus tard, alors que Loc Truong travaille à la Wachovia Bank, il décide de faire ses valises et de prendre un aller simple pour Saïgon. Grâce à sa maîtrise de l’anglais, du vietnamien et à ses années passées aux États-Unis, il parvient à trouver un taf au sein d’une agence immobilière réputée. Mais Loc Truong a d’autres projets. En 2011, il a participé à l’ouverture du très célèbre Chill Skybar, une oasis installée sur un toit, qui sera très vite suivie par beaucoup d’autres lieux reprenant ce même modèle sur les sommets de Ho-Chi-Minh Ville (l’autre nom de Saïgon).
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« C’était un concept international – dirigé par des Vietnamiens et des Occidentaux. Les gens pouvaient venir boire des cocktails et écouter de la musique plus occidentale, comme du hip-hop ou de la house », raconte Truong. « Par la suite, de nombreux bars ont ouvert sur les toits, se concurrençant les uns les autres. Ça a contribué à élever le niveau en matière de boisson et de cuisine, ainsi que l’offre de divertissement de la ville. »
Si ces nouveaux établissements sont si différents c’est parce que leurs patrons sont des membres de la diaspora vietnamienne, des Viet kieus qui ont passé de nombreuses années loin du pays.
Un bar sur un toit qui met du hip-hop et propose des cocktails originaux, ça n’a peut-être rien de révolutionnaire pour un jeune citadin de Paris, Londres ou New York, mais pour la classe moyenne de plus en plus importante de Saïgon, une population qui cherche à claquer du blé, le Chill Skybar et les derniers lieux de vie ayant vu le jour ont soufflé un vent de fraîcheur sur la ville.
Ils ont notamment ouvert la voie à des restaus, bars et autres brasseries conceptuelles que les Saïgonais n’avaient jamais connus jusque-là. Si ces nouveaux établissements sont si différents c’est parce que leurs patrons sont souvent des membres de la diaspora vietnamienne, des Viet kieus qui ont passé de nombreuses années loin du pays.
Le terme Viet kieu, considéré comme péjoratif par le passé, est désormais utilisé par les Vietnamiens pour distinguer ceux qui sont nés ou qui ont vécu à l’étranger. Il suggère également un statut légal – en 2004, le gouvernement communiste vietnamien a officiellement déclaré que la diaspora vietnamienne faisait partie de la communauté vietnamienne. Dès 2007, le gouvernement a décidé d’exempter les gens qui pouvaient prouver leurs origines vietnamiennes de démarches pour obtenir un visa. Aujourd’hui, les Viet kieus bénéficient d’exonérations d’impôts et de limitations moins restrictives sur la propriété immobilière et les licences commerciales. Ils peuvent en outre ramener au pays leur épouse et leurs enfants étrangers.
Un geste qui vise aussi à attirer le pouvoir économique des Viet kieus – en 2015, la Banque mondiale a noté que les fonds envoyés par les Vietnamiens d’outre-mer s’élevaient à près de 12 milliards d’euros. Mais ce sont également pris dans les filets des millions de vacanciers, de retraités et d’entrepreneurs qui sont revenus en nombre s’installer sur la terre de leurs ancêtres, ramenant dans leurs bagages la sagacité commerciale acquise à l’étranger, qu’ils marient habilement avec la sensibilité aux nuances de la culture vietnamienne héritée de leurs parents.
« La perception des Viet kieus au Vietnam n’a pas toujours été positive », raconte Peter Cuong Franklin, patron et chef du restaurant Anan et du bar à cocktail Nhau Nhau, d’inspiration années 1960. « Mais la situation s’est beaucoup améliorée ces dernières années. Les Viet kieus contribuent grandement à l’évolution de domaines créatifs. Leur influence est palpable dans la gastronomie, l’art, la littérature, la musique et la mode. Ils apportent une perspective internationale qui aide à relier le Vietnam au reste du monde. »
Les Viet kieus partagent tous la douloureuse expérience d’avoir dû quitter leur patrie, le pays de leurs parents, mais leurs histoires individuelles montrent un groupe qui est tout sauf monolithique. Franklin, par exemple, a grandi dans la ville de Da Lat, dans les montagnes du centre du Vietnam. Sa mère dirigeait un petit restaurant qui leur servait aussi de salle à manger. Il a quitté le pays à l’âge de 12 ans, a été adopté par une famille américaine et a passé son adolescence sur la côte est des États-Unis. Suite à une longue histoire qui mériterait de faire l’objet d’un article à part entière, il a finalement pu retrouver sa mère biologique 20 ans plus tard.
Après avoir étudié dans une école de cuisine et avoir travaillé en tant que chef dans des restaurants de New York, Londres et Hong Kong, Franklin a décidé de revenir au Vietnam il y a deux ans pour devenir l’un des Viet kieus les plus en vue sur la scène gastronomique nationale, aux côtés du chef australo-vietnamien Luke Nguyen, également star du petit écran, qui possède des restaurants en Australie et au Vietnam, et de la chef Anh Le, qui a longtemps vécu au Danemark avant de revenir au pays et de devenir notamment juge pour le Top Chef local.
« Je pense que Saïgon a beaucoup de potentiel et qu’elle pourrait devenir une étape incontournable de la cuisine mondiale, non seulement pour sa nourriture de rue mais aussi pour sa créativité. »
Franklin a intitulé sa cuisine « cuisine mới » ou « nouvelle cuisine vietnamienne », parce que c’est un mélange de saveurs traditionnelles et de techniques modernes. Certains des plats qu’il a mis au point, comme le taco banh xeo, le pho à la truffe noire ou le spectaculaire banh mi à la truffe (qui coûte la modique somme de 100 dollars), ont déjà été mis en avant par des médias culinaires internationaux dont MUNCHIES. Mais Franklin reconnaît que le principal défi sur place consiste à essayer de proposer des expériences haut de gamme dans un pays pauvre. Il reste cependant convaincu qu’il est nécessaire de surmonter ces épreuves pour montrer que la cuisine vietnamienne est capable de contenter les amateurs de boui-bouis traditionnels comme ceux qui, désormais, souhaitent une expérience plus gastronomique.
« On essaie d’élever la cuisine vietnamienne à un autre niveau, et cela s’avère assez difficile », explique Franklin. « Mais à mesure que le Vietnam se modernise, la nourriture doit suivre cette évolution et s’adapter afin de rester pertinente. Je pense que Saïgon a beaucoup de potentiel et qu’elle pourrait devenir une étape incontournable de la cuisine mondiale, non seulement pour la nourriture de rue que l’on trouve à des prix très abordables, mais aussi pour sa créativité. Et j’ai été très agréablement surpris des excellents retours que les Vietnamiens et les clients internationaux ont fait au Anan Saigon. »
L’appétit des Vietnamiens pour ces concepts venus de l’étranger se reflète notamment dans l’univers du café artisanal qui est en pleine croissance, d’après Jap Hoang, le Canado-Vietnamien qui a fondé L’Usine, une boutique/café, et le magasin de meubles District Eight. Hoang, dont la famille, francophone, a fui le Vietnam en 1979 pour s’installer à Montréal, raconte à quel point il a été difficile, dans un premier temps, d’impliquer des locaux.
« On a connu pas mal de problèmes quand on a ouvert L’Usine. Il a notamment été difficile de faire venir des clients dans un espace qui était très différent de tout ce qu’ils avaient connu jusque-là, puis il a fallu les éduquer vis-à-vis de produits qu’ils n’avaient vus que dans des magazines internationaux », explique-t-il. « On a été les premiers à présenter des cupcakes aux consommateurs vietnamiens ! »
« Je pensais que nos principaux clients seraient des expatriés mais de nombreux Vietnamiens ont commencé à venir à la brasserie. Aujourd’hui, ils représentent environ 80 % de la clientèle. »
Après le Chill Skybar, Loc Truong s’est inspiré de son amour pour la bière artisanale de la côte ouest américaine, a frappé à la porte de l’antenne locale de Anheuser-Busch, pour ouvrir, en 2016, une microbrasserie, la East West Brewing, qui organise des dégustations sur place.
Ce qui, au départ, s’annonçait comme un travail insurmontable – amener le consommateur local à abandonner sa Heineken et sa 333 pour s’essayer à des trucs qui lui étaient, jusqu’alors, absolument inconnus, tels que la bière blanche ou la brune au goût café-vanille – est finalement devenu de plus en plus facile, notamment grâce à l’attraction naturelle qu’exerce la marque auprès des jeunes vietnamiens.
« Au début, je pensais produire de la bière artisanale et je pensais que nos principaux clients seraient des expatriés », se souvient-il. « Mais on s’était trompé et de nombreux Vietnamiens ont commencé à venir goûter les bières à la brasserie. Aujourd’hui, les Vietnamiens représentent environ 80 % de notre clientèle. »
Aujourd’hui, les Viet kieus ne rentrent pas au pays que pour monter des affaires. Ils viennent aussi en quête d’une liberté créative et d’un sentiment d’appartenance qu’ils n’ont pas pu trouver ailleurs. 43 ans après la fin de la guerre, ce groupe n’est plus formé uniquement des individus qui ont fui le pays. Aujourd’hui, on rencontre également la génération d’après qui vient s’installer au Vietnam, parfois même contre la volonté de leurs parents, tourmentés par les expériences passées.
« En tant qu’Américain et asiatique, encore plus avec un nom vietnamien, j’ai vécu de petits épisodes de discrimination, comme le fait que mon nom soit mal prononcé ou moqué », raconte Hao Tran, rédacteur en chef de Vietcetera, un célèbre site basé à Saïgon qui parle business, société et culture au Vietnam . « Ici, je n’ai jamais ce genre de problème. La vie quotidienne est plus facile. Ça fait un truc de moins auquel on doit penser. »
C’est lors d’un simple voyage d’affaires au Vietnam que Tran, alors âgé de 24 ans et né à San Francisco, a décidé de quitter son boulot de gestionnaire de placements pour venir s’installer à Saïgon. Depuis qu’il a rejoint l’équipe de Vietcetera, Tran a également participé à l’ouverture de deux élégants cafés aux couleurs de la marque, qui sont actuellement dirigés par un couple de Viet kieus qui viennent de Seattle, et proposent le traditionnel café au lait vietnamien, de la bière artisanale locale et de la limonade.
En travaillant dans un média qui parle de nourriture et de boisson, Tran assure qu’il a vu de nombreux commerces pleins d’ambition dirigés par des Viet kieus. Certains ont décollé de manière spectaculaire quand d’autres ont connu des échecs tout aussi retentissants. D’après lui, de nombreux Viet kieus sont encore considérés comme des naïfs par les locaux. Les obstacles pour entrer sur le marché sont néanmoins très faibles, des bleus avec un peu de jugeote peuvent facilement tirer leur épingle du jeu dans leurs domaines respectifs.
« On pourrait dire qu’on assiste à une espèce d’accaparement des terres dans la mesure où de nombreux concepts n’ont pas encore été exploités ici, au Vietnam », souligne Tran. « Si vous parvenez à entrer sur le marché avec une équipe, une idée, un plan et quelques fonds pour commencer, vous pouvez être optimiste. Parce qu’il est fort probable que votre affaire survive et prospère. »
Tam Le, née à Houston, aux États-Unis, est venue s’installer à Saïgon il y a exactement un an. Aujourd’hui, elle essaie de développer une nouvelle cuisine en apportant une touche mexicaine, qu’elle a appris à aimer lorsqu’elle vivait aux États-Unis, aux plats traditionnels vietnamiens que sa mère lui préparait à la maison.
Ce mois-ci, elle a ouvert un nouveau restaurant Viet-Mex, qu’elle a appelé Saigonita. L’idée étant de partager ce qu’elle considère comme la quintessence de l’expérience texane et de souligner que l’anglais, l’espagnol et le vietnamien sont les trois langues les plus parlées dans l’État américain. Au menu, des tacos viet-cajun, des rouleaux de printemps/taquitos, création hybride appelée Chaquitos, et du flan aux œufs de canard et au lait de coco infusé avec du pandan et de la citronnelle.
« Chaque plat est très particulier à mes yeux et raconte un bout de la grande histoire de l’identité et des migrations. Pas seulement de la mienne, mais de toutes les populations, d’où qu’elles viennent, toutes générations confondues », explique Tam Le. « Par exemple, les tacos al pastor, grand classique de Mexico, ont été introduits par des immigrés libanais, mais aujourd’hui, on les considère aussi mexicains que les mariachis. Prenez le flan, ce dessert est très apprécié au Mexique et au Vietnam, où il est arrivé dans les valises respectives des Espagnols et des Français. Mais vous savez d’où est-ce qu’ils le tenaient ? De l’Empire romain. »
Elle décrit ses clients comme autant « d’immigrés non vietnamiens, de Vietnamiens d’ici que de Viet kieus » et les réactions des locaux à sa cuisine comme extrêmement positives – elle a également eu l’heureuse surprise de constater que son personnel vietnamien se préparait régulièrement du guacamole pour leurs propres repas. À ses yeux, ce travail est une manière pour elle de rendre hommage au pays de ses parents.
« Nos parents n’ont pas eu le choix. Il a fallu qu’ils quittent le Vietnam. On a la chance d’avoir notre mot à dire, de pouvoir revenir et de faire quelque chose, quelle qu’elle soit, à notre échelle, pour essayer de faire avancer ce pays », avance-t-elle. « Je suis submergée de gratitude après chaque repas parce que nous avons une terre qui nous offre des herbes magnifiques, de délicieux fruits et de savoureux légumes. »
Pour Tam Le, de même que pour de nombreux autres enfants de Vietnamiens nés à travers le monde, la nourriture a été un moyen privilégié de se reconnecter au pays de leurs parents – ou du moins à l’idéal abstrait qu’ils s’en faisaient. « Ils ont ce mot en espagnol, querencia, c’est ce que vous inspire cet endroit où vous vous sentez comme à la maison, où vous pouvez être vous-même », raconte-t-elle. « Ça vient du verbe ‘querer’ qui veut dire ‘aimer’ ou ‘désirer’. »
En se souvenant de ce moment fatidique où elle a pris la décision de venir s’installer au Vietnam, elle ajoute : « J’avais un profond désir pour Saïgon. À un moment, c’était si fort que si je ne revenais pas au Vietnam pendant quelques mois, j’avais une espèce de mal du pays. Vous imaginez ? Le mal du pays alors que ça ne l’avait jamais été. Peut-être qu’au fond de moi, le Vietnam était toujours là. »
Cet article a été publié préalablement sur MUNCHIES US
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