De lui, on retiendra avant tout un timbre de voix rocailleux et un accent chantant, porté par une verve restée mythique. Commentateur attitré du XV de France, Roger Couderc a marqué le public, moins par la précision de son analyse, que pour sa dévorante passion pour le rugby. Un euphémisme, à en croire Pierre Albaladejo dit ‘Bala’, élégant demi d’ouverture reconverti consultant aux côtés de Roger Couderc. Il n’a ainsi jamais oublié ce tampon du 22 mai 1966, en pleine finale de championnat Agen-Dax : « je venais de chuter dans les caméras et j’étais KO. Lui, il hurlait : “Ils me l’ont tué, ils me l’ont tué !” Heureusement que ma mère était au stade, sinon elle aurait fait une crise cardiaque. Quand je lui en ai fait la remarque, il m’a dit : “Oh tu as raison, je n’y avais pas pensé”. Il était comme ça, Roger », a-t-il confié au micro de France Culture.
De la fin des années 50 au dernier match du XV de France qu’il commente en 1983, Roger Couderc a commenté avec le coeur. Il le reconnaissait lui-même, voire le revendiquait avec une forme de fierté rebelle : lui, le commentateur en chef du XV de France, le suiveur assidu du catch, alors en pleine gloire, ne connaissait pas grand chose aux détails techniques de ces disciplines : « Je n’ai pas la prétention de faire vivre un match avec la technique. J’aurais trop peur d’endormir les gens », est-il ainsi cité dans Les Clameurs du rugby, le livre d’Albaladejo. “Bala” lui-même s’étend plus longuement sur la propension à l’exagération de son acolyte de micro, plus qu’un défaut, un ingrédient indispensable du succès populaire remporté par Roger Couderc : « Enthousiaste, volubile, débordant de vitalité, il avait une propension instinctive à l’exagération sous toutes ses formes. C’est comme ça qu’il a apporté une dimension épique au rugby. »
Videos by VICE
C’est aussi à cause, ou plutôt grâce à cette tendance à mettre en spectacle le sport, que les têtes pensantes de la télé de l’époque ont inventé le duo commentateur/consultant. Avec Pierre Albaladejo, Couderc forme un couple mythique, devenu une référence. Quand l’un jette un peu de souffle épique sur la rencontre, l’autre explique. “Bala” se souvient : « je m’efforçais en permanence de contenir Roger. Je me souviens notamment d’une touche de Romeu. Il criait : “Quelle touche de 70 mètres !” Je disais alors : “Mettez en 20 de moins Roger, et ça ira.” Il répondait : “Oui, oui, c’est vrai, 20 de moins.” »
Quand Roger Couderc débarque dans le petit monde du journalisme français au début des années 50, les canons du commentaire sportif sont encore antédiluviens : des phrases longues, structurées, presque écrites, assorties d’un ton calme et posé. Un carcan qu’il va faire voler en éclats à son arrivée à la télévision, en 1956, coopté par Pierre Bellemare. Avec lui, les phrases se composent de noms de joueurs, d’encouragements soudains, d’exclamations éparses, bref, Roger Couderc n’est plus dans la simple description, il devient un conteur : « il s’octroyait le match, nous donnant des petits noms à tous : “Brin d’osier”, “François les bas bleus”. Des surnoms qui sont restés ».
Ce personnage hors-norme, Roger Couderc l’a construit dès son plus jeune âge, nourri par ses aspirations artistiques, qui le poussent à quitter le foyer familial dès ses quinze ans. Au début de sa carrière journalistique, il s’offre même un passage dans les cabarets de Montparnasse, à Paris. Combinée à sa passion pour le sport, cette indépendance propulse le natif de Souillac sur le devant d’une autre scène – ou plus précisément au pied du ring. Car avant de devenir le commentateur attitré du XV de France, Roger Couderc a fourbi ses armes dans un monde du catch français. Dans des salles aussi mythiques que l’Elysée-Montmartre, il a ainsi occupé le premier poste de commentateur qui a contribué à écrire sa légende. Avec, déjà, une faconde toute méridionale qui lui vaut d’avoir laissé un beau souvenir dans les mémoires des catcheurs de l’époque, de “l’Ange Blanc” au “Bourreau de Béthune”.
Ainsi, Marc Mercier, lui-même catcheur dans les années 80 et fils de Guy, l’une des figures de cet “âge d’or” raconte : « il avait cette facilité d’élocution qui se prêtait complètement au catch et à son côté sport-spectacle ». Auprès des lutteurs, Roger Couderc fourbit ses armes de showman puisqu’il participe même à une bagarre savamment chorégraphiée avec Firmin, le valet de Roger Duranton, l’un des catcheurs qu’il était en train de commenter. Un grand moment de télé.
Ce genre d’épisode a valu à Roger Couderc d’être adoubé par le monde du catch, les éloges de Marc Mercier sont là pour en témoigner : « Il avait une répartie cinglante aussi. Mais il trouvait les phrases parfaites pour faire rire son public sans trop se foutre de la gueule des catcheurs. Et puis, je garde une certaine reconnaissance pour lui puisqu’il m’a mis le pied à l’étrier en conseillant à Roger Delaporte de me faire monter sur le ring pour renouveler les personnages de l’époque. Quand il me croisait, il me disait tout le temps : “c’est bien petit”. »
Ce tic de langage va poursuivre Roger Couderc toute sa vie, jusqu’à devenir emblématique du personnage : « Allez les petits ! » Roger Couderc l’a prononcée un nombre incalculable de fois dans la deuxième partie de sa carrière, où, tout en continuant à commenter le catch, il est devenu le journaliste attitré au suivi des matches du XV de France. C’est là qu’il donne la pleine mesure de ses talents de conteur. Son implication dans chacune des actions des Bleus – il semble pousser avec le pack des avants dans chaque mêlée lorsqu’il lance son fameux cri de guerre – lui vaut le surnom de “16ème homme” auprès du grand public, mais aussi des joueurs de l’équipe de France eux-mêmes. « Il était toujours avec nous en train de bavarder, de s’inquiéter, de lever le verre, de chanter. Il faisait pour ainsi dire partie de l’équipe », assure Michel Crauste, solide troisième ligne surnommé “Attila”.
Roger Couderc était évidemment au mic’ pour la première victoire des Bleus en Nouvelle-Zélande en 1979, un des grands moments de sa carrière.
En mai 68, alors qu’il est lui aussi en grève, il harangue les étudiants à La Sorbonne et encense leur action : « Un homme de 50 ans vous dit merci ! » Ce soutien affiché lui vaudra d’être viré de la télé, et de poursuivre sa carrière sur les ondes d’Europe 1, entraînant avec lui des milliers d’auditeurs accros à sa verve inimitable. Pendant des années, les fans de rugby regardent donc le match en mettant les commentaires d’Europe 1 en parallèle. Ils se régalent de l’entrée en matière humoristique de Roger Couderc : « Chers téléspect… euh pardon. Chers auditeurs, à droite du transistor vous avez les Anglais en blanc, à gauche les Français en bleu. » Un second degré qui pose les bases d’un commentaire sportif d’un genre nouveau, dont beaucoup se revendique aujourd’hui. Ainsi, Patrick Montel, interrogé à ce sujet dans le documentaire Parti Pris, explique : « Roger Couderc pour moi reste le commentateur numéro un indiscutable simplement parce qu’il ne connaissait pas le rugby. Je trouve que c’est l’art absolu que d’arriver à susciter une émotion chez les gens sans forcément connaître le sujet dont on parle. »
Sans le rugby et ces fameuses émotions qu’il lui procure, Roger Couderc ne vit pas longtemps, puisqu’il disparaît en 1984, un an seulement après avoir rendu le micro. Il avait 65 ans. Son dernier match en tant que commentateur de l’équipe de France se déroule le 19 mars 1983, face au Pays de Galles. Il est à l’image de Couderc, plein d’émotion et d’emphase. Ainsi, Jean-Pierre Rives, le mythique capitaine des Bleus de l’époque, surnommé “Casque d’or” par Couderc, percute violemment Blanco sur un plaquage. Au coup de sifflet final, il offre son maillot ensanglanté au commentateur. Un moment qu’il évoque encore avec émotion, 34 ans après : « Roger, c’était un grand frère, un papa, un ami. Il jouait avec nous et on jouait avec lui, c’était magnifique d’être à ses côtés. C’est le genre de personnage qu’on a l’impression d’avoir toujours connu, à qui on veut rendre hommage. On n’avait pas grand chose à l’époque. Ce maillot, c’est tout ce que j’avais, mais il était pour lui. Je crois que sa famille l’a conservé, et j’en suis très fier », se remémore l’ancien international, reconverti artiste. Sur les quelques images de ces derniers instants passés dans son costume de 16e homme, Roger Couderc, en amoureux transi du rugby, se contente d’une phrase, simple et courte : « C’est un maillot de sueur et de sang », qui prouve une chose. Les mots peuvent parfois manquer, même au plus emphatique des commentateurs.
Un an plus tard, Roger Couderc est donc enterré à Mauvezin, le village de son beau-père, là où il jouait au rugby. A la manière de Georges Brassens et de sa Supplique pour être enterré à la plage de Sète, le commentateur avait donné des instructions aussi poétiques que précises pour être inhumé : « La tête près du clocher, pour entendre s’égrener les heures de la vie des autres, et les pieds tournés vers les poteaux de rugby du stade tout proche afin de ne pas rater une transformation. » Le rêve d’une vie, celle d’un amoureux du rugby.