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Music

Plus cool que Jésus, Dean Martin est mort un 25 décembre

Manuella Rebotini, notre chroniqueuse "musique & psychanalyse", allume un cierge pour Petit Papa Dino.

Dino Paul Crocetti est né le 7 juin 1917 à Steubenville, une petite ville industrielle de l’Ohio, huitième plus grande communauté italienne des États-Unis. C’est dans la boutique de son père coiffeur du quartier nord de la ville que le petit grandit. Les affaires familiales sont florissantes car Steubenville devient officiellement en 1908 « ville sans alcool » et que ce sont, étonemment, dans les salons de coiffure que les hommes se retrouvent désormais le soir en sortant de l’usine. Lieux sans femme, tout peut s’y dire, tout peut (presque) s’y faire, sans guère de retenue. Le père de Dino prend très au sérieux la chose, persuadé du rôle ecclésiastique de sa profession : couper, tailler, laver les cheveux des hommes et purifier les bavardages… Ne négligeons pas ici l’aspect extrêmement phallique du cheveu gominé : classe, élégance et virilité. Jusqu’à cinq ans Dino ne parle que le dialecte des Abruzzes transmis par une mère qui ne connait que quelques mots d’anglais. Le temps de l’école est donc celui de l'apprentissage forcé de la langue du pays. Dino s’y plie à sa manière : en désertant, pour s'intéresser au cinéma et à la musique -plus particulièrement au chant. À ce titre, notons que sa mère se souvient l’avoir toujours entendu chanter, ou plus exactement, fredonner et pousser des complaintes, à la manière d'un

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bluesman

.

Dean Marin ne fera jamais d'études et vivra de petits jobs. Il sera notamment croupier, et même un temps boxeur, sous le nom de Kit Crocett. Ses premiers boulots, il les trouve justement dans les nombreuses arrière-salles des salons de coiffure transformées en tripots. Paradis des

bootleggers

, du trafic en tout genre et du crime organisé, le « Little Chicago » de Steubenville fut un vrai paradis pour le jeune Dino – au grand dam de sa famille, qui craignait l'infortune, même si sa mère n’avait de cesse de proférer à tous que son fils deviendrait une star.

C’est en 1934 que Dino chante pour la première foir en public, façon Bing Crosby, au Craig Beach de Cleveland. De suite, on lui colle l’étiquette du « gars sympa à la belle voix grave ». Il y répond en changeant Dino Crocetti en Dean Martin. Nom public. Vie publique. Dès 1946, il se produit avec Jerry Lewis, et ajoute un élément crucial à son répertoire : l’humour. À entendre possiblement comme un nouveau jeu, celui du langage avec calambours et mots d’esprits -comme les nomme Sigmund Freud, orchestrés de multiples pirouettes scéniques.

L’apogée des bluettes sera évidemment celle du

Rat Pack

(avec Sinatra, Davis Jr, Lawford et Bishop), des joueurs de la vie où tout se doit d’être délices, rires et bouffonneries, accompagné de Jack Daniels et de petites poulettes.

Inventeurs d’un vocabulaire spécifique, le Rat Pack parle par exemple de « charlies » (belles poitrines), de « broads » (« large, spacieux » pour désigner les femmes « outillées » pour le sexe), du « Big G » (Dieu) ou encore du « Big Casino » (la mort), tout cela savamment orchestré sur scène (mais pas que), où la bande rit et boit largement autant qu'en dehors. À cet effet un bar roulant sera installé sur la scène du Copa Room de Las Vegas et deviendra le symbole du groupe. L’idée même d’un « traité de picole positive » est prêchée. Or, il est certain que la jouissance trouvée dans l’enivrement contribue à l’économie du jeu car pas de perdants, en effet, quand on commence à s’offrir mutuellement des verres entre amis. Aussi, est-ce en leveur de coude de renom que John Kennedy aurait nommé un temps Dean Martin « ministre de l’alcool ».

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Le cinéma aussi lui offrit une place. Dean Martin donna la réplique à Janet Leigh, Shirley MacLaine, Kim Novak, Marlon Brando, Clift Montgomery et John Wayne… L’un de ses plus grands rôles est incontestablement celui de Dude, dans

Rio Bravo

de Howard Hawks, un poivrot notoire sauvé en devanant homme de loi.

Tout au long de sa carrière, Dean Marin n'aura de cesse de rappeler, avec cynisme et détachement que « la vie est une foutue escroquerie », devise qui expliquerait sans doute son addiction au jeu et sa propension à la rigolade. Mais, en tant que psychanalyste, si je tente de comprendre pourquoi la vie serait une foutue escroquerie, comme le suggère Dean Martin, je dirais que l’escroquerie se situerait davantage dans la perte et le manque qui causent le désir et commandent la jouissance. Entendons ici qu’un sujet du fait qu’il parle et s’engage dans le monde symbolique, s’y aliène, est confronté au ratage de l’objet à saisir et donc se voit marqué de la perte. Du moins.

Cette perte de jouissance constituera néanmoins toute la trame de l’économie subjective du sujet : amour, haine, mise, gain, perte, profit, dette. Etc. On peut penser ainsi que ce serait noué pour Dean Martin l’idée d’avoir à jouer pour récupérer la mise (

sa

mise à être sujet), combler cette perte (l’arnaque) pourtant fondamentale et structurante. Récupérer du gain fut d’ailleurs, comme on le sait, savamment orchestré par le Rat Pack et le réalisateur Lewis Milestrone dans le film

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Ocean’s Eleven

. On cambriole les casinos de Las Vegas, c’est-à-dire les lieux même où l’on mise et où l’on perd très souvent.

Or, il est vrai que Dean Martin remporta des gains – du

plus-de-jouir

tel que le définit Jacques Lacan – avec, par exemple, le jeu de l’humour en déjouant le sens commun établi. Il offrit à entendre au public de l’équivoque qui, de par son caractère original, tendancieux voire belliqueux, ne peut être que vecteur d’accroche auditive et support du désir. Rire de l’arnaque pourrait aussi s’entendre dans le timbre même de sa voix qui glisse sur la chaine littérale sans guère de césures phalliques mais bien davantage portée par un phrasé enclin à la dérision, le peu sérieux, la malice voire le détachement. Ajoutons que le regard fit de même.

Mais à mon sens, le plus beau bénéfice fut incontestablement dans le rapport entretenu avec le public et la place qu’il vint à représenter pour lui. À la différence de Frank Sinatra et, malgré l’effet

crooning

associé à ses talents de dragueur impénitent, Dean Martin se défendit de pousser la chansonnette uniquement pour les

pretty babes

mais bien davantage pour les hommes qui les aiment. C’est-à-dire, on peut le suggérer ainsi, qu’il vint à être un porte-parole des hommes, chantant l’amour, le désir et la fête en place d’exception et de voix idéale qui formeraient des couples. Souvenons-nous :

everybody loves somebody sometimes

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… Le caractère universel de la phrase est évidemment saisissant, le résultat le fut tout autant. Banco. Jackpot. La chanson devint l’un des disques les plus vendus aux États-Unis, celui qui dégomma les Beatles de leur première place des charts en août 1964 et, le message que Dean Martin choisit d’inscrire sur sa pierre tombale.

S’il y eut une dernière mise, on pourrait dire qu’il la joua contre le Big Casino, qui l’emporta définitvement le 25 décembre 1995. Celui qui ne rêvait que de golf et de westerns à la télévision – hors jeu si l’on peut dire –, prit place aux côtés d’une des figures du Père idéal, celui de Noël. Il vint d’ailleurs à le chanter de nombreuses fois durant sa carrière. Ce serait chose étonnante de nos jours mais n’oublions pas que le

crooning

fut aussi l’époque des chanteurs du Père Noël : Johnny Cash, Elvis Presley, et bien sûr, le Rat Pack.

Dean Martin - « [Christmas Blues](http:// http://www.youtube.com/watch?v=H0Zx8c55f7Y) »

(NBC, 1953)

Manuella Rebotini est psychanalyste, membre de l'Association lacanienne internationale (ALI), ancienne élève de l'École pratique des hautes études en psychopathologies (Ephep), et auteur de l'essai Totem et tambour, une petite histoire du rock'n'roll et quelques réflexions psychanalytiques

, publié aux éditions Odile Jacob.