Si vous repoussez tout au lendemain, vous avez peut-être une grosse amygdale

Un Cygne

« La procrastination c’est une discipline à part entière et je suis la championne du monde », estime Chloé*, 25 ans, au calme avec VICE entre deux pierres tombales d’une allée reculée du cimetière du Père-Lachaise. Elle préfère toujours reporter au lendemain ce qu’elle pourrait faire le jour même. Payer ses impôts pour éviter les majorations ou aller faire du sport parce que « c’est important pour la ligne » ? « Je ne suis allée qu’une seule fois à la salle à laquelle je suis abonnée depuis le mois de décembre ! » rigole la jeune chargée de projets événementiels. « Il y a plusieurs semaines, j’ai voulu me désabonner sur Internet. J’avais besoin du numéro de ma carte, qui était dans mon sac dans une autre pièce, donc j’ai abandonné. Au final, je continue à lâcher 20€ par mois dans le vent et à mater des séries pourries toute seule dans ma chambre. » Les rires laissent place à une mou dépitée et coupable. « La procrastination ne plaît pas du tout » à Chloé, qui se sent « handicapée ».

« [Une personne sur deux] procrastine une heure par jour »

En février 2019, un institut de sondage a demandé aux 1 002 fameux Français représentatifs s’ils procrastinaient régulièrement. 85 % d’entre eux ont répondu positivement. 65 % le vivent mal. Une étude plus ancienne évoque plus spécifiquement que 49 % des personnes interrogées « procrastinent au moins une heure par jour au travail ». Pour comprendre le phénomène, un laboratoire allemand de psychobiologie a mobilisé six chercheurs. Les résultats ont été réunis en août 2018 dans la revue Psychological Science sous le titre The Structural and Functional Signature of Action Control.

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Ce que l’on savait déjà : Le cerveau humain est divisé en une multitude de zones aux rôles spécifiques. Elles s’activent vigoureusement à chaque fois qu’on se demande si c’est une bonne idée d’entreprendre une action, qu’il s’agisse de s’élancer à la poursuite d’un gibier dans la savane ou, plus contemporain, de remplir son dossier CAF en ligne.

L’une d’elles, l’amygdale, réunit les informations à notre disposition, qu’il s’agisse des prédateurs visibles immédiatement ou du souvenir désagréable d’une matinée au Pôle-Emploi. Ensuite, l’amygdale en déduit si l’action envisagée représente ou non des emmerdements. Sans elle, absolument rien n’est perçu comme dangereux. Une patiente à l’amygdale grandement atrophiée a par exemple été exposée jusqu’en 2010, avec son accord, à des serpents, des araignées géantes et des films d’horreur sans jamais ressentir la moindre peur.

Si l’amygdale arbitre que ce qu’on veut faire est une mauvaise idée, elle prévient une autre zone du cerveau, le cortex cingulaire antérieur dorsal, qu’on surnomme CCAd. Le CCAd reçoit diverses suggestions — dont celle de l’amygdale — et nous fait prendre une décision adaptée : si c’est la méfiance de l’amygdale qui est la plus convaincante, on aura peur et n’agira pas ; si c’est une autre zone du cerveau qui l’emporte, on sera enthousiaste et entreprenant.

Ce qui est nouveau : Les chercheurs de la Ruhr-Universität Bochum ont interrogé 264 volontaires sur leur capacité à faire ce qu’ils aimeraient, sans le repousser. Puis leur ont fait passer une IRM détaillée. Globalement, les plus gros procrastinateurs déclarés sont ceux qui ont la plus grosse amygdale et chez qui les échanges entre amygdale et CCAd sont les plus mauvais.

Ce que ça peut vouloir dire : Caroline Schlüter, qui a copiloté l’étude, envisage donc une origine matérielle à la procrastination. « Il est concevable que les personnes avec de plus grosses amygdales évaluent plus intensément les actions à venir et leurs possibles conséquences [négatives] », explicite la neuroscientifique à VICE. De la même façon, il est possible qu’une moins bonne connexion entre l’amygdale et le CCAd implique que « les émotions négatives [suggérées par l’amygdale] soient moins bien régulées ». Tout cela « peut conduire à plus d’inquiétudes et d’hésitations [et donc] de procrastination ». L’universitaire insiste sur la nécessité de mener de nouvelles études pour confirmer ou infirmer ces hypothèses et pour déterminer si ces caractéristiques de l’amygdale et du CCAd sont essentiellement innées ou acquises.

« Ça voudrait dire que ce n’est pas de ma faute »

Chloé « veu[t] comprendre pourquoi [elle] met une semaine à se décider à appeler [s]on oncle pour lui demander un service » ou encore pourquoi elle n’arrive pas à sortir filmer les lieux dont elle a besoin pour le documentaire qu’elle rêve de réaliser. Seules les activités avec d’autres personnes, comme le travail en entreprise ou la préparation d’un voyage entre amis, sont épargnées. « Il y a deux ans, j’ai pris un an pour faire le tour du monde. Planifier les itinéraires, réserver les billets… C’est la première fois que j’allais au bout du process ; je ne m’étais jamais senti aussi bien dans ma peau ! Et au travail, je n’ai aucun problème non plus. »

« J’aimerais trop que ces hypothèses soient exactes ! », s’exclame Chloé quand VICE lui présente les travaux de la Ruhr-Universität Bochum. « Ça voudrait dire que ce n’est pas de ma faute ! »

« Notre étude ne fournit pas une solution à la procrastination »

Les interlocuteurs de VICE évoquent les stratégies qu’ils mettent en place pour lutter contre la procrastination : faire des listes en subdivisant toutes les tâches en petites étapes, prendre le temps de visualiser à l’avance la manière dont elles vont se dérouler, s’imposer des échéances… « Notre étude ne fournit pas une solution à la procrastination », pondère Caroline Schlüter, « mais [les stratégies évoquées] semblent pertinentes au regard de nos résultats ».

« La procrastination est mon défaut numéro un », pose d’emblée Thibaut*, communicant pour start-ups de 25 ans, visiblement agacé de ne « pas pouvoir faire tout ce qu[’il] aimerai[t] ». « Tous les jours, je me dis “aujourd’hui, tu fais de la musique”. Et tous les jours, je regarde à la place deux heures de RuPaul’s Drag Race — dans le meilleur des cas », confie-t-il à VICE chez lui, entre un synthé et une machine à tatouer. « Si je ne perdais pas de temps sur YouTube, je sortirais un EP par semaine, je tatouerais comme un pro et j’aurais lu plein de livres. C’est trop dommage ».

Les découvertes des chercheurs allemands ne l’impressionnent guère. « Même si cette peur de ne pas être à la hauteur était génétique, ça ne changerait pas grand-chose », commence le jeune homme. « C’est comme les autres handicaps : il faut faire avec, apprendre à le gérer et le surmonter pour être plus productif. »

« Je n’ai pas envie de changer. Je suis serein comme ça »

Autre son de cloche chez Ugo*, que Vice rencontre à 16h dans l’appartement qui lui sert aussi de bureau. 26 ans, dont huit dans la vidéo promotionnelle et institutionnelle comme indépendant. Sur sa table de travail, un Mac ouvert sur un site de téléchargement de sous-titres et un story-board imprimé en noir et blanc recouvert d’emballages de clés à molette. « J’étais entrain de préparer le tournage de demain matin, mais je me suis interrompu pour aller acheter des outils pour changer la batterie de ma voiture dont j’ai besoin en fin de semaine pour partir avec des copains », explique-t-il hilare.

Quand il n’a pas envie de travailler (et qu’il n’a pas d’échéances trop serrées), il cuisine pendant des heures, boit des cafés avec des copains (freelances et procrastinateurs, si possible) et sort faire des footings « quand les gens normaux sont tous au bureau ». « Si un employeur m’appelle et que je suis au parc au milieu des canards, je prétend que je suis overbooké ». En réalité, il ne se met à écrire ses dossiers de film ou à monter ses vidéos que lorsqu’il en a vraiment envie, quitte à ce qu’il soit 22h30, et le vit très bien. « Je n’ai pas besoin de gagner beaucoup d’argent. Au final, je trouve la procrastination subversive et ça me plaît. »

* Les prénoms ont été modifiés pour préserver la crédibilité de nos interlocuteurs vis-à-vis de leurs employeurs.

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