Pendant longtemps, certains pensaient que Simo Cell était anglais. Un malentendu qui a pu flatter ponctuellement l’ego du DJ et producteur nantais d’origine, mais qui, sur la durée, aurait pu s’avérer quelque peu encombrant. Alors, effectivement, cette méprise est d’abord un compliment, car de ce côté-ci de la Manche, chacun sait que l’Angleterre est depuis toujours la mère-patrie de tout ce qui se fait de plus hardi et entreprenant, aussi bien au niveau des musiques électroniques tendance bass (jungle, drum’n’bass, UK garage, dubstep et consorts) que de ses versants plus mainstream (hyperpop, grime, drill).
Et en sortant ses premiers maxis d’envergure autour de 2016 chez Livity Sound, soit le label anglais le plus en vue dans la catégorie « fréquences graves et rythmes syncopés » de ces dix dernières années, Simon Aussel de son vrai nom pouvait alors se targuer d’avoir atterri dans la maison qui vendait la meilleure came sur le marché. Une écurie prestigieuse, à la pointe de l’audace et auprès de laquelle on se penche régulièrement pour évaluer les tendances à venir.
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Mais on imagine que cette confusion sur ses origines, aussi approbatrice soit-elle, aurait pu également le gêner dans ses envies d’émancipation. Lui-même le reconnaît : « J’ai été influencé par la sphère UK bass, j’y ai fait mes armes, mais en Angleterre, dans la scène club, ils sont hyper assidus, ils ont une approche très normée, très dogmatique des choses. Tu as un son, et tu vas pousser cette esthétique de manière très précise. C’est hyper sculpté et travaillé, et hyper réfléchi. Il ne faut pas s’éloigner du moule. Quand j’ai monté mon propre label Temet, au début j’étais bloqué par cette idée-là, je voulais qu’il y ait un son identifiable entre mille, que ça ne déroge pas à cette règle. J’étais tiraillé, parce que je viens de cette scène-là, mais j’ai plein de côté qui font que je suis autre chose aussi. »
« Je ne me pose pas la question de savoir si je vais faire un pari sur tel style. Ma manière de faire est directe, c’est une hybridation constante. »
Cette autre chose, on pourrait la définir par une dextérité sans pareille derrière les platines pour celui qui se définit comme un producteur et DJ obsédé par la fonctionnalité de la club music d’un côté, mais également par un doux éparpillement qui pare sa musique d’une spontanéité bienvenue, alors même qu’on pourrait confondre sa démarche avec celle d’un opportuniste flairant le bon filon à venir : « J’ai peut-être une faculté où je sens un peu, avec de l’avance, où va se positionner le cerveau collectif. Il y a des tendances fortes, et souvent je suis déjà dessus avant que ça prenne, comme avec cette mode du dancehall il y a quelques années. Mais je ne me pose pas la question de savoir si je vais faire un pari sur tel style. Ma manière de faire est directe, c’est une hybridation constante. »
Ce qui donne jusqu’ici, en termes de productions, des EPs glanés çà et là sur des labels comme Livity Sound donc, mais aussi chez les Français de Brothers From Different Mothers, lesquels catalysent plus que quiconque cette envie d’aller avant tout là où les guident leurs envies, à rebours d’un quelconque cahier des charges stylistique ou d’une démarche de laborantin malin – bien avisé sera celui qui pourra catégoriser leurs sorties en quelques mots par ailleurs.
Simo Cell est donc de cette trempe-là, disloqué entre deux visées bicéphales qu’on pourrait considérer comme antinomiques mais qui au final se fondent à merveille l’une dans l’autre. Il n’y a qu’à le voir officier en club, au Macadam de Nantes, où l’on n’a rarement vu autant de gens danser sur de la musique aussi oblique qui explose en embardées soniques.
Ce n’est certes pas de la « club music déconstructiviste », du nom de cette tendance clubbesque d’il y a quelques années qui tentait de transformer le dancefloor en galerie d’art contemporain. Mais il y a assez d’audace et d’impromptus disséminés au cours de son set pour que l’on ne sache plus où donner de la tête et des jambes, et que notre conception de ce que doit être ou non une piste de danse un samedi soir dans une métropole du Grand Ouest français soit fortement questionnée.
Le voir officier derrière ses platines dans sa ville natale de Nantes n’allait pas forcément de soi de prime abord pour celui qui tournait sans cesse depuis aussi loin qu’il s’en souvienne, et qui avait élu domicile à Paris depuis une petite dizaine d’années. Mais les évènements ont pour ainsi dire précipité ce retour aux sources.
Autour de 2019-2020, la création de son propre label et la période de Covid ont accéléré ce besoin de lever le pied sur les tournées d’un côté, puis de se poser de nouveau chez soi. Lui-même nous l’expliquait il y a quelque temps : « En fait, je me suis rendu compte qu’il y avait tout ce dont j’avais besoin à Nantes, et que c’est important pour moi d’avoir un ancrage ici. Il y a pas mal de lieux pour se développer, le Macadam pour faire des teufs, le Blockhaus pour aller travailler, faire du son, ou des teufs dans une autre optique. Mais aussi le Trempolino, une structure plus institutionnelle, une espèce d’école qui propose des formations, un parcours qui accompagne dans la musique, prête des studios à des groupes locaux et émergents, et aussi des cours de MAO. »
« Je suis convaincu que ce qu’on a vécu avec le Covid, c’était un peu une introduction, on va de plus en plus être obligés de travailler et de jouer localement. »
Ce n’est pas étonnant donc, d’un côté, que les années 2020-2022 aient été les plus fastes dans sa carrière, ou en tout cas celles où il a effectué les collaborations les plus fructueuses et déroutantes à la fois (notamment avec le poète et chanteur égyptien Abdullah Miniawy, toujours chez BFDM), et qu’il ait sorti son EP le plus accompli à ce jour, le bien nommé Yes.DJ. Tout en développant son label dans ce contexte si particulier : « En étant à Nantes avec mon label, j’ai la possibilité de maitriser mon calendrier. Je suis convaincu que ce qu’on a vécu avec le Covid, c’était un peu une introduction, on va de plus en plus être obligés de travailler et de jouer localement. Il va y avoir des fenêtres où ça va s’ouvrir, mais aussi se refermer. »
Lorsqu’il revient aujourd’hui sur ces propos, il reconnaît que si les festivals et les clubs continuent de programmer des grosses têtes d’affiche (et donc de ne pas trop être regardants sur leur empreinte carbone), cette volonté de penser local a toujours été là en soi : « C’est vrai pour les labels, Livity Sound ou BFDM en sont la preuve, et les teufs sont souvent organisées par des collectifs locaux. Même un festival comme Dekmantel a toujours mis en avant les locaux qui gagnent en popularité en même temps que le festival. »
Ce qui change alors, à un niveau plus personnel, c’est sans doute sa volonté de resserrer les troupes. Aujourd’hui, on retrouve même dans son label son frère, signé sous le nom de Less-O, mais aussi des artistes issus du coin, à l’image de Second, la moitié du duo Society of Silence qui vient de la ville voisine de Rezé. Histoire de montrer que Temet est à la fois une histoire de famille, et quelque chose de beaucoup plus regroupé en esprit que cette idée clichetonneuse qui voudrait que la dance music n’ait pas de frontière, et que la grande famille de la musique électronique soit par essence interconnectée.
« Pour ce qui est du dancehall, je ne comprenais pas pourquoi ce style me parlait autant. Mais la base rythmique de la milonga argentine est en fait la même. »
À l’image de ses influences anglaises, la musique de Simo Cell est fermement ancrée dans un territoire et un imaginaire, et sa famille y joue même un rôle non négligeable, bien qu’inconscient en partie. Ses deux parents sont guitaristes et, en écoutant les productions de son frère, il s’est rendu compte qu’ils partageaient un creuset commun, dans des signatures rythmiques qui doivent autant au dancehall qu’à la milonga argentine, pays d’où est originaire son père.
« Mon frère avait plus ou moins la même sensibilité sur les grooves que moi, du coup je me suis dit qu’il y avait un truc de famille. Mon père, qui joue une partie du répertoire classique, baroque, joue également de la musique folklorique argentine. On écoutait tout le temps ça à la maison. Et pour ce qui est du dancehall, que j’ai découvert autour de 2017-2018, je ne comprenais pas pourquoi ce style me parlait autant. Mais la base rythmique de la milonga argentine, c’est la même en fait. » Comme quoi, comme dirait Paul Morand, individu misérable mais grand écrivain, « on ne saurait aller chercher trop loin le plaisir de rentrer chez soi. »
Lorsqu’on demande à Simo Cell ce qu’il attend pour la suite, il ne cache pas qu’il aimerait produire pour d’autres, des artistes déjà installés, plus gros. Et pourquoi pas rap ? À écouter une des dernières sorties de son label, l’album Memory File Hosting de Lolito, voire également certains de ses propres morceaux récents, difficile de ne pas y avoir une sorte d’appel du pied subconscient au genre musical le plus populaire de France.
« Là où j’ai vu des connexions se faire, c’est au Brésil. Là-bas, toute la scène drill et trap est mélangée avec de la baile funk. »
Y voit-il pour autant une possibilité pour la suite ? L’envie semble en tout cas évidente de croiser les pratiques : « Quand tu bookes un artiste rap, le public est hyper différent. Je connais plein de gens qui écoutent de la musique électronique et qui écoutent du rap, mais j’ai l’impression que dans l’autre sens ça se fait peut-être un peu moins. Les jeunes de la trap n’en écoutent pas forcément. »
Ce dont il rêverait, outre la possibilité de monter un studio qui soit une sorte de hub créatif, un peu comme ce qu’il a pu entrevoir au Mexique à travers le label-collectif N.A.A.F.I, ce serait effectivement de produire pour des artistes pop, d’être repéré dans le game mainstream. Mais pour ça, il faut que des alliages que l’on pourrait penser de prime abord comme contre-nature puissent se faire, notamment dans un pays qui a toujours semblé frileux vis-à-vis de son terreau underground, contrairement à l’Angleterre par exemple – on y revient toujours – ou à d’autres endroits du monde.
« Là où j’ai vu des connexions se faire, c’est au Brésil. Là-bas, toute la scène drill et trap est mélangée avec de la baile funk. J’ai assisté à des concerts de rap à Sao Paulo, au mois de mai dernier, quand je jouais à Memba Negra, la plus grosse teuf underground de la ville. Je passais juste après une rappeuse locale, sur une énorme scène, avec 2 000 personnes, et je me suis dit que c’était mort pour moi. Il y a eu 5 minutes de changement de plateau, et en fait quand j’ai joué c’était direct la teuf. Là, tu te dis que c’est possible. »
Et en France ? Il réfléchit un peu, puis finit par admettre : « Nan, je ne pense pas, on n’est pas encore prêt pour ce mélange des genres. En tout cas pas maintenant. » Gageons en tout cas qu’en l’attente d’une certaine épiphanie en la matière, Simo Cell se tient déjà prêt.
Simo Cell jouera au festival Positive Education le 11 novembre prochain. VICE est partenaire de l’événement qui se déroule à la Cité du Design, 3 rue Javelin Pagnon, 42000 Saint-Étienne. Toutes les infos sont disponibles ici.
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