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« Spit’N’Split » est le film le plus beau, fou, drôle, excessif (et belge) que vous verrez cette année

Ça commence comme le docu « rock » le plus tristement banal de tous les temps (la route, la dèche, l’ennui – en l’occurrence celui de The Experimental Tropic Blues Band, trio garage punk de Liège). Ça bascule très vite dans une synthèse exhaustive, touchante et drôle de tout ce qui fait une tournée – une suite de moments absurdes et sordides traversée ici et là par de brefs éclairs de beauté pure, la poursuite d’une utopie impossible à atteindre. Et ça monte crescendo dans des tours de folie furieuse jusqu’à un dernier quart d’heure absolument inracontable, entre horreur pure et onirisme.

On ne vous en dira pas plus sur Spit’N’Split, le premier film de Jérôme Vandewattyne. Sachez juste qu’il se situe grosso merdo entre The Dirt (la fabuleuse biographie de Mötley Crüe) et C’est Arrivé Près De Chez Vous, qu’il contient au moins deux des scènes les plus atroces vues cette année à l’Étrange Festival (où était pourtant programmé l’excellent Prison de Cristal d’Augusti Villaronga, dans lequel un garçon de 16 ans se masturbe sur le visage d’un nazi pédophile handicapé) et que c’est très clairement le film le plus beau, fou, drôle, excessif, enthousiasmant, belge et excitant que vous verrez en 2017 – rien de moins.

On a profité de leur venue à Paris pour passer un moment avec Jérôme Vandewattyne et Jeremy Alonzi (guitariste de The Experimental Tropic Blues Band et élément central du film), histoire de parler de bizarreries, de prises d’otages, de spectateurs énervés et, plus globalement, d’en savoir un peu plus sur ce chef d’oeuvre (oui, j’insiste).

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Noisey : Comment a démarré le projet ?
Jeremy Alonzi :
Jérôme est venu nous voir il y a 3 ans et nous a dit qu’il voulait tourner un documentaire sur nous. Pendant 2 ans, il nous a suivis partout. Nous, on était ravis, même si avec sa Lumix GH2 et son objectif de caméra de surveillance, on se demandait s’il allait pouvoir en tirer quelque chose… Mais sa démarche nous a plu. C’est quelqu’un qui aborde le cinéma comme on aborde la musique : pas besoin d’avoir de matos rutilant ou en parfait état de marche, il suffit juste d’avoir la foi, d’avoir envie de le faire.

Jérôme Vandewattyne : À la base, ce n’était même pas un documentaire, je leur avais juste demandé d’utiliser un de leurs morceaux dans un film, mais avec les droits d’auteur c’était tout un merdier, du coup ils ont proposé de composer la B.O. – et on s’est dit, ok bossons sur une B.O. et un film ensemble. La totale.

À quel moment est-ce que le projet a basculé vers un film mêlant réalité et fiction ?
Jérôme : Très vite, quasiment dès le départ. L’idée, c’était d’embarquer le spectateur avec nous, de le prendre en otage. J’ai d’abord fait une première tournée avec le groupe, pour voir comment ça se passait et dans quoi je mettais les pieds. Et à partir de là, j’ai commencé à délimiter le truc, à écrire des petites scènes. Très vite, l’idée a été de faire un documentaire rock classique qui se transforme petit à petit en un film psychédélique. C’est cette idée qui nous a permis de garder le cap. Le docu commence de manière très brute, très réaliste. Et, au fil des scènes, on a injecté du faux, des choses inventées…

Jérôme Vandewattyne. Photo – Charles Six.

J’imagine que ça, ça a du être très dur à gérer. Moi par exemple, j’ai vu le film sans rien savoir de tout ça, je savais juste que c’était un documentaire sur The Experimental Tropic Blues Band…
Jeremy : Et tu t’es fait prendre.

Mais complètement ! Même si retrospectivement, je vois où ça bascule, sur le moment je me disais : « Ça c’est hyper abusé, mais en même temps j’ai fait beaucoup de tournées avec des groupes et j’ai déjà assisté à ce type de scène, je sais que c’est possible. »
Jérôme : L’idée c’était de jouer constamment sur l’ambiguité. C’est pas pour rien que dès le départ, sur le générique, on voit des instruments en feu. C’est une scène purement cinématographique, pour alerter le spectateur et lui dire : « Attention, ce n’est pas tout à fait ce que tu crois… »

Jeremy : Et puis il y a la citation d’Alfred de Musset en intro, aussi. Mais tu sais, ce qui est beau ? C’est que j’ai du voir le film des dizaines de fois et à chaque fois je me fais avoir aussi. La grande force de Jérôme, c’est qu’il a réussi à se faire oublier, en même temps quand il avait besoin de nous, il savait comment nous happer. Il a réussi par exemple à faire ressortir un truc que je ne savais pas que j’avais en moi, ce truc de jouer la comédie.

Jérôme : Oui, c’est un acteur né, Jerems.

Jeremy : La qualité d’un réal c’est ça pour moi : de voir dans le type en face de lui ce qu’il peut en tirer, de faire d’un acteur un personnage.

Jérôme : C’est une question de casting et clairement le film repose là-dessus, les membres du groupe ont leur personnalité, il fallait exploiter ça. À la base, je ne voulais pas vraiment me concentrer sur Jeremy à ce point, ça s’est imposé tout seul. Mais j’ai voulu que ça reste spontané, je ne leur ai pas montré les rushes par exemple, je leur ai dit « Laissez-moi faire mon boulot et vous, faites le votre : faites de la musique et soyez vous mêmes ». La difficulté, c’était qu’à part pour 2 ou 3 scènes, il n’y avait jamais de « Action ! », « Coupez ! » Je devais capter les choses sur le moment, du coup je devais rester alerte. Et pendant toute la journée, je les conditionnais, on parlait, on se posait beaucoup de questions. Et le soir, il y avait cette synergie musicale mais aussi visuelle, cinématographique. Ils comprenaient où je voulais en venir et du coup ils créaient cette… bizarrerie autour de Tropic, qui permettait d’avoir des situations complètement folles.

Jeremy : Je pense qu’au travers de la tournée, de ce film, ce qu’on a raconté c’est la vie en fait, les relations humaines contemporaines. Parce que putain, notre vie, elle est étrange ! Là on est cool, mais combien de fois tu t’es pas retrouvé à te dire « Putain, c’est quoi ce truc là ? » Et en tournée, t’es toujours dans des relations de rupture avec des gens bizarres, et ça créé des situations étranges, mais je crois que la vie, elle est étrange, parce que les gens, ils savent pas se parler, ils savent pas être normaux, y’a tellement des codes dans la vie qu’on oublie notre instinct. Putain, je m’emballe là… [Rires]

Jeremy Alonzi. Image tirée du film.

Typiquement sur les gens chelous, les relations cheloues, il y a une scène incroyable, celle où il y a tout ce montage avec les gens un peu tarés que vous avez croisé et ce monologue de Jeremy sur les weirdos, les tarés – c’est tellement ça.
Jeremy : Au bout d’un moment, on ne sait plus qui est zarbi dans l’histoire, parce que nous aussi on l’est, tu vois ?

Jérôme : Après, pour avoir passé du temps avec le groupe, je sais qu’ils ont un truc pour ça, ils attirent les gens bizarres et les gens bizarres les attirent. Dans ta chronique, tu disais qu’il y avait deux scènes atroces, tu parlais desquelles ?

Déjà, la scène de l’opération, c’est infernal.
Jeremy : Ah oui !

Et l’autre, c’est celle des Monster Munch [Rires]. C’est tellement dégueulasse !
Jeremy : Mais non ! Fais-le ! Tu verras, c’est génial ! Franchement !

Jérôme : En plus dans cette scène, Jerems nous apprend à bien parler français, il dit : « C’est comme ça que je les adore les manger ! » [Rires].

Sinon dans les scènes de fin, celle avec la tondeuse est vraiment horrible. À ce moment du film, on se demande vraiment dans quoi on est.
Jérôme : C’est la grosse scène de rupture. Dans tous les sens du terme parce que ce film, c’est aussi une histoire d’amour.

On sent aussi tout au long du film cette quête de l’énergie naïve. Comme Jeremy le dit dans le film, cette énergie, « tu l’as et puis tu la perds et après quand t’es adulte, tu passes ta vie à la rechercher. »
Jérôme : Complètement. C’est un des sujets centraux du film. Et une des forces de Tropic c’est d’avoir réussi à conserver cette énergie naïve, c’est ce qui m’a attiré vers eux. Avec eux, il n’y a pas de faux semblants – c’est tellement devenu banal de dire de quelqu’un qu’il est rock’n’roll, mais eux le sont vraiment, de la manière la plus sincère et la plus brute possible.

Un truc que tout le monde va vous demander, c’est si cette scène à Bruxelles dans l’appartement est vraie. Perso, j’ai pas envie de savoir. J’ai envie qu’elle soit vraie. Elle est totalement plausible. J’ai déjà connu des plans très similaires en tournée. Et la réaction de votre batteur est incroyable, tu peux pas le bidonner, ça.
Jeremy : Ah non mais lui il mérite un prix pour cette scène [Rires].

Jérôme : Tu sais qu’il s’est énervé à la fin ? Il m’a dit : « Putain, Jérôme, c’est la dernière fois que tu nous prends en otage comme ça » Et je lui dis : « Tu ne te rends pas compte un instant du cadeau que tu viens de me faire. » Jeremy, il n’en pouvait plus. Mais pour revenir à la scène, tout ce que je peux te dire, c’est que la seule chose que j’ai rajouté à la déco de cet appartement, ce sont les posters de Tropic. Tout le reste est vrai.

Jeremy : Le type est authentique, aussi. En fait, c’est juste que ça a été tourné après la tournée et pas pendant. Il nous manquait quelques scènes et Jérôme a cherché des idées. Un jour, il nous dit : « Venez avec moi, on va manger des pâtes. » Alors nous on s’est dit « Cool, allons-y ! » Et une fois sur place, le mec nous dit : « On va manger des pâtes ! on va manger des pâtes ! » Mais c’était pas des pâtes mais des pattes, des putain de pattes de canard.

Jérôme : C’est une scène étrange, parce que c’est un vrai moment de sincérité alors que tout le monde sait que c’est pour un film.

Jeremy : C’est tout l’intérêt du film, cette ambiguité. Tu ne sais jamais si c’est vrai ou si c’est faux.

Jérôme : Spit’N’Split, c’est un récit mythomane. Je le vois vraiment comme ça.

Il y a eu des scènes dures à tourner ?
Jeremy : Celle où j’insulte Alain Snon, notre ingé-son [et moitié du duo synth-punk Le Prince Harry]. C’était vraiment horrible, je me sentais tellement mal après. C’est là que tu réalises qu’être acteur ça doit être un métier horrible. Horrible.

Jérôme : Et pourtant, c’est Alain qui nous a poussé à aller aussi loin. Alors que Jeremy qui est le salaud du film, en a bavé. Le monologue du groin, ça a été un enfer à tourner par exemple, parce que tout le monde pleurait de rire. Et sur le moment on se disait : putain, cette scène elle ne marchera jamais, personne ne va y croire. Et pourtant, il y a un festival au Canada, dont je ne citerai pas le nom, qui a refusé qu’on mette les pieds chez eux à cause de cette scène. Ils trouvaient ça odieux

Jeremy : Pourtant, ce monologue, c’est la tirade du nez de Cyrano, ni plus ni moins.

Jérôme : Et c’est la scène qui nous permet d’amorcer la rupture dans le ton du film.

Pour l’instant, je n’ai vu le film que via un lien vidéo, sur mon ordinateur. Je vais retourner le voir en salle demain parce que je suis curieux de voir comment réagissent les gens. Ça s’est passé comment jusqu’à présent ?
Jérôme : Très bien ! Ça divise énormément, bien sûr, mais on a plus de retours positifs que négatifs. Et on a beaucoup de gens qui viennent nous parler après, pour savoir si le groupe existe encore, si Jerems et Snon se sont réconciliés…

Jeremy : Moi, ce qu’on me dit souvent après, c’est : « Ah, je suis rassuré de voir que t’es sympa en vrai. » Il y a un type au Pays-Bas qui voulait me péter la gueule. Le groupe devait jouer sur scène après la projo et il avait dit : « S’il monte sur scène, je lui en mets une. »

Jérôme : Après les projos, on a souvent des gens qui viennent nous parler d’histoires super perso et c’est pas forcément des gens qui sont dans la musique, on a eu des gens qui ont été dans un club de foot qui nous ont dit : « J’ai vécu un truc similaire ». Tout est interprété en fonction du vécu, de l’expérience de chacun.

Jeremy : Parce que ce sont des situations universelles. C’est une tournée mais ça peut parler à un employé de bureau. On a tous été persécutés et on a tous été complices d’un persécuteur.

Jérôme : C’est ce qu’on voulait, que le public soit complice de ça. Au début, tu te marres avec ce type sympa, jovial, avec son bon accent de Liège, et après tu es obligé de prendre position parce que tu réalises que ce gars est un trou de balle. Tu imagines Poelvoorde à l’époque de C’Est Arrivé Près De Chez Vous, comment il a du en baver ?

Ce film, c’est quoi pour vous, au final ?
Jeremy : C’est un accident heureux. Au départ, quand Jérôme est parti avec nous, il nous parlait d’un scénario avec des chats qui sortaient de la tête des gens, « ouais, ok, si tu veux. » Et puis le truc a évolué. On s’est nourris les uns des autres pour raconter cette histoire.

Jérôme : De la manière la plus naïve et spontanée possible.

Jeremy : En fait, je sais : pour moi Spit’N’Split, c’est un peu le docu sur Justice, A Cross The Universe, mais en réussi [Fou rire général] Mets-le ! Mets le, ça, dans l’article ! C’est vraiment ça ! Leur truc, ça tourne en rond, c’est chiant, t’y crois pas. Le notre, c’est un film qui parle de choses vraies, de choses réelles, de la vérité. Mais la vérité fausse. [Rires]

Spit’N’Split est à voir sur quelques écrans français :

– le 5 décembre à Paris au Supersonic

– le 13 janvier à Rennes au Jardin Moderne

– le 31 janvier à Avignon au cinéma Le Pandora

– le 25 avril à Pau au cinéma Le Mélies

La B.O. du film, composée par The Experimental Tropic Blues Band, est sortie sur JauneOrange. Chaque exemplaire du disque contient un lien vidéo pour le film (valable 48h après activation).


Lelo Jimmy Batista est sur Noisey.