« Voir un camé crever ce n’est pas comique, mais c’est tellement commun que ce n’est pas tragique » – Doc Gynéco sur « Autopsie » de Ministère A.M.E.R.
Le plus grand mythe du rap français s’est bâti autour d’un mensonge qu’on n’a jamais voulu remettre en question : il serait plus lettré que son homologue américain. C’est tout à fait faux. C’est surtout une manière de plus de faire preuve d’une profonde arrogance inoffensive, certifiant au passage notre titre de peuple le plus imbuvable de la Terre. Ce qui est vrai en revanche, c’est que certains de nos plus illustres rappeurs ont marqué leur époque en sortant des phases tellement classiques que l’on se plaît encore à les chantonner entre amis backpackers le dimanche après-midi. Il est donc intéressant de s’attarder sur ces punchlines, qui sont au hip-hop ce que le riff est à la musique des mecs à cheveux gras. Et de s’apercevoir en effet que le rap français, c’est mieux quand il ne donne pas son avis sur les choses du quotidien.
L’apparition des vraies punchlines en France correspond à l’arrivée de la deuxième vague rap, aux alentours de 1995. Celle qui rompt enfin avec le rap engagé des années Rapattitude. C’est aussi celle qui revendique ouvertement son côté caillera plutôt que ses envies gauchisantes (on est alors en pleine domination NTM/Assassin/IAM). Lunatic, Expression Direkt, Ärsenik ou les X-Men adoptent une nouvelle manière de faire du rap : au lieu de chercher des thèmes précis pour chacun de ses morceaux, cette scène axe son écriture vers des idées éclatées et disparates. En gros, ils s’en battent les couilles. C’est à cette époque que sont écrites les phases les plus cultes de l’histoire du rap français : « C’est bidon c’est naze comme un drive-by en VTT » de Booba, « Si la merde avait une valeur, mes négros naîtraient sans trou du cul » de Lino d’Ärsenik, ou encore la complexe mais intestable « Mon rap choque comme une nonne qui fume le crack à Vincennes, tatouée, sapée très sex, bafouée pour 20 cents – Un défilé de cinq Benz avec dedans rien qu’des noirs et un nain homo qui danse le pogo avec dix skins » de Ill des X, probablement sous psychotropes à ce moment-là. Ces instants de génie posent les bases des highlights à venir.
En 97-98, de nouvelles scènes apparaissent et sont de plus en plus attachées à une écriture violente où cohabitent vie de banlieue fantasmée pour blancs en mal de sensations fortes, haine et crédibilité voyou. Le tout mâtiné de leçons de morales un peu pétées et de respect. C’est l’arrivée sur le devant de la scène de la Mafia K’1 Fry. Et au milieu de ce magma caillera un peu homogène, c’est Rohff qui se fait rapidement remarquer avec des phases encore plus « ça veut rien dire mais ça claque » que celles des autres. Ça donne lieu à des choses du type « démarrage hold-up, plus rapide que David Hasselhoff », « je gèle l’atmosphère, MC tu devrais porter une fourrure » et « j’estime que je commente ma vie mieux que Bruno Masure ». J’ai envie de parler d’humour nonsense (même si là c’est sans faire exprès), mais je pense que c’est gay alors je m’abstiendrai.
Dans cette Mafia, Ideal J sortira le titre le plus guerrier de tous les temps, « Hardcore ». Dans ce morceau très sérieux où il faut pas rire, Kéry arrive quand même à écrire des paroles abstraites telles que « Hardcore, comme la façon dont ils détruisent l’Amazonie », la trop caillera-rétrograde « Hardcore comme deux pédés qui s’embrassent en plein Paris » et le moment le plus cool/bizarre « l’inspecteur Harry et Rick Hunter sont des tueurs ». Ça défonce.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, Booba est en taule mais le rap français rapporte plein d’argent, donc tout le monde s’en fout un peu. Les gens vont cependant fermer leur bouche quand Mauvais Œil de Lunatic sort. Cet album est le plus grand réservoir à punchlines du rap français. Morceaux choisis : « même les culs d’jatte donnent des coups d’genou », « j’voulais être seul mais trop tard j’étais déjà né », «on vend du shit aux blancs imitant les noirs en jouant du djembé dans les squares » et l’ultime « et si tu veux tester mes égal, on t’baise ta race comme si c’est légal ». Deuxième révolution en banlieue et dans les cours de récré : tout le monde écrira comme ça à partir de maintenant.
Le troisième millénaire n’a fait qu’accoucher de clones de Booba plus ou moins éloignés et tous moins talentueux. Rien à foutre : les rappeurs conscients qui pensent que le rap français est mort mentent et/ou sont trop vieux pour être débiles. La génération actuelle se jette plus volontiers sur les concepts les plus sordides du monde du rap tels que le machisme, l’homophobie et une forme de xénophobie cool. L’apparition de ceux que je qualifierais d’expressionnistes abstraits d’après 2005 ne fait que confirmer cette tendance. Quand Sefyu dit « 1 mètre 76 plus ma bite ça fait 4 mètres », tout le monde respecte. Pareil pour « quand y’a un babtou, y’a une hagra qui va avec ». Seth Gueko aussi est pas mal dans ce style-là ; il sort des trucs comme « j’suis le babtou avec une bite de val-che » et « patate de forain, tu vas repartir avec deux faux reins ». C’est plutôt cool. Et aussi Alpha 5.20, qui régulièrement nous abreuve de lines du style « on laisse la rue foncedée comme Whitney et Bobby, puis on met la pression comme des juifs en lobby ». Outre le fait de nous informer sur la politique mondiale, ce genre de phase met en relief la faculté des rappeurs à mélanger tout et n’importe quoi pour en faire une idée qui tue.
J’en avais encore plein en stock mais je suis contraint de m’arrêter là. Alors ouais, j’ai oublié Dany Dan, Oxmo, les dernières phases abusées de Rohff et Booba, mais vous avez compris de quoi il en retournait. C’est à peu près tout ce qui me vient, là.