Société

Sur les rails, en action avec les graffeurs de métros chiliens

Hommes qui taguent un train

Depuis quelques années, je documente la scène du graffiti sur métro à travers le monde. Ce travail documentaire m’a amené à voyager pas mal et rencontrer beaucoup de gens, de partout. J’ai toujours été fasciné par la pluralité sociale dans ce milieu, ce mélange qui ne suit pas les codes sociaux de base. 

Fin 2022, je me suis rendu au Chili dans le cadre d’un autre projet documentaire et j’ai profité de l’occasion pour envoyer un message à LKS quand je suis arrivé à Santiago. LKS est graffeur. Je l’avais rencontré en 2019 et on avait tenté une action qui n’avait malheureusement pas abouti. Il me donne rendez-vous à une sortie de métro, loin du centre. 

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Sur place, j’attends quelques minutes, avant de le voir arriver dans une voiture grise cabossée, fenêtres ouvertes, trap chilienne à fond. Il me dit qu’on passe d’abord chez lui et qu’on rejoindra ses potes ensuite.

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On arrive dans les hauteurs de la Renca, une partie malfamée au nord-ouest de la capitale. Le quartier est surplombé par une grande colline, le point culminant de la ville. Comme à Hollywood, de grandes lettres blanches rendent visibles de loin le nom de la commune. 

Chez LKS, je rencontre ses parents, sa copine et sa petite sœur. Il m’offre un cadre avec à l’intérieur une photo qu’il a prise durant une action. Il me montre aussi quelques vidéos de ce qu’il fait avec ses crews, HOY et OTEK. Rien sur internet, rien sur les réseaux, seuls les impressions et les fichiers circulent. Si le graffiti reste un monde fermé, les transmissions hors-ligne n’empêchent pas les infos de tourner rapidement. On est toujours au courant de qui fait quoi, quand et où. Les rumeurs et les nouvelles vont vite… Certaines vidéos que LKS me montre présentent des enchaînements d’archives plus folles les unes que les autres : des whole-cars, des end-to-end et des panels à tout va. 

On reprend la voiture et on fonce vers la ville. On débarque dans un parc où on rejoint un groupe d’une dizaine de personnes, son crew et ses potes. Il y a Puas, Geko, Terk, Vinz ou encore Sena, un gars d’une grande gentillesse, un graffeur très motivé. Les joints tournent, ça vide des canettes. Ils me parlent du graffiti comme d’autres parlent de leur travail. C’est presque une raison de vivre pour certains de la bande. 

Quand je lui demande ce qui l’anime dans le graffiti, Puas me répond : « Pour moi, c’est la meilleure chose me soit arrivée. Ce qui me plaît le plus, c’est peindre ; le simple geste de balancer de la peinture. Et puis, contrairement à ce que les gens pensent, ça t’amène pas forcément à de mauvaises choses. C’est juste que si tu sais pas te satisfaire de ce que t’as, si tu veux toujours plus grand, plus fou, plus difficile, comme certains junkies du graff’, alors ça se finira par la case prison… » LKS embarque : « La dernière fois, la police est arrivée. On a tous dû partir en courant. Je me suis d’abord caché sous une voiture, avant de me réfugier dans la cour d’une maison. Mais les flics ont fini par attraper l’un d’entre nous. On a été lui apporter à manger et des vêtements au commissariat puis on l’a attendu. Il est sorti le lendemain après sa comparution immédiate. On a fêté ça et on a bien rigolé. Tu vois, au final, c’est rien de grave. On n’est pas des méchants, c’est de la peinture… »

Ils m’expliquent qu’au bout du parc, il y a une aération qu’ils ont déjà découpée. Quand le moment viendra, on descendra 50 mètres plus bas, sous terre, via un ancien escalier de secours, pour atteindre une station de métro. Une rame y dort. Ils m’assurent que la lumière est bonne pour mes photos.

Un peu plus tard, un des gars revient de la station et nous dit que c’est bon, la sécu a bougé. On écarte la plaque de métal découpée, on glisse dans le trou et on arrive dans la cage d’escalier. On descend plusieurs étages avant d’enfin arriver dans le tunnel. Dans une obscurité presque totale, on avance sur les rails sans un bruit pour rejoindre la station. On marque des pauses régulières. On observe, on écoute. Tout est lent, précis.

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En 30 minutes, on arrive face au métro, un monstre de métal impressionnant. On se fait un petit selfie avec LKS pour le souvenir. L’observation continue. Mais après quelques minutes, on bat en retraite. On a été repérés et la sécu est informée de notre présence. Ce ne sera pas pour ce soir. 

On sort comme des rats invisibles. La soirée s’achève avec une bouffe et quelques canettes, et on se donne rendez-vous le lendemain soir. LKS me raccompagne chez mon ami Pancho, chez qui je dors, dans le quartier San Joaquin.

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Le lendemain, la nuit n’est pas encore tombée quand on tente un autre spot, dans un autre quartier. Avec Geko, LKS et Puas, on prévoit d’entrer dans la cabine du conducteur après le démarrage – celle à l’arrière, non occupée. Une fois à l’intérieur, on a seulement quelques secondes pour mettre des morceaux de tape sur les détecteurs de mouvement. Il faudra ensuite attendre le moment où le métro nous aura emmenés vers des wagons prêts à être peints. 

Deux tentatives et quelques heures plus tard, c’est un nouvel échec qu’on doit encaisser. Un des gars de la sécu ne bougeait pas, là où on est arrivés, ce qui a avorté d’avance toutes nos chances d’accéder à la rame. Je commence alors à comprendre la difficulté de ce système. L’autre soir, ils me racontaient qu’ils pouvaient attendre des semaines avant de pouvoir exécuter une action, qu’il fallait avoir les crocs si on voulait peindre. Cette obsession et cette patience ajoutent encore plus de prestige à leur pratique. Le défi est grand, la récompense le sera aussi. 

Troisième jour, je retrouve Geko à la sortie d’une bouche de métro dans un quartier bien craignos. Le problème c’est que moi, avec mon faciès d’Européen blond aux yeux bleus, ça ne passe pas. Ici, ma tête rappelle juste l’image du « yankee », du « gringo », l’Américain de base, parfois mal aimé dans ce pays où beaucoup entretiennent une relation délicate avec les États-Unis. J’abaisse ma casquette, remonte ma capuche et me contente de ne pas attirer l’attention, tout en mesurant la chance que j’ai de découvrir des zones loin des lieux touristiques grâce à mes potes graffeurs, comme ce marché en bord de route tenu par des Vénézuélien·nes. Geko me raconte d’ailleurs qu’un autre crew a été impliqué dans une fusillade ici-même il y a quelques semaines – je me souviens avoir vu passer ça sur les réseaux. 

Les autres finissent par arriver, LKS, sa copine et Vinz. On boit un coup, avant de partir en équipe pour checker un spot, celui du premier jour. Le métro est dans le tunnel, juste après la station. Si la sécu ne sort pas, c’est mort… Autour de nous, deux gars rôdent. Geko me dit que ce sont deux Péruviens et m’ordonne de ramasser des pierres, de les garder dans mes mains et surtout de rester proche de lui. Ils finissent par partir, après avoir effectué plusieurs aller-retours suspicieux. Malgré les heures d’attente, on ne voit pas la sécurité sortir de la station, ce qui anéantit une fois de plus nos plans d’intrusion… Une défaite, encore. On reprend la caisse et on rejoint les autres sur une place. Ça vide encore des canettes, toujours sur de la trap chilienne.

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Je dois bientôt partir pour l’Argentine et il ne me reste que peu de temps à Santiago. LKS m’assure que je vais finir par réussir à photographier au moins une action. Avec Geko et Puas, ils proposent une palanca si jamais aucun plan d’intrusion ne fonctionne. En gros, ça consiste à tirer le frein d’urgence du métro entre deux stations, avec les passager·es à bord, en otage, avant de descendre sur les voies pour ensuite sortir les bombes et peindre la rame. On le ferait depuis la cabine opposée à celle du conducteur. Risqué, rapide et court, dangereux et légalement plus conséquent. C’est le plan B. 

Ce plan B va finalement être considéré deux jours plus tard, après un quatrième échec. C’est le seul qui soit réaliste avant que je parte pour Buenos Aires. On marche jusqu’au métro après avoir garé la voiture. Je comprends que les voies sont en extérieur, au milieu de l’autoroute qui passe de part et d’autre. Le trafic est dense, les grilles sont hautes. On attend le métro sur le quai, masque Covid et casquette baissée. À peine monté, LKS ouvre directement la cabine à l’arrière. On rentre tous dedans, sous les regards interrogatifs des passager·es. LKS chronomètre précisément le temps, avant de donner le signal à Puas, lequel s’exécute et tire le frein d’urgence. Le métro s’arrête brusquement et, trois secondes plus tard, on saute à l’extérieur. Geko trace les lettres avec une aisance et une rapidité impressionnantes. Les deux autres font le remplissage. Les passager·es ouvrent les vitres, ça crie, j’entends des menaces, mais on reste concentrés. Je recule un peu pour avoir une vision d’ensemble. L’image est incroyable.

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En moins de quatre minutes, c’est fini. LKS m’ordonne de le suivre pendant qu’il ferme son sac. Il me dit de faire attention avant de traverser l’autre voie, un métro peut toujours arriver dans l’autre sens. Il vaut veiller à ne pas toucher le troisième rail aussi, celui légèrement en hauteur, où passe l’électricité. 800 volts, ça ne pardonne pas. On grimpe passe par-dessus la grille, avant de se retrouver sur l’autoroute, où ça klaxonne dans tous les sens. En traversant la première bande, j’entends des pneus crisser devant moi.

La mission n’est pas terminée. On continue à courir pour rejoindre au plus vite la voiture. On enlève les cagoules et les gants alors que LKS démarre en trombe. Il veut qu’on aille retrouver le métro en circu, qu’on le prenne en photo quand il passe en station. LKS roule comme un dératé, brûle tous les feux rouges, refuse les priorités. Ça gueule dans la voiture, euphoriques mais stressés à l’idée de n’avoir encore aucune photo du métro en circulation. 

Finalement, on devine que le métro est directement envoyé au hangar. On s’y rend à vive allure. Ils se changent machinalement après s’être garés, pour ne pas se faire prendre. Tout est toujours précis, méticuleux. On arrive aux portes du dépôt et, après seulement quelques petites minutes d’attente, on voit le métro passer. LKS, Puas et Geko filment à travers la grille. 

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Une fois le métro dans le hangar, on se casse. Le reste de l’après-midi va consister à fêter ça. De mon côté, je suis conscient que je viens de documenter l’une des plus belles scènes auxquelles il m’ait été donné d’assister.

Quelques semaines après avoir quitté le Chili, j’apprends la mort de Sena. Il est malheureusement décédé durant une action. C’était un des mecs les plus actifs du crew, un excellent tatoueur. Et puis surtout, un gars avec un grand cœur. Cette nouvelle m’a renvoyé à de vieux souvenirs… J’ai moi aussi perdu des amis et des connaissances dans le graffiti au cours de ces dix dernières années.

En hommage à Sena, en hommage à ces âmes disparues dans cette conquête de l’inutile.

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