Dès 1986, l’auteur William Gibson posait les fondements de ce qui allait devenir un des plus grands fantasmes de notre époque : le téléchargement de connaissances directement dans le cerveau. À travers l’histoire de Johnny Mnemonic, Gibson imaginait un monde où il suffisait d’implanter des puces en silicium dans le cerveau humain afin d’y stocker des centaines de méga-octets de données. En 1999, ce concept s’étendait aux aptitudes physiques et à la mémoire musculaire dans la trilogie de films Matrix des frères Wachoswki, où le personnage principal interprété par Keanu Reeves apprenait le kung-fu sans faire le moindre effort.
On pourrait facilement penser que cette avancée relève encore du domaine de la science-fiction, mais ces dernières années, les laboratoires de l’ATR (Advanced Telecommunication Research Institute International) de Kyoto, au Japon, ont été le théâtre d’expériences neuroscientifiques dont les résultats stupéfient encore les chercheurs. Le 9 décembre 2011, le professeur de sciences cognitives Takeo Watanabe – alors affilié à l’Université de Boston – publiait un article relatant ses recherches dans la revue Science. Après plusieurs journées d’expérimentation, son équipe s’était rendue compte que des étudiants lambda étaient capables d’assimiler des compétences visuelles sans en être véritablement conscients.
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Il y a quelques jours, j’ai contacté un des auteurs de l’article, le chercheur Kazuhisa Shibata pour qu’il me résume cette expérience et m’éclaire un peu plus sur les avancées qu’il avait faite depuis. Les recherches initiales se sont déroulée entre août 2010 et mai 2011 : « Nous présentions au sujet un motif texturé – appelé filtre de Gabor – avant de lui demander de distinguer son orientation. Comme ces filtres étaient partiellement masqués par le bruit, leur orientation était difficile à discerner. À ce stade, les performances n’étaient pas particulièrement brillantes car les sujets n’avaient jamais été entraînés pour ce type de tâche », m’a expliqué Shibata.
Pendant la deuxième partie de l’expérience, les scientifiques ont mesuré les modèles de l’activité cérébrale du cortex visuel des sujets face aux filtres de Gabor grâce à l’IRMf. Lorsqu’une personne habituée à l’exercice discerne une orientation spécifique dans un de ces filtres, un modèle d’activité est transmis à son cortex visuel. L’équipe a donc sélectionné une orientation cible ainsi qu’un modèle d’activité du cortex visuel qui correspondait à cette orientation précise.
Lors de l’entraînement, aucun filtre de Gabor n’était présenté aux sujets. Les scientifiques ont calculé les similitudes entre le modèle d’activité cérébrale des sujets et le modèle cible. Les sujets recevaient ces similitudes sous la forme d’un disque vert : plus le disque vert était grand, plus leur modèle d’activité cérébrale se rapprochait du modèle attendu. On leur a ensuite demandé d’ajuster leur modèle d’activité cérébrale sans bouger leur corps. Selon Shibata, cette demande figure probablement parmi les requêtes les plus étranges de toute l’histoire de la recherche en neurosciences.
Un schéma détaillant l’expérience menée par l’équipe de Shibata
Au commencement de ce processus qui s’étalait sur dix jours pour chaque personne, les sujets ne savaient absolument pas comment satisfaire cette demande abstraite. Mais à la grande surprise des chercheurs, chacun d’eux a graduellement réussi à ajuster son modèle d’activité cérébrale au modèle cible.
À la publication de ces résultats, des journaux un brin sensationnalistes se sont empressés d’affirmer que Matrix était en passe de devenir une réalité. Si Shibata reste optimiste quant à l’application de ses méthodes à des cas plus extrêmes, il émet cependant quelques réserves sur le sujet : « En théorie, notre méthode peut être appliquée à n’importe quel type d’aptitude, à partir du moment où un modèle d’activité cible peut être mesuré. Admettons que nous mesurions les modèles d’activité cérébrale de 100 maîtres de karaté et de 100 humains sans expérience et que nous calculions les différences les plus probantes. Dans ce cas, ce serait possible d’établir un protocole d’entraînement dans lequel les humains normaux pourraient acquérir des compétences en karaté. Mais nous avons simplement montré que notre méthode pouvait marcher sur l’apprentissage visuel. »
En attendant d’établir une méthode qui permettrait à n’importe qui de devenir un moine Shaolin sans passer dix ans dans un monastère, les scientifiques collaborent actuellement avec des médecins afin de tester leurs méthodes sur des patients. Selon eux, ces travaux pourraient mener à des protocoles de rééducation révolutionnaires. « À l’ATR, nous travaillons avec des médecins japonais, dans le but d’appliquer nos méthodes à des troubles psychiatriques tels que les troubles du spectre autistique. Comme nous devons travailler avec des patients, nous devons être très précautionneux et les résultats ne sont pas particulièrement fructueux », a poursuivi Shibata. « Mais plusieurs laboratoires à travers le monde semblent prendre la même direction et développent des méthodes similaires pour soigner des maladies ou guérir des troubles psychiatriques. »
En 2015, des collègues de Shibata ont également appliqué cette méthode à leurs propres sujets de recherche, comme la perception des couleurs ou la conscience, lesquelles se sont avérées concluantes. Des chercheurs de l’ATR ont par exemple mené une étude sur la suppression du souvenir de peur chez des personnes atteintes du syndrome de stress post-traumatique grâce au DecNef – si ils n’ont pas réussi à l’annihiler pour autant, ils ont pu observer une réduction du sentiment de peur chez leurs sujets.
Mais comme l’explique Shibata, ces études ne portent pas encore sur des activités physiques ou l’apprentissage moteur. « C’est surtout dû au fait que l’IRMf que nous utilisons pour mesurer les modèles d’activité cérébrale de nos sujets est un peu trop sensible pour jauger les mouvements corporels. Mais théoriquement, cela reste tout à fait possible dans un futur proche », a-t-il conclu.