Culture

L’histoire de la tireuse d’élite qui a tué 75 nazis

« La guerre “féminine” possède ses propres couleurs, ses propres odeurs, son propre éclairage et son propre espace de sentiments. Ses propres mots enfin », écrit Svetlana Alexievitch dans son ouvrage magistral La guerre n’a pas un visage de femme. « On n’y trouve ni héros ni exploits incroyables, mais simplement des individus absorbés par une inhumaine besogne humaine. Et ils (les humains !) n’y sont pas les seuls à en souffrir : souffrent avec eux la terre, les oiseaux, les arbres. La nature entière. Laquelle souffre sans dire mot, ce qui est encore plus terrible… »

Paru aux éditions J’ai lu en 2005 et lauréat du prix Nobel de littérature en 2015, ce récit de souffrance bouleversant et poignant laisse la parole aux femmes envoyées au front aux côtés de leurs homologues masculins et éclipsées par le sexisme des systèmes sociétaux et bureaucratiques. Articulé autour de 500 témoignages d’anciennes combattantes soviétiques, ce premier roman de l’ancienne journaliste ukrainienne Svetlana Alexievitch s’est vendu à plus de deux millions d’exemplaires dans son édition originale en langue russe, parue en 1985.

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D’un point de vue essentiellement féminin, l’ouvrage relate les images cauchemardesques du champ de bataille : des bérets de marins morts flottant sur le canal ; d’anciens soldats amputés des deux jambes, des deux mains ; une vieille femme de Leningrad qui, chaque jour un peu plus loin, jette par sa fenêtre de l’eau brûlante d’une cruche pour que, le moment venu, elle puisse ébouillanter avec précision la tête des envahisseurs nazis.

Les sujets d’Alexievitch formulent également les différents traumatismes et chagrins d’après guerre : « C’est plus tard qu’on a commencé à nous couvrir d’honneurs », explique Valentina Pavlovna Tchoudaïeva, agent de transmission dans une unité antiaérienne. « Mais les premiers temps, nous nous dissimulions. Nous ne portions même pas nos décorations. Les hommes les portaient, les femmes non. Les hommes étaient des vainqueurs, des héros, des fiancés possibles, c’était leur guerre, mais nous, on nous regardait avec de tout autres yeux. Je vais vous dire : on nous avait confisqué la victoire. On nous l’avait échangée, discrètement, contre un bonheur féminin ordinaire. » Et pourtant, de ces dialogues douloureux émerge une lueur d’espoir, sinon de guérison, au moyen du pouvoir rédempteur de la littérature, du témoignage.

Dans l’extrait suivant, Alexievitch (gagnante du prix Nobel de littérature en 2015 « pour ses écrits polyphoniques ») relate le récit personnel d’une tireuse d’élite qui, après avoir été décorée pour le meurtre de 75 nazis, est rentrée de la guerre changée et marquée à vie.

– James Yeh, rédacteur culture

Photo de couverture du livre, publiée avec l’aimable autorisation des éditions J’ai lu.

Récit de Klavdia Grigorievna Krokhina, sergent-chef, tireur d’élite :

« Nous nous étions embusquées, et j’observais. Et tout à coup, je vois un Allemand hausser la tête hors de sa tranchée. Je fais feu. Il tombe. Eh bien ! Vous savez, je me suis mise à trembler de tous mes membres, j’entendais mes os s’entrechoquer. J’ai fondu en sanglots. Quand je tirais sur des cibles, ça ne faisait rien, mais là : j’avais tué ! Moi !

« Puis ça m’a passé. Et voici comment. Nous étions déjà en pleine offensive, on était près d’une petite bourgade, je ne sais plus son nom. Et comme nous marchions par là, nous avons croisé un baraquement ou une maison – impossible de s’y reconnaître, car tout avait brûlé, il n’en restait que des cendres. Rien que des cendres… La plupart des filles ne se sont pas approchées, mais moi, j’étais comme attirée… Au milieu de ces cendres, nous avons distingué des os humains carbonisés et, parmi eux, des étoiles noircies : ces restes étaient ceux des nôtres, des blessés ou des prisonniers, qui avaient été brûlés vifs. Après cela, j’ai eu beau tuer et tuer encore, je n’ai plus ressenti aucune pitié. Depuis que j’avais vu ces ossements achevant de se consumer…

« Je suis rentrée de la guerre avec les cheveux blancs. Vingt et un ans, et la tête chenue comme celle d’une vieille femme. J’avais eu une blessure grave, une commotion, j’entendais mal d’une oreille. Maman m’a accueillie avec ces paroles : “J’étais certaine que tu reviendrais. J’ai prié pour toi jour et nuit.” Mon frère était mort au front. Elle pleurait : “Engendrer des filles ou bien des garçons, maintenant ça ne fait plus de différence ! Mais lui, c’était un homme, il avait pour devoir de défendre la Patrie, alors que toi, tu n’étais encore qu’une petite fille. Il y a une chose pour laquelle j’ai prié : si tu étais défigurée, mieux valait encore qu’on te tue. J’allais tout le temps à la gare… Pour voir les trains. Une fois, j’ai aperçu là une jeune fille en uniforme au visage entièrement brûlé… J’ai cru un instant que c’était toi ! Par la suite, j’ai prié aussi pour elle.”

« Je suis originaire de la région de Tcheliabinsk, et il y avait des carrières non loin de chez nous. Dès que s’entendait une explosion – ce qui se produisait toujours la nuit –, instantanément, je bondissais hors de mon lit et empoignais mon manteau, prête à déguerpir, c’était plus fort que moi. Maman m’attrapait, me serrait contre elle et s’employait à m’apaiser, comme dans mon enfance : “Réveille-toi, réveille-toi. C’est moi, ta maman.” »

Il fait chaud dans la pièce, mais Maria Ivanovna s’emmitoufle dans une lourde couverture de laine – elle frissonne. Elle reprend son récit interrompu :

« Nous sommes devenues de bons soldats… Vous savez, on n’avait pas beaucoup de temps pour réfléchir. Pour s’inquiéter, pour hésiter…

« Nos éclaireurs, un jour, ont capturé un officier allemand. Celui-ci était extrêmement étonné d’avoir eu tant d’hommes abattus sur la position qu’il occupait, et tous d’une balle dans la tête. Presque au même endroit. Il affirmait qu’un simple tireur n’était pas capable de faire mouche autant de fois. Avec une telle précision. “Montrez-moi, a-t-il demandé, ce tireur qui a tué tant de mes soldats. J’avais reçu de gros renforts, et chaque jour, j’en perdais jusqu’à une dizaine.” Le commandant du régiment lui a répondu : “Malheureusement, il m’est impossible de vous satisfaire. Il s’agissait d’une jeune fille tireur d’élite, mais elle est morte.” Il parlait de Sacha Chliakhova. Elle avait péri dans un duel contre un franc-tireur adverse. Ce qui l’avait trahie, c’était son écharpe rouge. Elle l’adorait. Mais une écharpe rouge, ça se remarque sur la neige, et elle s’était fait repérer. Lorsque l’officier allemand a entendu qu’il s’agissait d’une jeune fille, il a paru bouleversé. Il ne savait plus quoi dire. Au cours de son dernier interrogatoire, avant qu’il soit expédié à Moscou (il s’était révélé que c’était du gros gibier !), il ne l’a pas caché : “Je n’y comprends rien… Vous êtes toutes très jolies. Or notre propagande affirme que l’armée soviétique enrôle non pas des femmes mais des hermaphrodites.” Ainsi, jusqu’au bout il n’a rien compris…

« Nous allions “à la chasse” par deux. Rester toute seule en planque jusqu’à la tombée du jour, c’est trop dur, les yeux fatiguent, larmoient, on ne sent plus ses bras, le corps s’engourdit à force de tension. C’est particulièrement difficile au début du printemps. La neige, elle fond sous toi, tu barbotes dans l’eau la journée entière. Tu nages. Nous sortions dès que le jour commençait à poindre et nous ne quittions les avant-lignes qu’au crépuscule. On restait couchées dans la neige douze heures et davantage ; ou bien l’on se juchait au sommet d’un arbre, sur le toit d’une remise ou d’une maison en ruine, et l’on s’y camouflait de manière que personne ne remarque où nous étions, ne devine quel était notre point d’observation. On s’efforçait de trouver la position la plus rapprochée : la distance qui nous séparait des tranchées où étaient embusqués les Allemands n’était que de sept à huit cents mètres, voire parfois cinq cents mètres. À l’aube, on entendait même leurs conversations. Leurs rires.

« Quand je tirais sur des cibles, ça ne faisait rien, mais là : j’avais tué ! Moi ! »

« Notre offensive a été rapide, très rapide. Mais nous nous sommes essoufflés, les services d’approvisionnement avaient du mal à nous suivre : nous n’avions plus de munitions, plus de nourriture, et même la roulante avait été détruite par un obus. Pendant trois jours, nous n’avons eu à manger que du pain de guerre : à force, nous avions la langue tellement râpeuse que nous ne pouvions plus parler. Ma coéquipière avait été tuée. J’étais partie en avant-poste avec une bleue. Et brusquement, nous apercevons un poulain au milieu de la zone “neutre”. Très beau, la queue et la crinière bien fournies… Il se baladait tranquillement, comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait jamais eu de guerre. Nous avons entendu les Allemands s’agiter : eux aussi avaient vu l’animal. Nos soldats, affamés, échangeaient déjà leurs avis :

« — Il va partir. Dommage, ça nous aurait fait une bonne soupe.

« — À cette distance, impossible de l’abattre à la mitraillette.

« À ce moment, ils nous aperçoivent.

« — Voilà les tireurs d’élite. Elles l’auront sans problème… Allez, les filles !

« Que faire ? Je n’ai pas eu le temps de réfléchir : mécaniquement, j’ai visé et j’ai tiré. Les jambes du poulain ont plié, il s’est effondré sur le flanc. Et le vent a porté jusqu’à nous un léger hennissement ténu.

« Je n’ai réalisé qu’ensuite : pourquoi avais-je fait ça ? Il était tellement beau, et je venais de le tuer. Pour le mettre dans la soupe ! Derrière moi quelqu’un a éclaté en sanglots. Je me suis retournée : c’était ma nouvelle coéquipière.

« — Qu’est-ce que tu as ? lui ai-je demandé.

« — Je pleure le petit poulain…

« Ses yeux étaient remplis de larmes.

« — Oh ! quelle petite nature ! Ça fait trois jours qu’on n’a rien à bouffer. Tu as de la peine parce que tu n’as encore enterré personne. Essaie donc de marcher trente kilomètres par jour, avec tout le barda, et le ventre vide par-dessus le marché. Il faut d’abord chasser les Fritz, ensuite on verra pour les sentiments… Plus tard…

Les tireuses d’élite soviétiques de l’Armée rouge se sont rassemblées avant de quitter le front en 1943. Crédit photo : Krasutskiy/AFP Photo/Getty Images

« Je regarde les soldats qui un instant plus tôt m’encourageaient, criaient, insistaient. Juste un instant plus tôt… Quelques minutes à peine… Personne n’a les yeux tournés vers moi, chacun fait comme s’il ne me voyait pas, le nez plongé dans ses affaires. Les uns fument, les autres creusent… Quelqu’un taille un bout de bois. Et moi, je dois assumer toute seule. Assieds-toi là et pleure. Vide-toi de tes larmes ! Comme si j’étais un écorcheur à l’abattoir, comme si ça ne coûtait rien de tuer n’importe qui. Or, moi, j’ai toujours aimé tout ce qui est vivant. Chez nous, un jour (j’allais déjà à l’école), une vache était tombée malade, et on avait dû l’abattre. J’avais pleuré alors pendant deux jours. Et là – crac ! – je venais de buter un poulain sans défense. Deux ans déjà que je faisais la guerre. Et en deux ans, c’était le premier poulain que je voyais…

« Le soir, on a apporté le dîner. Les cuistots m’ont félicitée : “Bravo, le tireur d’élite. Aujourd’hui on a de la viande à se mettre sous la dent.” On distribue les gamelles de soupe. Mais les filles ne bougent pas, elles ne touchent pas au dîner. J’ai bien compris pourquoi, et j’ai quitté la cagne en larmes… Les filles m’ont suivie, et toutes, d’une seule voix, ont entrepris de me consoler… Elles sont vite allées chercher leurs gamelles et les ont nettoyées bien proprement…

« Oui, une histoire pareille… ça ne s’oublie pas…

« La nuit, bien sûr, nous avions des conversations. De quoi parlions-nous ? De la maison, naturellement. Chacune parlait de sa mère, de son père et de ses frères qui étaient à la guerre. Et de ce qu’on deviendrait quand la guerre serait finie. On se demandait si on se marierait et si nos maris nous aimeraient. Le commandant riait : “Eh ! les filles ! Vous êtes toutes bien gentilles, mais après la guerre, on aura peur de vous épouser. Vous avez la main trop bien entraînée, si jamais vous balancez une assiette à la tête de votre mari, vous le tuerez !”

« J’ai rencontré mon mari à l’armée, nous servions dans le même régiment. Il a eu deux blessures, une commotion. Il a traversé toute la guerre, de bout en bout ; et puis, toute sa vie, il est resté militaire. Il ne fallait pas lui expliquer ce que c’était que la guerre. D’où je revenais. Ni qui j’étais. S’il m’arrivait de hausser le ton, ou bien il ne le remarquait pas ou bien il gardait le silence. Mais je ne lui en veux pas. Moi aussi, j’ai appris. Nous vivons ensemble depuis quarante ans, et nous comptons nos années de mariage de Jour de la Victoire en Jour de la Victoire. Depuis 1945… Nous avons eu deux enfants, ils ont déjà ter- miné la fac. Mon mari et moi, nous sommes heureux…

« Au milieu de ces cendres, nous avons distingué des os humains carbonisés et, parmi eux, des étoiles noircies : ces restes étaient ceux des nôtres, des blessés ou des prisonniers, qui avaient été brûlés vifs. Après cela, j’ai eu beau tuer et tuer encore, je n’ai plus ressenti aucune pitié. Depuis que j’avais vu ces ossements achevant de se consumer… »

« Mais tenez, une autre histoire… Je venais d’être démobilisée, je suis arrivée à Moscou. Seulement, de la ville jusqu’à chez nous, il y avait encore quelques kilomètres à parcourir, d’abord en voiture puis à pied. De nos jours, le métro arrive jusque-là, mais à l’époque, il fallait traverser d’anciennes cerisaies, des ravins profonds. Il y en avait un en particulier, très large, que je devais franchir. Mais le temps que j’y parvienne, la nuit était tombée. Évidemment, j’ai eu peur d’y descendre. Je me tenais là, campée devant et je ne savais pas quoi faire : rentrer à Moscou et attendre l’aube ou bien prendre mon courage à deux mains et tenter l’aventure. Quand j’y repense, c’était ridicule : j’avais combattu sur le front, j’en avais vu, des morts, et toutes sortes de choses, et voilà que j’avais peur d’un ravin. J’étais restée une gosse… Dans le train, pendant le trajet du retour… Nous revenions d’Allemagne, nous rentrions chez nous… Une souris s’est échappée d’un sac à dos. Toutes nos filles ont bondi de leur place, celles qui étaient installées sur les couchettes supérieures ont dégringolé en vitesse. Tout le monde piaillait. Or il y avait un capitaine qui voyageait avec nous : “Vous avez toutes une décoration et vous avez peur d’une souris !”

« Heureusement, un camion est passé près du ravin. J’ai décidé de me faire prendre en stop.

« Le camion s’arrête. Je crie :

« — Je vais à Diakovskoïe !

« — Moi aussi !

« Et un jeune gars m’ouvre la portière.

« Je monte dans la cabine, il pose ma valise à l’arrière, et on démarre. Il voit mon uniforme, mes décorations. Il me demande :

« — Combien de Boches as-tu descendus ?

« Je lui réponds : « — Soixante-quinze.

« Il émet un petit ricanement :

« — Allons donc, si ça se trouve, tu n’en as pas vu un seul…

« Mais à ce moment, je l’ai reconnu :

« — Kolka Tchijov ? C’est bien toi ? Te souviens-tu ? C’est moi qui t’ai noué la cravate rouge autour du cou. « Car pendant un temps, avant à la guerre, j’avais travaillé dans mon école comme monitrice de pionniers.

« — Maroussia, c’est toi ?

«— Eh oui!

« — C’est pas vrai !

« Et il pile sur place.

« — Mais conduis-moi donc à la maison, pourquoi t’arrêtes-tu au milieu de la route ? « J’avais les larmes aux yeux. Et je voyais bien que lui aussi. Quelle rencontre !

« On arrive devant chez moi, il court avec ma valise trouver ma mère, il danse dans la cour avec cette valise :

« — Venez vite, je vous ai ramené votre fille !

« Impossible d’oublier ça… Impossible…

La tireuse d’élite soviétique de l’Armée rouge, Lyuba Makarova, lors de la réunion de la 3e armée de choc sur le front de Kalinine en 1943. Crédit photo : Ozerksy/AFP/Getty Images

« J’étais revenue, et j’avais tout à reprendre de zéro.

J’ai réappris à marcher avec des escarpins, après avoir passé trois ans au front les pieds dans des bottes. On était habituées aux ceintures, on était toujours sanglées. Maintenant, j’avais l’impression que mes vêtements pendaient sur moi comme des sacs, je me sentais mal à l’aise. Je regardais une jupe ou une robe avec horreur… Car au front, nous étions tout le temps en pantalon. On le lavait le soir, on le plaçait sous le matelas, on se couchait, et le matin, on pouvait dire qu’il était repassé. Même s’il n’était pas tout à fait sec. S’il gelait, il se couvrait d’une croûte de glace. Comment réapprendre à porter la jupe ? On croit avoir les jambes qui s’emmêlent. On se promène en habits civils, avec chaussures à talons, mais lorsqu’on croise un officier, on a le bras qui se lève tout seul pour saluer. On était accoutumées à toucher notre ration, à être entièrement prises en charge par l’État, alors quand on entrait dans une boulangerie, on prenait tout le pain dont on avait besoin et on oubliait de payer. La vendeuse me connaissait, elle comprenait de quoi il retournait et elle n’osait pas me rappeler à l’ordre. Et moi, j’avais pris le pain et j’étais repartie sans payer. Ensuite, j’avais honte, je revenais le lendemain pour m’excuser, j’achetais autre chose et payais le tout ensemble. Pour tout, il fallait réapprendre à vivre normalement. Réapprendre depuis le commencement… Se remémorer quelle était la vie en temps de paix…

« Il y a autre chose à quoi je pense… Tenez, écoutez… La guerre a duré longtemps, très longtemps… Je ne me souviens ni d’oiseaux, ni de fleurs. Il y en avait, évidemment, mais je n’en ai pas gardé le moindre souvenir. C’est comme ça… Bizarre, non ? Est-ce que les films de guerre peuvent être en couleurs ? Au front, tout est noir… Seul le sang est d’une autre couleur… Seul le sang est rouge…

« Ce n’est que récemment, il y a sept ou huit ans à peine, que nous avons retrouvé notre Machenka Alkhimova. Le commandant du groupe d’artillerie avait été blessé, elle avait rampé pour tenter de le sauver. Un obus a explosé devant elle… Tout près… Le com- mandant est mort avant qu’elle ait eu le temps de parvenir jusqu’à lui : elle a eu les deux jambes littéralement déchiquetées, au point qu’on n’arrivait même pas à la panser correctement. C’était impossible. Pendant qu’on la transportait à l’infirmerie de campagne, elle nous suppliait, sitôt qu’elle reprenait connaissance : “Les filles, achevez-moi… À qui pourrai-je être utile, dans cet état ?” Elle insistait… elle suppliait… Elle a été envoyée dans un hôpital, et nous, nous avons poursuivi l’offensive. On a perdu sa trace. Personne ne savait où elle était, ni ce qui lui était arrivé. Nous avions écrit partout, nous n’avions reçu aucune réponse positive. Ce sont des “trappeurs” de l’école n° 73 de Moscou qui nous ont aidées. Ils l’ont dénichée dans une maison pour invalides. Quelque part dans l’Altaï. Très loin. Au cours de toutes ces années, elle avait séjourné dans plusieurs hôpitaux, et subi des dizaines d’opérations. Elle n’avait même jamais écrit à sa mère pour lui dire qu’elle était encore en vie… Elle se cachait de tous… Nous l’avons amenée à l’une de nos réunions. Puis, nous lui avons fait rencontrer sa mère… Elles se sont retrouvées après trente ans de séparation… Sa mère a failli en devenir folle : “Quel bonheur que mon cœur ne soit pas brisé de chagrin ! Quel bonheur !” Et Machenka qui répétait : “Maintenant, je n’ai plus peur de la revoir. Je suis vieille à présent.” Voilà ce que c’est, la guerre…

« Je me rappelle, une nuit, je suis couchée dans le gourbi. Je ne dors pas. L’artillerie se déchaîne au loin… J’entends des coups de feu… Et je n’ai pas envie de mourir. J’ai prêté le serment, le serment militaire, que je donnerais ma vie, s’il le faut, mais je n’ai aucune envie de mourir… Même si on en revient vivant, c’est avec l’âme malade. Aujourd’hui, je me dis : mieux vaudrait avoir été blessée à la jambe ou au bras, qu’au moins je souffre dans mon corps. Mais l’âme… C’est trop douloureux. Nous étions toutes jeunettes lorsque nous sommes parties à la guerre. Nous sortions de l’enfance. J’ai même grandi, figurez-vous, sous l’uniforme. Maman m’a mesurée quand je suis rentrée à la maison… Pendant la guerre, j’avais pris dix centimètres… »

En guise d’adieu, elle m’a tendu d’un air gauche ses mains brûlantes. Et elle m’a serrée dans ses bras.

Extrait tiré du livre La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievitch, disponible aux éditions J’ai lu.