Music

J’étais le dealer de Kurt Cobain et Mark Lanegan

Seattle, années 80. Personne ne le sait pas encore mais la ville est en train de donner naissance à une scène musicale qui va exploser dans quelques années et devenir un phénomène mondial : le grunge. Entre les concerts et les jours de flotte, Tom Hansen tue le temps. Il en profite pour jouer de la guitare dans quelques groupes punk du coin qui récoltent peu de succès (parmi lesquels The Fartz avec Duff McKagan et The Refuzors). Tom est un type à embrouilles. Il a été adopté très jeune (on dit que ses parents biologiques sont Jack Stangle, semi-légende de la peinture américaine, et une prostituée) et à un moment donné, il a même failli devenir skater pro. Malheureusement, ni la musique, ni le skate, et encore mois sa famille adoptive ne réussiront à l’éloigner du fléau qui va radicalement transformer sa vie : l’héroïne.

À la veille de l’explosion grunge, Tom est déjà une sorte de rock star : il est le dealer officiel de tous ceux qui passeront bientôt sur MTV. Il sait tout, ou presque, sur ceux qui composaient la scène musicale de l’époque, il a connu leurs débuts, leur montée en flèche, et leurs échecs. Sa fiabilité et son professionnalisme faisaient de lui le confident rêvé. Parmi sa clientèle, on retrouvait Kurt Cobain, Mark Lanegan, Layne Staley… soit l’élite grunge à venir. Une « carrière » que Hansen résume ainsi : « Si tu multiplies douze ans par quinze sacs d’héroïne par jour, tu obtiens 65 700 délits pour vente de stupéfiants, ce qui est une estimation relativement basse. Par an, je générais à peine quelques milliers de dollars en faisant des jobs « normaux », je me suis fait une centaine de dollars durant mon entière ‘carrière’ de skater et 85 dollars sur mes 12 années en tant que musicien. Alors qu’avec l’héroïne, il me passait littéralement des millions entre les mains. »

Videos by VICE

Évidemment avec ce type de business, tout peut très vite dégénérer : sa santé est partie en vrille et la police a très vite commencé à s’intéresser à ses affaires. Le tout s’est terminé par une hospitalisation et une longue période de réadaptation au début des années 2000, pendant laquelle Tom a failli perdre une jambe, massacrée par des années d’injections aléatoires, dans des conditions hygiéniques déplorables.

Contre toute attente, Hansen en est sorti indemne. Mieux, il a commencé à écrire, a fréquenté les bancs de la fac et est devenu écrivain. Son premier roman, sorti aux éditions Emergency Press en 2010 et désormais épuisé, American Junkie, est l’un des récits autobiographiques les plus lucides et féroces jamais écrits sur le monde de l’héroïne – se payant le luxe d’avoir la scène musicale de Seattle pour décor. Tom n’est pas devenu Stephen King, il vit toujours seul avec son chat, dans un sous-sol mal chauffé de Seattle, mais il a écrit ce qu’il avait à écrire. Et il a encore beaucoup d’histoires à raconter. C’est pour ça qu’on l’a rencontré.

Noisey : J’ai appris sur ta page Facebook qu’American Junkie était épuisé. J’ai trouvé ça à la fois bizarre et débile vu le potentiel de ce livre, qui peut toucher un très large public.
Tom Hansen :
C’est une longue histoire, je pourrais en écrire des tartines vu que c’est dû à plusieurs facteurs. La raison principale étant que mon éditeur de base a coulé sa boîte ; il a fait un premier pressage d’American Junkie, et ils avaient tellement mal géré leurs affaires qu’ils n’ont pas pu assurer un second pressage, malgré la demande du public. Pour ce qui est du potentiel, tu as raison. Je voulais que le livre touche le public le plus large possible, même si à la base je ciblais surtout ceux qui avaient déjà vécu une expérience similaire avec la drogue, qui avaient déjà touché le fond une fois dans leur vie, ou un jour dépendu de l’héroïne et du deal. Mais quel est l’intérêt d’écrire un livre sur un junkies s’il est seulement compris par d’autres junkies ? Je trouvais ça très limité, je voulais toucher plus de gens que ça.

L’ancien éditeur possède toujours les droits du livre ? Ou tu es allé voir ailleurs pour le rééditer ?
Non, c’est moi qui aie récupéré les droits. Après que le stock de mon éditeur ait été épuisé, il y a environ un an, mon manager et moi nous sommes débrouillés pour récupérer les droits et repartir à zéro. Ils me devaient des milliers de dollars de royalties, après la rupture du contrat, ça a été relativement simple pour nous. On a discuté avec un autre éditeur d’une possible réédition d’American Junkie il y a six mois, et on espère avoir de bonnes nouvelles à ce sujet très bientôt.

Tu as mis combien de temps pour l’écrire ? C’était dur, douloureux, de revivre tout ce par quoi tu étais passé ?
Il m’a fallu six ans pour le terminer. J’ai commencé quand j’étais à l’université, et parce que c’était mon premier livre, il y avait beaucoup de tâtonnements, beaucoup de déchet. J’ai écrit d’abords plusieurs parties, chapitres et scènes, et puis j’ai décidé d’une histoire en parallèle et une structure à base de flashbacks, ainsi qu’un début et d’une fin, et tout s’est ensuite assemblé naturellement.

En lisant le livre une seconde fois, je me suis rendu compte que le fait qu’il se passe au coeur de la scène musicale de Seattle l’avait peut-être désservi. Plein de gens ont sans doute pensé qu’ils allaient trouver des ragots sur leurs groupes préférés et ils se sont retrouvés face à un récit très brutal.
Peut-être que ça a montré certaines personnes sous leur mauvais jour, mais pas tant que ça au final. J’ai eu des retours de lecteurs qui ont plongé dans le bouquin les yeux fermés, alors qu’ils s’imaginaient que c’était une sorte de livre à charge, et ils ont finalement apprécié. On en revient à l’intérêt général. J’ai reçu des mails de gens qui évoluaient dans la scène de l’époque, d’autres de gens qui n’ont jamais touché à une seule drogue de leur vie, certains des messages les plus forts que j’ai reçu provenaient du corps médical, de docteurs et d’infirmières, qui m’ont remercié de les avoir aidé à mieux comprendre les héroïnomanes.

Au fil de l’histoire, après être revenu sur tes années de skater, tu parles de la fois où tu es monté sur scène pour jouer de la guitare avec ton premier groupe. Mais tu ne t’étends pas beaucoup là-dessus. Dis m’en plus.

Tu cites quelques noms de musiciens qui sont devenus célèbres – voire très célèbres – dans American Junkie, et qui t’achetaient de la drogue. Tu es encore en contact avec eux ? Ils ont réagi comment après la publication du livre ?
Ouais. Je suis toujours pote avec Mark Lanegan. Il a adoré le livre, et il est tellement sympa qu’il nous a écrit un texte dont on s’est servis pour la promo. J’ai pris beaucoup de pincettes avec tous ces types. J’ai laissé Mark lire la partie qui le concernait, il l’a approuvé et a reconnu que tout était correct. Je communique encore souvent avec Mark Arm de Mudhoney, Duff McKagan de Guns N’Roses, ou les anciens membres de mon groupe punk. Ce sont des types bien, la plupart d’entre eux ont survécu à leurs démons d’une façon ou d’une autre et continuent à faire des trucs intéressants. Je n’ai pas beaucoup de points communs avec ceux qui n’ont jamais rien fait de mauvais ou d’autodestructeur dans leur vie.

Concernant ceux qui n’ont pas survécu, Layne Staley et Kurt Cobain, j’ai fait en sorte d’être attentif et respectueux envers eux. Je n’ai jamais voulu que ce livre soit une occasion de traîner qui que ce soit dans la boue. J’aurais pu écrire bien plus de choses sur des « stars » que je fréquentais à l’époque, mais ça n’aurait pas servi l’objectif du livre. Voilà pourquoi je ne m’étends jamais trop sur ces parties, parce que c’est avant tout mon histoire, et mon identité de l’époque, celle de junkie et de dealer. La seule raison pour laquelle j’ai inclus un chapitre sur Kurt était pour montrer l’incroyable différence entre lui, un mec que le monde entier observait, et moi, l’être le plus invisible qui soit.

American Junkie pourrait très bien être adapté au cinéma à la manière de The Basketball Diaries, Requiem For A Dream ou Drugstore Cowboy. Tu as été approché par des producteurs depuis la parution ?
J’ai vendu l’idée du film en 2012 à une compagnie appelée Inception Films. Les deux mecs dans l’affaire, Michael Carney et Alex Foard, avaient écrit un script incroyable, et c’est pour ça que je leur ai cédé. Ils viennent de finir l’écriture, la réalisation et la production de Same Kind Of Different As Me pour Paramount, et ils sont actuellement à la recherche de fonds et d’un acteur pour le projet. On espère que ça va se concrétiser très vite. Mais avec le cinéma, j’ai appris que rien n’était sûr avant que le truc sorte, par contre une fois que c’est OK, tout va très vite. Pour finaliser un film, il faut que des milliers d’éléments s’alignent, mais je suis optimiste. Michael et Alex sont des types géniaux, leur script est béton et ils ont une très bonne vision sur la manière d’adapter mon livre à l’écran.

J’ai vu que tu bossais sur nouveau livre depuis la sortie de This Is What We Do. Tu peux nous en dire un mot ?
Je m’impose cette étrange contrainte de partir sur complètement autre chose à chaque nouveau livre. J’adore être surpris par des bouquins, donc j’aime faire pareil et surprendre les lecteurs qui s’attendant peut-être à autre chose venant de moi. Je ne peux pas révéler le titre encore mais ce sera un truc sauvage, si on devait ranger ce roman dans uen catégorie, ce cerait « Punk Rock Magical Realism ». Je vais essayer de faire un truc drôle cette fois. Le roman a encore pour décor Seattle en 1991 et comme influences mon passif avec l’héroïne et le trafic de drogue (évidemment), mais aussi le film Repo Man, ainsi que mes westerns préférés : Il était une fois dans l’ouest, La Horde sauvage et Butch Cassidy et le Kid.

Tu as déjà trouvé l’éditeur ?
Pas encore. Je prends mon temps, ça va mettre un moment à sortir. Je crois fermement que le monde est déjà saturé par un trop plein de livres, mais pas par un trop plein de bons livres. Donc je prendrai le temps qu’il faut pour que ce prochain soit vraiment parfait

La musique t’intéresse encore ?
Je suis toujours branché années 70 en fait, parce que c’est la décennie durant laquelle j’ai grandi. J’aime quasiment tout de cette époque. Led Zeppelin, Alice Cooper, KC & The Sunshine Band. Tout. Il y avait une spontanéité dans la musique, c’était vivant, et l’énergie était incroyable. La musique d’aujourd’hui est tellement surproduite, le cœur et l’âme ont complètement disparu j’ai l’impression.

Et la guitare, tu en joues toujours ? Il y a une photo où tu tiens une magnifique Gibson Les Paul Jr…
Non, je me suis détruit les mains avec la drogue, je ne peux plus jouer aujourd’hui. Mes doigts ne fonctionnent plus très bien, j’ai eu plusieurs tendons de sectionnés à force de planter des seringues dedans, puis toutes les infections, etc. Cette Les Paul Jr. a disparu depuis longtemps. J’étais plutôt balaise en guitares. Je n’en ai plus aucune aujourd’hui mais ma favorite restera toujours cette Les Paul Jr. Sunburst de 1957 et la Les Paul 30ème anniversaire plaquée or. Je les ai conservées pendant longtemps… Sûrement parce qu’il m’était impossible de les casser !


Andrea Valentini écrit sur tout (les films, la littérature, la publicité) mais surtout sur la musique. Il dirige Six Pack Society, une agence pour artistes indépendants.