Vous voulez connaître l’avenir ? Laissez tomber les boules de cristal, abandonnez l’eviscération de chats, détournez vous des marabouts aux cartes de visite pourtant si alléchantes. Il existe une solution plus simple (et moins salissante) : ouvrir un livre. Et il n’est pas signé Jacques Attali. Ce bouquin, c’est Transmetropolitan, une série de comics dont le premier épisode est paru il y a quasiment vingt ans aux Etats-Unis.
Scénarisée par Warren Ellis et dessinée par Darick Robertson, l’oeuvre propose de suivre le journaliste gonzo Spider Jerusalem, avatar assumé d’Hunter S. Thompson plongé dans un futur proche. Un héros outrancier, tatoué de la tête aux pieds, qui carbure au speed et qui affronte ses ennemis à grands coups de chroniques ou d’un redoutable pistolet… à déclencher des diarrhées.
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Extrait de Transmetropolitan. DC TM & © 1996-2016 Warren Ellis and Darick Robertson. All Rights Reserved. Vertigo is a trademark DC Comics © 2016 URBAN COMICS
Mais aussi délirante soit-elle, Transmetropolitan est une BD incroyablement visionnaire. Car force est de constater que de nombreux éléments qui passaient, à la fin des années 1990, pour des extravagances hallucinées des auteurs rencontrent des échos toujours plus nombreux et précis dans notre monde de 2016. Ou comment la science-fiction mi-flippante mi-potache d’un comics indépendant se matérialise de jour en jour. Jugez plutôt…
A fond les ballons sur les autoroutes de l’information
Au début de Transmetropolitan, on découvre notre héros hirsute et réfugié dans un chalet perché en haut d’une montagne inaccessible. Un hermitage qui dure depuis cinq ans, loin de la ville où il est devenu journaliste à succès. Problème : on vient lui rappeler qu’il s’était engagé contractuellement à pondre deux bouquins pour un éditeur. Après force insultes et un tir de bazooka sur le rade du coin pour se passer les nerfs, le voilà de retour forcé en ville.
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Ce qui frappe immédiatement, dès les premières pages consacrées à cet univers urbain tentaculaire, c’est l’omniprésence de l’information. La ville est saturée d’affiches publicitaires géantes, de panneaux indicateurs volants, d’écrans muraux où défilent les dernières nouvelles. Pas un centimètre d’espace ne semble échapper à l’invasion informative, jusqu’à ces trottoirs grotesques qui se retrouvent constellés d’écrans de télévision d’info en continu.
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On rit, mais est-on si loin d’une virée dans le métro de n’importe quelle grande ville d’aujourd’hui ? Où les immenses panneaux d’affichage sont presque rassurants au regard des publicités vidéo qui ont fait leur apparition dans les couloirs. A Stockholm, certaines d’entre-elles réagissent déjà aux éléments extérieurs. A Pékin, on trouve des écrans dans les stations de métro, dans les rames de métro et des pubs sont même projetées sur les murs des tunnels pendant les trajets. Et à Paris, il suffit d’aller chez le coiffeur, dans un rade et au kebab le même jour pour avoir passé sa journée avec BFMTV.
C’est le monde de l’hyper information, du flux permanent, de l’infobésité, notre monde en somme, que nous décrit Transmetropolitan. Autant de concepts aujourd’hui tarte-à-la crème mais que Warren Ellis avait pressentis il y a vingt ans. Dès le troisième numéro du comics, on voit Spider Jerusalem assis sur le toit d’un immeuble, en surplomb d’une émeute urbaine, en train de taper un article sur un ordinateur portable. Celui-ci est diffusé en direct sur différents canaux au fur et à mesure que ses mots sont rédigés. Et voilà le live-tweet prophétisé… en 1997 !
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Bienvenue dans la vie augmentée
A de multiples égards, le comics se fait le vaticinateur de l’accélération du temps. Du temps de l’information, donc, mais aussi de la consommation : Spider Jerusalem peut se faire livrer une paire de pompes en cinq minutes chrono ou demander ce qu’il veut à son “faiseur” (“maker” en VO). Il s’agit d’un équipement électroménager que l’on trouve dans les appartements de standing doté d’une intelligence artificielle et capable de fabriquer à peu près tout (y compris sa propre dope). Le “faiseur”, ou l’équipement domotique ultime auquel le développement récent des imprimantes 3D pourrait être une amorce. Il est d’ailleurs déjà possible d’aménager tout son appartement ou presque grâce à une imprimante 3D. A condition d’avoir envie de vivre dans un univers de polycarbonate et d’epoxy.
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Autre objet préfiguré par la série : les Google Glass. Un des accessoires fétiches du héros est en effet une paire de lunettes connectées qui permettent de prendre des photos sur simple commande vocale. Il semble que le dispositif ne dérange personne tant il est courant dans le monde de Transmetropolitan. On n’en est pas encore là : si Google s’apprête à de nouveau commercialiser ses lunettes auprès des professionnels, l’entreprise a dû retirer son gadget de la vente au grand public, deux ans à peine après l’avoir lancé en 2013. Un échec commercial qui peut en partie s’expliquer par les problèmes que posent les lunettes en matière de vie privée et de droit à l’image. Une réticence symbolisée par l’agression, très relayée médiatiquement, d’une femme parce qu’elle portait des Google Glass dans un bar de San Francisco. L’autre raison, c’est sûrement que ces lunettes sont foutrement laides, contrairement au swag de celles de Spider Jerusalem (il y a même des tutos YouTube pour en fabriquer).
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Vous pouvez l’imaginer, dans un monde où chacun peut se balader avec des lunettes qui filment ou prennent des photos, la surveillance est généralisée. Elle est devenue la norme, avec laquelle chacun vit sans se poser plus de questions que ça (le fameux argument du “tant qu’on n’a rien à se reprocher…”). L’a-normalité, c’est quand on essaie de se soustraire à cette surveillance. Spider Jerusalem en livre un exemple, lorsqu’il dégoupille une “grenade insonorisante” pour pouvoir avoir une conversation peinarde avec… le président des Etats-Unis. Il n’existe a priori pas encore de grenade de ce type, on est au contraire plutôt dans l’ère de la grenade assourdissante. En revanche, la question de nouveaux dispositifs de camouflage pour échapper aux surveillances modernes est bel et bien posée, depuis quelques années, par une cohorte d’artistes et de designers.
Ok, la surveillance technologique, les Google Glass, les imprimantes 3D c’est sympa, mais Transmetropolitan va bien plus loin dans l’anticipation. La BD prédit en effet le transhumanisme, cette pensée qui propose une “vie augmentée”, un dépassement de l’homme biologique à l’aide de la médecine et de la technologie. Un mouvement culturel qui s’est grandement développé dans la dernière décennie, mais qui tenait surtout du domaine de la science fiction à la sortie de la BD en 1997. Ainsi, dans Transmetropolitan, de nombreux personnages secondaires sont porteurs d’implants technologiques destinés à les “augmenter”. Cela va du petit module vissé à une oreille pour écouter la radio en permanence jusqu’à la forêt de câbles façon dreadlocks pour pouvoir se connecter à tout et n’importe quoi.
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Un peu dans le même état d’esprit de “s’augmenter”, la BD accorde une place très importante aux drogues (aussi, évidemment, en raison de son inspiration gonzo assumée). Le héros carbure au starters, des substances qui lui permettent de “ne pas dormir pendant trois jours” et d’être pourtant encore à bloc. Je vous épargne le couplet sur l’automédication en hausse, les 150 millions de boîtes de psychotropes prescrites chaque année en France, la défonce aux médicaments, le retour en force de la MDMA, etc. Ce n’était pas forcément la tendance la plus audacieuse à anticiper. Mais Transmetropolitan l’a quand même fait trois ans avant Requiem for a Dream. Tout en étant nettement moins relou.
Redéfinition des identités
La BD pousse la futurologie transhumaniste jusqu’à ses confins les plus fous. A l’instar de plusieurs oeuvres d’anticipation, Transmetropolitan évoque la cryogénisation. Il est ainsi possible de se faire congeler pour pouvoir découvrir le monde tel qu’il sera dans 200 ans. Evidemment, ça ne se passe pas hyper bien pour ceux qui tentent l’expérience : la BD nous décrit des gens complètement désorientés, en perte de confiance, sans aucun repère. Si l’on n’est pas encore capable de gérer cette étape du réveil, des entreprises proposent déjà de faire congeler son corps dans de l’azote à -196 °. Un pari qui coûte entre 30 000 et 200 000 dollars et que quelque 2000 personnes auraient déjà tenté.
Extrait de Transmetropolitan. DC TM & © 1996-2016 Warren Ellis and Darick Robertson. All Rights Reserved. Vertigo is a trademark DC Comics © 2016 URBAN COMICS
Plus délirant, on peut croiser dans Transmetropolitan les “Cumulus”, une communauté de gens comme vous et moi qui nient leur corporalité et préfèrent n’être que de purs esprits flottant dans un “nuage nanotechnologique”. “On parle de l’homme post-biologique” s’écrie Spider Jerusalem dans le septième épisode de la série, où l’on assiste au téléchargement de l’esprit d’un personnage dans une agrégation de microprocesseurs reliés entre eux. Difficile de ne pas y voir une allégorie prophétique du cloud computing, ne serait-ce qu’en matière de terminologie. Aujourd’hui on accède de plus en plus à des applications délocalisées plutôt qu’à des logiciels installés sur nos machines. On y stocke aussi nos photos de piscines azur et de Spritz en terrasse. Avant d’y télécharger nos âmes ?
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Autre communauté présentée dans la BD : les “Transités”. Ceux-là ne veulent pas se dissoudre dans un nuage informatique mais veulent tout simplement changer d’espèce. En l’occurrence, il s’agit pour eux d’abandonner leur enveloppe corporelle humaine pour adopter celle d’une race extra-terrestre (aux traits du supposé homme de Roswell). Pour ce faire, les “Transités” introduisent le génome de la race extra-terrestre en question dans leur propre code génétique et mutent en conséquence.
Extrait de Transmetropolitan. DC TM & © 1996-2016 Warren Ellis and Darick Robertson. All Rights Reserved. Vertigo is a trademark DC Comics © 2016 URBAN COMICS
Une pratique puérile de “victimes de la mode” tranche Spider Jerusalem. “Un combat identitaire, le droit à la différence” lui rétorque Fred Christ, le messie défroqué de cette communauté, qui lance un mouvement sécessionniste du quartier où ont été relégués les “Transités”. “On veut du travail. Pourquoi on vit à Angels 8, tu crois ? Il y a qu’ici qu’on peut payer le loyer. C’est le quartier le plus pauvre de la ville. On nous a foutus dans un ghetto” justifie-t-il. Le parallèle est évident avec le combat de la communauté gay de San Francisco dans les années 1970 qui débouchèrent notamment sur les émeutes de la nuit White.
Est-ce à dire que Transmetropolitan anticipe la montée en puissance des questions identitaires individuelles ? Là encore, difficile de donner tort à la BD au regard des problématiques de genre. Sur les 20 dernières années, elles se sont fait de plus en plus présentes dans le débat public et de nombreux Etats ont vu leur législation évoluer sur le sujet. Depuis 2012, choisir son genre est un droit en Argentine, en 2014 la Haute cour australienne a reconnu l’existence d’un troisième sexe, les facs Californiennes reconnaissent désormais six genres différents, plus généralement les transgenres américains se font peu à peu une place dans la société… Transmetropolitan ne parle pas de transgenrisme mais de transspécisme. Probablement parce que, dans le monde qu’il anticipe, la première question ne se posera même plus.