Illustrations : George Heaven
Quand Emily Durant (son nom a été changé) avait huit ans, sa relation avec sa mère a commencé à se détériorer. « Je crois qu’un jour, quelque chose s’est brisé en elle », a dit Emily. Sa mère, autrefois attentionnée, a soudainement arrêté de faire la vaisselle, de sortir les poubelles, ou même de mettre les déchets dans la poubelle. Les assiettes sales se sont empilées dans l’évier, puis tout autour de la cuisine. Le temps qu’Emily réalise, du haut de ses huit ans, que c’était à elle de nettoyer, les mouches et les asticots avaient déjà envahi la cuisine.
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En tant que fille unique vivant seule avec sa mère, Emily m’explique qu’elle rentrait de l’école chaque jour pour retrouver le sol du salon couvert de nouveaux détritus et d’assiettes sales. Si Emily ne les ramassait pas, ils restaient simplement là. Si elle ne faisait pas la lessive, il n’y avait pas de vêtements propres. Si elle ne réchauffait pas le dîner au micro-ondes, elles ne dînaient pas.
Au début, Emily a tenté de demander de l’aide à sa mère, qui l’a alors traitée de paresseuse, d’idiote et de bonne à rien. « Au bout de quelques mois, j’ai appris à ne plus rien demander », m’a raconté Emily. Sa mère l’a prévenue que si elle parlait à qui que ce soit des conditions dans lesquelles elles vivaient, elle serait placée dans une famille d’accueil qui ne l’aimerait pas, et ses chats seraient euthanasiés.
La famille, dans son ensemble, avait de sérieux problèmes sur le plan financier : des menaces d’expulsion tombaient au moins un mois sur deux, et la grand-mère maternelle d’Emily partageait le moindre détail déplaisant au sujet des factures et des dettes familiales avec sa fille. Emily affirme que sa mère la privait de dîner et ne la laissait pas dormir tant que les tâches ménagères n’étaient pas faites. Un jour, alors qu’elle était insatisfaite de son nettoyage, elle a demandé à Emily de s’allonger nue sur le canapé. Elle a ensuite entrepris de la battre avec un cintre en plastique.
Vivre dans ces conditions n’était pas seulement stressant – cela a profondément traumatisé Emily, qui avait constamment peur pour sa propre sécurité du fait des abus maternels, sans avoir aucun endroit où se réfugier. Elle a commencé à développer des symptômes de ce qu’elle identifie désormais comme un traumatisme.
« Il y a beaucoup de nuits où il me fallait des heures pour m’endormir », a-t-elle expliqué. « J’ai commencé à avoir des crises de panique assez fréquemment à l’école – au moins une fois par mois – et je devais demander à aller dans la salle de repos où chez l’infirmière car je pensais systématiquement que j’allais m’évanouir, faire un AVC ou autre ».
Des antidépresseurs lui ont été prescrits en troisième, mais l’ordonnance est restée dans un tiroir (sa mère a décrété qu’elle ne pouvait pas se permettre d’en acheter). Bien qu’elle n’en soit pas consciente à l’époque, Emily était en train de développer ce que de nombreux psychiatres, psychologues et experts en traumatismes nomment aujourd’hui « Complex Post-Traumatic Stress Disorder », ou C-PTSD, que l’on retrouve également en français sous l’appellation « syndrome de stress post-traumatique complexe » ou « traumatisme complexe ».
Contrairement aux formes reconnues de trouble de stress post-traumatique, le C-PTSD ne provient pas d’un événement singulier. Il est le résultat d’abus répétés, doublés d’un sentiment d’impuissance continu, auxquels la victime a peu de chances d’échapper.
« Le C-PTSD survient lorsque l’hypervigilance propre au SSPT est accompagnée d’une dégradation de la capacité à s’autoréguler » a expliqué Julian Ford, un professeur de droit et de psychologie qui dirige le Center For Trauma Recovery de l’Université du Connecticut. « Les émotions intenses ou la torpeur émotionnelle submergent la personne et l’empêchent de faire face. Mentalement, elle va souffrir de lacunes de la conscience de résolution des problèmes, ou de jugement. Et sur le plan relationnel, les personnes concernées seront soit dans des situations de conflits extrêmes, soit complètement en retrait ».
La distinction entre trouble du stress post-traumatique et stress post-traumatique complexe a été faite pour la première fois par Judith Herman, professeur à la Harvard Medical School, dans son ouvrage Trauma & Recovery publié en 1992. Ses recherches montrent que les effets de la négligence chronique, du stress et de l’assujettissement créaient toute une catégorie de personnes – parmi lesquelles les survivants d’abus sexuels et domestiques, les groupes raciaux, religieux et ethniques persécutés ou encore les ex-otages – dont le trauma ne correspondait pas au profil des diagnostics de TSPT dans la mesure où il s’inscrivait dans la durée.
Bien qu’Herman ait introduit l’idée du C-PTSD près de 20 ans auparavant, les psychiatres ont mis du temps à reconnaître cette distinction. Le C-PTSD n’a pas été inclus dans la dernière version en date du Diagnostic et Statistical Manual of Mental Disorders , paru en 2013. À titre d’information, le TSPT est listé dans le DSM depuis 1980. Le terme vient juste d’être ajouté à la Classification internationale des maladies de l’Organisation Mondiale de la Santé, qui est toujours en cours de révision et ne sera pas finalisée avant 2018.
Le manque de critères de diagnostic clairs et cohérents signifie que les cliniciens sont susceptibles d’interpréter à tort les symptômes du traumatisme complexe comme relevant du trouble de la personnalité borderline, dépendante ou masochiste. Et comme le C-PTSD est peu connu, ceux qui en souffrent partent souvent du principe qu’ils sont simplement anxieux ou dépressifs. Le fait que le traumatisme complexe concerne souvent des enfants ayant grandi dans un environnement violent peut en outre faire apparaître les symptômes du C-PTSD comme propre à une personnalité enfantine, plutôt que comme des signes de détresse psychologique.
Quand Emily avait 18 ans, elle est allée voir un thérapeute. « J’étais en dépression sévère au point de me sentir parfois suicidaire. Je souffrais d’une anxiété sociale et généralisée extrême. Des souvenirs de choses qui m’étaient arrivées au cours des dernières années surgissaient dans mon cerveau et me faisaient me sentir encore plus dépressive et anxieuse. J’ai finalement réalisé que j’avais besoin d’aide », m’a-t-elle expliqué.
Après avoir discuté avec elle de son enfance, le thérapeute a rapidement déduit que l’anxiété et la dépression faisaient partie d’un ensemble plus large, et lui a parlé du traumatisme complexe. Elle a eu de la chance – le C-PTSD est souvent mal diagnostiqué et ses symptômes sont régulièrement confondus avec la dépression ou l’anxiété, que l’on avait diagnostiquées à Emily depuis le collège.
Mais une fois qu’elle a fait l’objet de ce diagnostic, Emily a eu du mal à expliquer aux autres de quoi il s’agissait. « Je doute que la plupart des individus de la génération Y connaissent le TSPT », a dit Emily. « C’est globalement perçu comme “ce truc que les soldats ont” et c’est tout ce que les gens de mon âge savent sur le sujet. Le traumatisme complexe est encore moins connu ».
En raison de ce manque de connaissance, Emily a été réticente à partager son expérience. « Lorsque quelqu’un demande, je réponds généralement que je souffre de dépression et d’anxiété car c’est trop compliqué d’expliquer ce que le C-PTSD induit ».
Ford, le psychologue de l’université du Connecticut, est d’accord avec l’idée selon laquelle le C-PTSD, comme de nombreuses maladies mentales, est souvent minimisé, ce qui peut-être frustrant pour ceux qui doivent gérer les séquelles laissées par un traumatisme.
« L’idée selon laquelle le fait de simplement se détendre, méditer, penser rationnellement ou avoir un mode de vie actif et sain peut venir à bout de la réactivité au stress provoquée par le C-PTSD est fausse et répandue ». « Ces approches de psychologie positive ne sont bénéfiques aux gens souffrant de C-PTSD qu’après qu’ils aient appris à reconfigurer leurs cerveaux et leurs corps pour passer du mode “survie” à un état de confiance calme. »
Pour Emily, cette reconfiguration a déjà commencé. Depuis qu’elle a déménagé de chez sa mère, deux ans plus tôt, à l’âge de 18 ans, elle a eu recours à la thérapie pour travailler sur son traumatisme. Elle espère qu’une fois que la lumière sera faite sur le traumatisme complexe, plus personne n’aura à en souffrir en silence aussi longtemps qu’elle.
Elizabeth Nicholas est sur Twitter.