Toutes les photos sont de Julio Ificada
Lorsque se pose la question de savoir qui, exactement, a inventé le punk rock, la plupart des gens répondent généralement Johnny Rotten ou Malcolm McLaren. Mais ce serait vite oublier qu’ils l’ont volé à Richard Hell. Qui l’a lui-même volé à Iggy Pop. Qui l’a volé à Lou Reed. Qui l’a volé à Marlon Brando. Qui l’a volé à James Dean. Qui l’a volé à Robert Mitchum. Qui l’a volé à Errol Flynn. En réalité, cette question n’a pas à être posée, puisque personne n’a vraiment inventé le punk. Il traîne là depuis toujours. C’est un fluide, un esprit, une humeur. C’est la meilleure blague de l’Univers. C’est l’histoire d’un type qui prend des risques inconsidérés pour escalader une falaise à mains nues, juste pour le plaisir de pisser depuis le sommet.
Et ce type est assurément fan de Turbonegro, groupe norvégien formé à la toute fin des années 80 qu’on pourrait décrire comme un croisement entre Kiss (pour les refrains plus gros que l’herpès que vous avez ramené de Saint-Cyr-sur-Mer), Alice Cooper (pour le maquillage et les vibrations mortifères), les Stooges (pour les riffs incendiaires), Black Flag (pour la force de frappe et l’aura nihiliste), les New York Dolls (pour le goût du textile et l’esthétique camp/queer) et les Butthole Surfers (pour le côté « tout peut arriver, surtout le pire »). Outre une paire de disques incontournables (Apocalypse Dudes, Ass Cobra), un parcours chaotique et quelques frasques mémorables (toutes ou presques dûes à leur frontman Hank Von Helvete et son personnage de chaman pédé/drogué), Turbonegro c’est aussi une armée de fans qui tient autant du gang que de la famille étendue et du réseau social : la Turbojugend.
À l’origine de cette communauté, une simple blague de Euroboy, le guitariste du groupe, qui fait imprimer sur un de leurs disques, au milieu des années 90, l’adresse personnelle de Happy-Tom (bassiste et compositeur, qui joue en tenue de marin) comme contact officiel de la Turbonegro Navy (clin d’oeil à la Kiss Army, fan-club tentaculaire du groupe Kiss). Sauf que voilà, les réponses affluent, le phénomène explose et la chose finit par totalement échapper au groupe, qui voit se multiplier autour de lui des centaines de communautés de fans, renommées Turbojugend et reconnaissables à leurs vestes en jean brodées, respectant à 100 % l’esthétique queer, outrancière et agressive du groupe.
Avec près de 2500 communautés réparties aux quatre coins du globe, la Turbojugend est aujourd’hui une des communautés de fans les plus manifestes de la pop-culture moderne. Une des plus singulières aussi : dépassant totalement le cadre du groupe pour lequel elle a été créée (le fan-club ayant continué d’être actif pendant les longues périodes d’hibernation de Turbonegro et un de ses membres ayant même remplacé Hank Von Helvete après son départ), elle est devenue une véritable source de rencontres, d’entraide et d’échange, bref, un réseau social, au sens premier du terme. À l’occasion du dernier Hellfest, on a été passer un moment avec quelques-uns de ses représentants français, jeunes et moins jeunes, pour savoir où en était la Turbojugend et ce qu’elle représentait pour eux.
MIKE VON DARKNESS
Je suis président de la Turbojugend Toulouse, créée en 2006. J’ai découvert le groupe au milieu des années 90. Je ne peux pas exprimer tout l’amour que j’ai pour Turbonegro, ils ont sauvé ma vie plein de fois. Je suis DJ, je bosse beaucoup sur les compétitions de skate, de surf, de snowboard, et j’y croise régulièrement plein de gens qui sont dans la Turbojugend, des américains, des européens, c’est un énorme réseau. Dans la société actuelle, il y a des choses qui se perdent vachement comme l’entraide, la confiance, et tu retrouves ça dans la Turbojugend. On se soutient, on est en contact et on se déplace tout le temps pour se voir, c’est pas juste virtuel. Le Hellfest, ça fait partie des rendez-vous importants de la Turbojungend, même si cette année, ce n’est que la deuxième fois que Turbonegro y joue. Mais c’est central, ça réunit plein de groupes qu’on adore et l’ambiance est géniale. C’est un spot idéal.
DR JUSTICE
Je suis président de la Turbojugend Saboteurs à Nantes et ambassadeur de la Turbojugend Oslo. J’ai découvert le groupe en 1996 et formé la TJ Saboteurs en 2005. La Turbojugend, c’est un art de vivre. Tous les ans, il y a le meeting officiel à Hambourg, on y croise des américians, des japonais, c’est du délire. Selon les pays, il y a quelques différences, l’état d’esprit n’est pas forcément le même. Les américains sont plus chauds, par exemple. Ils sont plus dans un délire gang. En Allemagne, c’est ultra-développé. Tu as une Turbojugend dans tous les bleds ! Ici quand on a commencé, on était souvent tous seuls. Et puis ça s’est développé. Mais la Turbojugend, c’est du couchsurfing aussi [Rires]. C’est vrai. Où que je veuille aller dans le monde, il y aura toujours une Turbojungend pour m’accueillir. Ça permet de faire des économies… quoique non, parce que tu picoles beaucoup plus, du coup.
BALOO THUNDERBEARD
Je suis président de la Turbojugend Strasbourg. Je fais partie des plus jeunes, notre TJ n’a été créée qu’il y a deux ans. Comme le dit Justice, c’est vrai que c’est un super plan couchsurfing la Turbojugend. Je suis parti au Japon il y a quelques mois, j’ai envoyé un mail à la Turbojugend Tokyo et d’un coup j’avais des tas de plans pour dormir, squatter et me faire visiter la ville. C’est une vraie communauté. quand tu vois des membres de la Turbojugend ensemble, ils se marrent, ils boivent des bières, il n’y en a pas deux de la même ville, mais c’est comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Forcément, t’as envie de les rejoindre.
Johnny Gasoline : En fait on comme les sites de rencontre par affinités, tu vois ? Les trucs de rencontre entre cadres-sup. [Rires] Ben la TJ c’est ça, c’est un moyen de rencontrer de rencontrer des gens comme toi.
LOUISE BLACK RABBIT
Je suis présidente de la Turbojugend Moon Harbor, qui est basée à Bordeaux. J’ai découvert Turbonegro au début des années 2000, j’ai rejoint la Turbojugend Bordeaux vers 2006 ou 2007 et j’ai créé la Turbojugend Moon Harbor en 2013. Ce qui m’a attiré ? Outre l’aspect purement musical, le côté à la fois gang et en même temps hyper famille, très jouasse. Il n’y a pas de tensions, pas de rivalités, personne n’est là pour se la raconter. C’est hyper agréable et détendu comme environnement, en fait. [Rires]
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JOHNNY GASOLINE
J’ai découvert Turbonegro en 2000, j’ai d’abord fait partie de la Turbojugend Bordeaux pendant 5 ou 6 ans, avant de rejoindre l’an dernier la Turbojugend Moon Harbor présidée par Louise. Ce qui m’a fait entrer dans le truc c’est quand j’ai vu Turbonegro au Pukkelpop en 2007. Le groupe jouait à 2h du matin et durant l’après midi, on a vu un mec avec une veste Turbojugend. Il s’est assis au milieu du site, il était tout seul. Et tout au long de la journée, à chaque fois qu’on repassait dans le coin, on voyait que d’autres personnes avec des vestes Turbojugend l’avaient rejoint. À la fin de l’après-midi, ils étaient genre 50 et personne n’avait la même veste, les gens venaient de partout. Moi c’est ça qui m’a fait halluciner, le coté gang, grosse équipe. Et une fois que tu es dedans c’est encore plus dingue. C’est comme si cette veste effaçait tous les problèmes. Quand tu arrives sur un rassemblement, tous les membres de la Turbojugend te traîtent immédiatement comme un pote. Alors que si tu les croisais dans la rue, peut être que tu te foutrais sur la gueule direct. [Rires] Là, tout le monde est cool.
Après on a pas mal de points communs, on a des gouts musicaux communs, il y a quelques groupes dont on est quasiment tous fans comme Zeke, Kvelertak ou Valient Thor. Du coup ceux là on en parle plus.[Rires] Le truc qui fait que ça perdure et que ça évolue, c’est que ce n’est pas le groupe qui a lancé ce fan club, ce sont les fans eux-mêmes. C’est parti d’une blague et maintenant c’est un truc énorme, présent aux quatre coins du monde, alors forcément, tu as envie de continuer. C’en est même à un point où le groupe lui-même est devenu accessoire. Je ne connais par exemple aucun membre de la Turbojugend qui ait parlé un jour de Turbonegro avec un autre membre de la Turbojugend. [Rires]
Dr Justice : C’est vrai, on en parle jamais !
BAYOU MIKE
Je suis président de la Turbojugend 5 Harbors City, à Lorient, qui existe depuis seulement deux ans. On a été adoubés par Dr Justice, Louise, Mike. On représente les toutes dernières générations de la Turbojugend.
Dr Justice : Il n’y a pas trop de différences entre les différentes génération de Turbojugend. Les jeunes-vieux se montrent un peu réticents parfois, mais les vieux-vieux s’en branlent.[Rires] Il faut dire qu’après le premier split du groupe en 1998/1999, après Apocalypse Dudes, il y a eu une longue période de stand-by… Puis, il y a eu le retour avec Scandinavian Leather en 2003 où là ça a carrément repris de plus belle. Mais quand Hank Von Helvete est parti, on pensait que tout allait retomber. Pour nous c’était hyper décevant, parce que ça commençait à peine à prendre en France et déjà, on voyait la fin du truc. Mais ça a repris avec l’arrivée de Tony Sylvester [actuel chanteur de Turbonegro et ex-président de la Turbojugend Londres]. Il y a eu quelques périodes de vaches maigres, mais personne n’a laissé tomber le truc !
Johnny Gasoline : C’est un club de losers magnifiques, le truc reste en place même quand il n’y a plus de chanteur. On reste soudés face à l’adversité, en fait.
Dr Justice : Mais on doit beaucoup à Tony Sylvester. Tony Sylvester a sauvé le death-punk. Même s’il est plus punk, plus frontal que Hank.
Mike Von Darkness : Hank avait un coté plus noir, plus sombre.
Dr Justice : Plus cynique aussi.
Baloo Thunderbeard : Cela dit, le dernier album du groupe, on en parle pas. Je suis incapable de te dire ce que les autres Turbojugend en pensent. C’est un peu un tabou. Mais le truc continue. Tu es avec tes potes. Ce sont des gens que tu revois avec plaisir.
NO BLASTER
Je suis présidente de la Turbojugend Cité Des Papes à Avignon. C’est une des toutes dernières Turbojugend à s’être créée. On existe depuis décembre seulement. Mais on est 10 quand même ! [Rires] Et on a déjà organisé quelques concerts. Comme le disait Justice, il n’y a pas vraiment de soucis entre les différentes générations de Turbojugend. On ne va pas te prendre de haut parce que tu viens d’arriver dans le truc, tout le monde est au même niveau. Cela dit, il y a quand même des communautés plus bordéliques que d’autres. [Rires]
Dr Justice : Il y en a qui sont seuls, par exemple.
Johnny Gasoline : Et qui veulent le rester ! Genre le mec qui lancé la Turbojugend Paris, le tout premier, il a fait son propre truc et il ne veut personne ! [Rires]
Lelo Jimmy Batista est le rédacteur en chef de Noisey France. Le seul fan-club auquel il ait adhéré, c’est celui d’Einstürzende Neubauten et tout ce qu’il a eu, c’est une adresse e-mail qui marchait une fois sur deux et son nom sur un disque pourri. Preuve s’il en fallait une qu’on rigole plus à Hambourg qu’à Berlin. Il est sur Twitter – @lelojbatista