Société

Ce qu’il nous reste d’Ulrike Meinhof

RAF Ulrike Meinhof prison

La documentation existante couvre bien souvent de façon fragmentée la longue histoire de la Fraction armée rouge (RAF) et l’implication d’Ulrike Meinhof dans l’activisme armé – les actions du groupe se sont étalées sur près de trois décennies quand même. Concernant Meinhof tout particulièrement, son engagement est souvent raconté dans les ouvrages, podcasts, films et autres documentaires selon la même trame narrative : celle d’une journaliste talentueuse qui a un jour dépassé les limites de la légalité en embrassant la lutte armée révolutionnaire, avant de mourir en prison. Pourtant, l’expérience et le vécu de la cofondatrice et figure majeure de l’organisation de guérilla urbaine ont bien plus à nous offrir.

Avec Ulrike Meinhof – Flingue, conscience et collectif, l’ancien membre de la RAF Ron Augustin pallie ce manque. Le livre, publié avec Jean-Marc Rouillan aux éditions Premiers Matins de Novembre (PMN), présente des textes inédits ou retravaillés en français, dont des lettres rédigées en prison ou une interview parue dans les colonnes du magazine Der Spiegel.

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On a parlé avec Ron de l’époque où ces textes ont été écrits, des livres existants sur Meinhof et de ce que son ex-camarade de lutte nous laisse comme héritage.

VICE : C’est quoi le contexte social au moment où tu rejoins la RAF ?
Ron Augustin :
La lutte armée a fait irruption un peu partout dans les centres capitalistes au début des années 1970, après un long processus dont l’aboutissement était tout à fait en phase avec le temps. Quelques années avant l’intensification de la guerre au Vietnam, on a vu l’émergence d’un mouvement de contestation qui, en conséquence, était une des répercussions de la décolonisation et de ses bouleversements, dans une ambiance de propagande anticommuniste et de violences policières. Ce mouvement, confronté à l’aliénation débilisante des sociétés de consommation dans les métropoles occidentales, s’orientait surtout autour des luttes des Afro-Americain·es contre l’apartheid aux États-Unis et des luttes de libération dans les anciennes colonies. Cuba et l’Algérie en tête. 

Le pacifisme des années 1950 laissait place à une contre-culture puissante et à une « nouvelle gauche » internationaliste, plus militante et de plus en plus éloignée des courants traditionnels. En Allemagne, cette gauche s’attaquait surtout aux structures autoritaires dans les institutions. Elle organisait des campagnes contre les projets de loi d’urgence, contre l’OTAN, contre l’appareil judiciaire, contre la presse monopoliste des éditions Springer, contre les conditions de vie dans le domaine de ce qu’on appelle la « reproduction » du travail, et pour des structures autonomes et émancipatives. À partir de 1966, à l’apogée de la guerre du Vietnam, les premières structures clandestines se sont mises en place dans toute l’Europe pour aider les soldats américains à déserter et à s’évader. C’était du concret. En plus, la lutte du peuple vietnamien nous faisait entrevoir la possibilité de transformer la faiblesse en force. C’est là qu’il y a eu les premières prises en considération plus conséquentes de la mise en place des structures clandestines qui permettront l’organisation de la résistance contre les appareils de guerre et de propagande du système capitaliste. C’était une conséquence logique quand on se mettait en quête d’une politique et des actions qui ne pourraient plus se faire récupérer par le système en tant qu’impulsions à sa propre modernisation.

Et Ulrike Meinhof en est où dans son parcours à ce moment-là ?
Ulrike a toujours été une militante avant d’être quoi que ce soit d’autre. Quand, à 25 ans, elle interrompt ses études, justement pour se consacrer entièrement à ses activités politiques, elle milite déjà depuis quelques années contre le réarmement de l’Allemagne de l’Ouest, l’armement nucléaire, et la politique de pacification et d’étouffement de la social-démocratie allemande. Pour elle, écrire ne fait que partie du combat. Et de plus en plus à contre-cœur en tant que journaliste. À la rédaction du journal Konkret, elle ne tient que cinq ans. Pas plus au Parti communiste d’ailleurs. Qu’elle continue à écrire, c’est que c’est ça qu’elle sait faire le mieux, à ce moment-là, mais elle cherche toujours à faire plus. Elle s’implique à fond dans des recherches pour ses documentaires mais surtout aussi dans des discussions internationales sur l’organisation de la lutte anti-impérialiste. 

Ses analyses, dans plusieurs revues, à la radio, à la télévision, sont essentielles pour l’auto-compréhension de la gauche radicale qui, en 1966, s’était formellement constituée en « opposition extraparlementaire », l’APO. Ulrike en fait partie, s’engage dans l’organisation de campagnes et de manifestations, participe à l’occupation d’un bâtiment par des jeunes de banlieue. Dès 1967, elle ne cesse d’insister sur « la nécessité de s’interroger sur l’efficacité d’actions oppositionnelles ». Dans la RAF, dont elle a été l’une des fondatrices, elle est la personne avec la plus longue expérience politique dans les luttes des années 1950 et 1960.

Quelles étaient vos relations avec elle ?
Les camarades qui ont travaillé sur l’édition du livre ont, à un moment ou un autre, eu une histoire commune avec elle dans la RAF et en prison. Quelques-unes travaillaient avec elle auparavant. Moi, j’ai d’abord connu d’autres gens quand j’ai rejoint la RAF. Dans la clandestinité, je ne l’ai rencontrée qu’une seule fois en personne. La plupart du temps on était relativement compartimenté·es et dans différentes villes, on communiquait par intermédiaires et par téléphone. Avant, je ne vivais pas en Allemagne mais je connaissais ses articles. Plus tard, sa sœur Wienke, amie proche jusqu’à sa mort en 2017, nous a beaucoup appris sur leur parcours politique. 

Quand j’ai été arrêté en 1973, un an après Ulrike et quelques autres, j’ai rejoint la partie de la lutte qui était déterminée par les procès et les conditions de détention. On était isolé·es les un·es des autres, mais on avait un système de communication, « l’info » – des lettres photocopiées et envoyées dans les différentes prisons par courrier d’avocat·es – qui nous permettait de nous réapproprier un processus collectif en menant des discussions intenses et de s’organiser pour défendre notre intégrité en taule. C’est de ce processus que sont issus les textes choisis pour le livre, et c’est exactement ce processus qu’on voulait mettre en évidence à travers les textes d’Ulrike.

C’est vrai que souvent, on parle davantage de ses textes pour Konkret, qui datent d’avant son engagement au sein de la RAF. Un livre paru récemment se concentre justement là-dessus. D’ailleurs, t’en a pensé quoi des livres publiés sur Meinhof ou la RAF ? Il y a aussi eu un documentaire français sur le groupe. 
Ce que tous les livres sur le sujet ont en commun, c’est qu’ils n’ont qu’une notion linéaire et simpliste de l’histoire, laissant de côté le fait fondamental du capitalisme et des luttes qu’il engendre tout naturellement à l’époque de l’impérialisme occidental. Ce qu’ils suggèrent, c’est qu’il n’y aurait pas eu de lutte armée si les flics avaient été moins violents, les médias moins manipulateurs, l’État plus tolérant, l’histoire de l’Allemagne moins fasciste et ceci et cela… Tout ça avec cette fausse fascination pour des événements isolés qui dédaigne la complexité des aspects internationalistes et culturels des années qui précèdent ces événements et leur implications politiques par la suite. 

Le documentaire de Périot [Une jeunesse allemande, NDLR], sur un ton plutôt chauvin et en concurrence avec ses collègues allemands, va dans le même sens – bien que les images qu’il a arrachées aux archives sont super, évidemment. Le fait qu’on ne trouve rien de fiable sur l’histoire de la RAF en français – et très peu en allemand également – relève évidemment aussi de notre propre responsabilité. Je compte bien y remédier un peu bientôt. 

Comment ?
Ça fait un moment que je travaille sur un livre retraçant l’histoire de la RAF, basé sur mes expériences et des discussions avec ceux et celles qui en ont fait partie.

Pour en revenir aux références existantes, c’est ce constat de relecture simpliste qui a déclenché l’envie de publier le livre aux éditions PMN ?
Les militantes et militants qui ont un intérêt particulier pour la personne d’Ulrike Meinhof et ses textes ne trouvent rien sur la période où elle était avec nous dans la clandestinité et en prison. Tout ce qu’on trouve en français, c’est un tas de romans pitoyables et des pièces de théâtre dont la plupart avec l’infâme suggestion d’authenticité en l’utilisant à la première personne. Renégats, repentis et dissociés à l’appui, elle est toujours portraitée de la même manière : la journaliste brillante et frustrée issue de la gauche caviar qui a fait l’erreur de se faire séduire par un couple à la Bonnie et Clyde, qui en plus l’auraient poussée au suicide.

Il existe une sélection de ses articles de journaliste, toujours captivants et intéressants pour comprendre la politique allemande et internationale de l’époque, mais rien qui donnerait ne fût-ce qu’un aperçu de la personne qu’elle était, réellement. Avec les textes qu’on vient de publier, on veut la présenter comme celle qu’elle était les dernières années de sa vie, dans la RAF et dans le collectif en prison. Et à travers ces textes, le collectif qui lui tenait à cœur et pour lequel elle s’est battue sans relâche.

Selon toi, porter le focus sur ses articles, plus que sur n’importe quel autre aspect de sa vie, dessert la lecture qu’on peut faire de sa véritable ambition révolutionnaire ? J’ai effectivement l’impression qu’on cherche surtout à forger un truc romantique chez elle, comme si elle était davantage une figure à fantasmer qu’une militante qui portait un projet politique…
C’est une manière de suggérer des contradictions fondamentales entre sa carrière de journaliste et ses activités politiques, entre sa vie « privée » et son entrée dans la clandestinité, entre la théorie et la pratique, entre elle et les autres membres de la RAF. Pour la classe dans laquelle elle est née, pour les cercles de journalistes et d’intellos bourgeois, il est inconcevable qu’une des leurs ait été une combattante communiste, qu’une des leurs ait rejoint cette bande de terroristes. D’où cette tentative toujours présente de la ramener dans la vieille classe contre laquelle elle n’a pas arrêté de se battre. En gros, c’est le genre de colportage où une certaine gauche opportuniste et d’autres petits-bourgeois rejoignent les stéréotypes de la guerre psychologique contre nous par les appareils d’État.

Qu’est-ce qu’on pourrait retenir d’elle comme « héritage » ? 
Il est clair que son parcours est exemplaire, elle est une de celles et ceux qui ont initié la lutte armée dans les métropoles occidentales. Pour nous, en plus de nos relations personnelles, elle reste une des personnes les plus importantes dans le développement de la guérilla urbaine et de notre résistance en prison. Néanmoins, elle se serait opposée à être mise en avant par rapport à d’autres. Le fait de publier cette sélection de textes, on l’a seulement fait pour démontrer la signification qu’avait pour elle le groupe dont elle faisait partie et le combat mené ensemble.

Pourquoi lire ces textes est encore nécessaire aujourd’hui ?
Ce n’est pas dans des catégories pareilles qu’on réfléchit, nous. Pour ceux et celles qui cherchent à se battre, qui cherchent dans le noir, qui se documentent avec un esprit ouvert et la rage au cœur, les témoignages et analyses des luttes de la deuxième moitié du siècle passé restent utiles. Avec la collection Au bout du fusil que Jean-Marc et moi avons mis sur pied avec les Éditions PMN, on met à disposition des petits recueils de textes concis qui, à nos yeux, sont pertinents. Tout en fournissant, à chaque fois, des repères contextuels et des pistes bibliographiques plus loin. On a constaté que, depuis quelques années, il y a de nouveau un intérêt particulier pour des textes authentiques qui documentent ces expériences. 

Après des écrits issus des luttes tricontinentales et maintenant Ulrike, on pense publier, entre autres, des recueils de textes sur les luttes en Amérique du Nord et en Palestine. Un sur le mouvement du Black Power, non seulement en tant que précurseur des Black Panthers mais aussi parce que c’est ce mouvement qui a initié la campagne contre le service militaire qui obligeait les soldats américains à se faire tuer au Vietnam. Et certainement un ou deux avec des voix palestiniennes de l’époque, quand l’aile révolutionnaire et internationaliste était encore le noyau dominant de la résistance palestinienne.

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