À voir le succès que rencontrent les œuvres qui traitent de la mafia, il est clair que c’est une chose qui fascine. Ce n’est pas Martin Scorsese, Mario Puzo, David Chase ou Roberto Saviano qui vous diront le contraire. La mafia, on la connaît tous, et pourtant, on ignore tout d’elle. Elle est partout et nulle part en même temps. Presque tout ce que l’on sait d’elle relève du fantasme de la culture populaire. C’est sûrement cette capacité à nous éluder qui lui donne tout ce qu’elle a d’attrayant.
Chez Creators, on a voulu savoir quel rapport la mafia entretenait avec l’art. Du coup, on a posé la question à Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques auteur d’une thèse sur les mafias italiennes, du livre La mafia de A à Z, et président de l’association Crim’Halt. On a en profité pour lui demander comment fonctionnait le trafic d’œuvres d’art et si les mafieux étaient tous des fans de Tony Montana à la gâchette facile ou des admirateurs de Monet sensibles à l’art pictural, capables de distinguer un Van Gogh d’une vulgaire contrefaçon.
Creators : Quels liens la mafia entretient-elle avec l’art ?
Fabrice Rizzoli : La mafia entretient plusieurs liens importants et différents. Tout d’abord, les journalistes ont fait rentrer dans le vocabulaire le terme « archéomafia ». Il désigne l’intérêt des mafias pour l’art en général et tout ce qui se rapporte au bien culturel. Il faut savoir que l’Italie est un pays-musée dans le sens où l’Unesco considère qu’une part extrêmement importante du patrimoine culturel mondial se trouve en Italie. Quand vous creusez la terre en Italie, vous avez de grandes chances de tomber sur des vestiges de différentes civilisations : romaine, grecque, étrusque et normande. Il y a donc un trafic à faire pour les mafieux, qui se concentrent sur le contrôle du territoire.
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Ainsi, quand on creuse pour faire le métro à Palerme, on tombe sur des vestiges. Ce qu’il est très important de savoir, c’est que les complicités sont telles que le chef de chantier ou l’ouvrier qui va tomber sur ces vestiges contactera le soldat de la mafia au café d’à côté plutôt que les autorités. Résultat : les mafieux pillent toutes les « ressources artistiques », puis les revendent. C’est valable également pour tout ce que l’on trouve dans la Méditerranée. Des plongeurs retrouvent des antiquités et préviennent la mafia avant l’État. Donc, premier point : la mafia peut faire un business à partir de ce qu’elle récupère d’un point de vue artistique. La notion de contrôle du territoire est essentielle pour la mafia : ce qui lui importe, c’est d’être prévenue en premier.
Évidemment, il y a aussi les trafics de tableaux qui sont largement traités par les journalistes. Encore récemment, on a retrouvé des tableaux de Van Gogh chez un mafieux napolitain. Il n’y a rien d’exceptionnel : il s’agit soit de vol, soit d’une forme de blanchiment. Pour les mafieux, le blanchiment présente une grande utilité.
Pouvez-vous préciser ?
Dans l’art, la valeur d’un objet n’est pas toujours bien déterminée. Les mafieux profitent de la donne pour acheter des objets d’art à un prix artificiellement baissé. Ils se débrouillent ensuite pour faire grimper le prix dudit objet, puis le revendre à un prix très élevé. C’est considéré comme un revenu légal, comme une sorte de commerce d’art qui sert à faire rendre légitime l’argent de la drogue. C’est une technique de blanchiment assez classique.
Le documentaire d’Arte, Trafic d’Art le grand marchandage mettait à jour un trafic plus global au niveau des musées. Est-ce lié à la corruption mafieuse ?
En ce qui concerne le trafic d’œuvres d’art, ce n’est pas anodin, puisque récemment, on a trouvé des œuvres d’art volées dans des sites de fouilles archéologiques en Italie dans le Getty de Los Angeles. L’institution s’est défendue, disant les avoir achetées auprès d’un expert ou d’un musée, tout à fait légalement. Mais c’est là que les musées friqués se moquent de nous. S’ils faisaient des recherches, ils se seraient rendus compte que ces objets avaient été volés. Mais, ça ne les intéresse pas. Il y a un business à faire de la part des experts, qui se traduit de deux façons. Dans le premier cas de figure, le Getty a acheté ces pièces auprès d’un plus petit musée dont l’expert a jugé que la pièce n’était pas volée. Dans le deuxième cas, le Getty a fait appel à un expert qu’il a soudoyé avec de l’argent.
L’autre technique, qui permet de récupérer des œuvres volées, c’est de passer de musée en musée – de plus petit à plus grand. Je vous explique. Je suis un mafieux et j’ai trois statuettes grecques volées sur un site. Je ne vais pas aller les vendre au Getty tout de suite, mais d’abord à un petit musée autrichien. Ce petit musée a besoin de fréquentation, sous risque de fermer. Il achète donc les œuvres, même s’il sait qu’elles sont volées, en se faisant couvrir par un expert. Il garde les statuettes un an ou deux pour étoffer sa collection et gagner en réputation, avant de les revendre à un musée moyen, qui revendra à un grand musée qui revendra à un musée international comme le Getty. Ça s’appelle la stratégie de l’empilement – c’est le même principe que le blanchiment et celui des comptes offshore.
Les mafieux du monde entier se sont-ils toujours lancés dans le trafic d’œuvres d’art ?
Bien sûr que oui. Même si mon domaine de compétence est plus centré sur la mafia italienne, il est bien connu que les yakuzas sont aussi très friands du trafic d’œuvres d’art. Le crime organisé français a quelques affaires de vols de tableaux. Il y a eu l’affaire du vol de tableaux au musée Marmottan en 1985, liant la pègre française avec les yakuzas.
Les mafieux sont-ils connaisseurs en matière d’art ?
La mafia est un phénomène complexe. C’est-à-dire qu’il y a des généralités, des tendances lourdes et des exceptions. La plupart des mafieux n’ont pas fait de grandes écoles. Ils ne sont pas férus d’art, mais plutôt de football. En revanche, il existe des exceptions, surtout dans la bourgeoisie mafieuse — pas l’archétype du mafieux violent, mais celui qui recycle l’argent, l’entrepreneur. Je me souviens de l’affaire d’un ou deux parrains de la Camorra et de la ‘Ndrangheta, qui étaient des férus d’art. Roberto Pannunzi, qui était l’un des plus grands trafiquants de drogue au monde, avait une villa en Colombie tapissée d’œuvres d’art.
Dans le crime organisé français, il y a quelques exemples à creuser. Il me semble que Francis Le Belge a eu une collection d’œuvres d’art à la fin de sa vie. D’autant plus qu’il est le bel exemple du mafieux qui a changé. Il a fait de la prison, il a beaucoup lu et a changé en vieillissant. Je crois me souvenir que vers la fin de sa vie, avant d’être assassiné en 2000, il s’est offert une petite collection d’œuvres d’art.
En parlant de reconvertis, il y a aussi les mafieux qui se reconvertissent en peintres. C’est une histoire assez classique de repentance dans la mafia ?
Oui, ça, il n’y en a pas qu’un. Vous avez des parrains de la mafia sicilienne qui se sont convertis en devenant dans un premier temps collaborateurs de justice. Ils ont donné tous leurs avoirs à la justice, ont collaboré avec elle et ont fait deux tiers de leur peine. Il y a aussi l’histoire de Gaspare Mutolo, un tueur à gages pour le compte de la mafia, qui est devenu peintre à succès. Par ailleurs, certains peintres glorifient la mafia. Dans leurs œuvres — franchement pas terribles — ils remettent les armoiries de Corleone et des messages subliminaux pour encenser la mafia.
Quelle est la plus grande histoire de trafic d’œuvres d’art à laquelle la mafia est liée ?
Il est intéressant de ne pas oublier que la mafia s’est aussi mise à détruire des œuvres. En 1993, elle a posé des bombes à Rome (devant des églises), Milan (devant un musée d’art contemporain) et Florence (devant une galerie d’art), pour faire plier l’État et l’Église, qui véhiculait un message anti-mafia. C’est important, je pense, de préciser que les mafieux sont capables de détruire l’art lorsque quelque chose de plus important est en jeu, comme la sauvegarde de leur organisation.
Sur un grand trafic, pour en revenir à l’archéomafia, il faut citer la villa Romana, au centre de la Sicile. C’est le plus grand site romain, qui avait disparu sous un glissement de terrain et qu’on a retrouvé en 1990. Les mafieux ont été prévenus en premier de cette découverte et l’ont littéralement pillé. Ceci dit, avec l’intervention de la société civile et de l’association Legambiente (qui lutte contre l’écho-mafia et pour la sauvegarde de l’environnement), le site a finalement été protégé pour devenir un musée à ciel ouvert. C’est un grand trafic qui n’est pas connu des Français, sûrement parce que les journalistes préfèrent les histoires de repentis ou de vols de tableaux.
Retrouvez Fabrice Rizzoli sur son blog. Fabrice est également l’auteur du livre La mafia de A à Z.