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Un thriller dans lequel des PNJ stressés boivent du café et urinent fréquemment

Comment produire l’illusion de la pensée consciente chez une intelligence artificielle ? Comment donner le sentiment qu’elle songe, réfléchit, et possède sa propre vie intérieure ? C’est un problème sur lequel les développeurs bossent depuis des années, dans l’industrie du jeu vidéo notamment. Citons le système de nemesis de Shadow of Mordor ou le xénomorphe de Alien: Isolation, tous deux conçus pour donner au joueur le sentiment que les PNJ possèdent leurs propres souvenirs et se conduisent de manière autonome, tous deux remplissant cette tâche de manière semi-satisfaisante.

The Occupation, le jeu de White Paper Game, souhaite porter cette illusion au niveau supérieur en l’appliquant à un grand nombre de personnages, et en l’inscrivant dans le jeu de telle manière à ce que l’effet “de vivant” ne dépende pas exclusivement des situations de combats. Le studio a donc inauguré un système de jeu où la présence du joueur elle-même est capable de déclencher une série d’événements modifiant le comportement du PNJ, et donc la stratégie du joueur.

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Le jeu se déroule dans une version alternative de Manchester à la fin des années 1980. La ville est fraichement traumatisée par la violence d’une attaque terroriste ayant fait 23 morts, et entrainé la promulgation d’une nouvelle loi menaçant les liberté civiles, l’Union Act (inspiré du Patriot Act adopté après le 11 septembre). Même si les développeurs ne font pas de rapprochement explicite entre l’univers du jeu et les événements actuels – sans doute pour éviter la controverse médiatique inévitable qui aurait suivi – il est difficile d’ignorer les analogies flagrantes que suggèrent, dans le jeu, les conflits d’intérêt entre les militants pour les droits civiques et la politique d’un État ultra sécuritaire. Or, ce genre de tension a émergé au Royaume-Uni avec le Prevention of Terrorism Act (1974-1989), une loi qui faisait pression sur les organes de presse pour qu’ils transmettent leurs images, leurs sources et leurs informations à la police, qui interdisait aux personnes d’entrer au Royaume-Uni et permettait d’effectuer des arrestations sans mandat.

Dans The Occupation, vous jouez un lanceur d’alerte qui dispose de quatre heures pour enquêter sur la véritable nature du projet de loi. Après avoir échappé au dispositif de sécurité, vous vous retrouvez dans un environnement ouvert de type sandbox. Vous pouvez soit vous concentrer sur votre travail de journaliste consciencieux à votre bureau en espérant découvrir des éléments de preuve par hasard, soit fouiller activement les locaux pour trouver des indices, soit extorquer des informations à des personnes circulant dans les couloirs. Cependant, tout le monde n’est pas au courant des faits et vous ne pourrez pas accéder à certaines zones sans éveiller les soupçons.

Image : White Paper Games

J’ai parlé avec Pete Bottomley, co-fondateur du studio White Paper Games basé à Manchester. Il m’a expliqué l’idée de base de The Occupation : “Nous voulions absolument concevoir un monde ouvert dans lequel l’environnement réagit à tout ce que fait le joueur, et où le scénario emprunte plusieurs formes. Mettons qu’un joueur entende une conversation spécifique dans le jeu quand un autre ne l’entendra pas : le premier fera des choix en fonction de cette conversation, et les deux joueurs auront chacun une expérience du jeu complètement différente.

Il ajoute, “Je pense que le concept du scénario en temps réel est venu de là. Nous ne voulions pas blinder le jeu d’éléments pré-scriptés. Dans le monde réel, chacun choisit sa propre voie, a ses propres motivations. Nous voulions reproduire cela dans The Occupation.

White Paper Games a utilisé quelques astuces pour que l’IA se comporte selon ses vœux. Par exemple, l’équipe a placé des objets “intelligents” à travers les différents environnements, afin que les PNJ puissent interagir avec eux de manière spontanée : poignées de porte, machines à café, distributeurs de cigarettes, etc. Cela permet de donner l’illusion que l’IA perçoit et à des besoins spécifiques à tel ou tel moment, qu’elle se déplace de manière autonome dans le monde du jeu et qu’elle en fait partie intégrante.

Image : White Paper Games

Les développeurs ont également utilisé les arbres de comportement intégrés Unreal pour déterminer les différentes options que peut choisir l’IA à tel ou tel moment dans le jeu.

Les arbres de comportement correspondent à une collection d’états que le PNJ peut adopter. Par exemple, il peut être assis à son poste de travail, occupé à flâner dans les couloirs, à discuter avec un autre PNJ, etc. Si le joueur n’intervient pas, il restera dans cet état là. Mais si vous entrez dans une pièce et que vous déclenchez une alarme, il entrera en état d’alerte et sera beaucoup plus prudent dans ce qu’il fait et ce qu’il dit. Certains PNJ décideront peut-être de vous coller aux basques pour vous surveiller,” explique Bottomley.

Ce système va plus loin que le système à “états d’alerte” classique que l’on trouve dans la plupart des jeux d’infiltration, puisqu’il permet aux PNJ d’adopter une gamme d’initiatives et d’émotions complexes. Un PNJ peut essayer de cacher une preuve ou de contacter un autre PNJ par message afin de lui expliquer ce qu’il est en train de faire. Cela permet de générer une atmosphère de soupçon et d’intrigue, qui elle-même ouvre de nouvelles possibilités narratives.

Le joueur pourra également modifier le cours de la journée des IA de manière plus subtile : “On a simulé des statistiques internes pour tous les PNJ. Celles-ci ne sont pas visibles pour le joueur, il ne peut qu’en observer les effets. Par exemple, si les personnages sont stressés ou qu’ils boivent trop de café, ils iront fumer des clopes où utiliseront les toilettes plus souvent. Cela nous permet de modifier subtilement leur comportement au fur et à mesure que le temps passe et que le lanceur d’alerte fouine dans leurs affaires. En retour, le joueur voit que certains PNJ sont agités, il peut décider de leur coller la pression en les suivant de près, ou au contraire de les ignorer. Dans ces cas là, l’IA n’a pas vraiment un comportement aléatoire – mais ce n’est pas pour autant un comportement programmé, scripté,” ajoute Bottomley.

Ce système permettra, on l’espère, de rendre le jeu très différent d’une partie à l’autre. À chaque nouvelle partie de The Observer, vous rencontrerez des PNJ dans de nouvelles zones, occupés à de nouvelles tâches, réagissant différemment à votre approche. Les PNJ vont ensuite télégraphier ces nouvelles actions par le biais de mémos et de conversations avec d’autres IA. Cela permet au joueur de planifier leurs changements de comportement et d’entrer dans des zones secrètes à leur insu afin de trouver de nouvelles preuves et d’interroger de nouvelles sources – mais cela peut également le conduire à être surpris bêtement par un agent de sécurité qui faisait une pause clope. Ainsi, lorsque le joueur se trouve dans une zone qui ne correspond pas à son habilitation de sécurité, il doit être sur ses gardes en permanence et observer de très près le comportement des PNJ.

Le principal problème de cette approche complexe, c’est que l’animation pouvait en souffrir énormément. Or, l’équipe ne voulait pas se contenter d’animations de personnage génériques, mais de dénoter leur personnalité à travers leurs mouvements.

L’animation et l’IA doivent marcher main dans la main“, explique Bottomley. “Ça a été la chose la plus difficile à réaliser. Notre jeu précédent n’était pas aussi complexe. Ça a été un énorme défi à concrétiser rapidement.

Image : White Paper Games

D’ordinaire, les petits studios comme nous n’essaient même pas d’atteindre un tel niveau de sophistication de leurs IA, je pense. Nous avons choisi de le faire, mais ça a pris énormément de temps. Nous voulions un résultat super clean. Les pieds des personnages devaient toucher précisément les marches des escaliers, leurs mains devaient agripper les poignées de porte au bon moment, au bon endroit. Chaque PNJ devait donner l’impression de vivre dans l’univers du jeu, de le connaître par coeur. Or, il est beaucoup plus facile de dire à une IA de marcher ici et là et de faire une action à tel ou tel moment que de l’informer de toutes les actions disponibles et de lui demander de prendre des décisions éclairées“, ajoute-t-il.

White Paper Games a fait le pari risqué d’articuler son jeu autour de la difficulté rencontrée par les journalistes pour travailler sur des sujets controversés dans un monde où la rhétorique de “la sécurité à tout prix” gagne chaque semaine un peu plus de terrain. Or, il était extrêmement délicat de représenter comment les gouvernements cherchent à les induire en erreur, à les arrêter, à les intimider ou à les contraindre sans faire des références au monde réel. Ils ont donc fait cela de manière indirecte, en utilisant des IA furtives qui changent de comportement à chaque nouvelle initiative du joueur, et en générant chez lui frustration, inquiétude, colère. C’était sans doute le meilleur moyen de susciter l’empathie pour la figure du journaliste – qui n’est guère populaire par les temps qui courent – tout en proposant un jeu extrêmement subtil et efficace.