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Une discussion avec un homme qui a rencontré de vrais zombies

Petite veste en tweed, gilet cintré et cravate à carreaux, Philippe Charlier a tout simplement un look parfait d’universitaire. Un style qui colle plutôt bien à ses multiples qualifications : docteur en médecine, chercheur au laboratoire d’éthique médicale de l’université Paris 5, anthropologue, médecin légiste, et maître de conférences. Un scientifique adepte du cumul des mandats ? Pas seulement. Philippe Charlier a reçu des surnoms aussi classes que « le médecin des têtes couronnées » ou « l’Indiana Jones des cimetières ». A son actif, l’authentification de la tête de Henri IV, l’étude des restes de Jeanne d’Arc ou du Duc Sforza de Milan, le mécène de Léonard de Vinci. En fait, à 38 ans, Philippe Charlier est un peu la rock star des médecins légistes.

sa dernière étude

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le tétraodon

Le Dr. Philippe Charlier. Photo : David Abiker.

MOTHERBOARD : Vous avez croisé des zombis en Haïti?

Philippe Charlier: Plusieurs, même ! La première zombie que j’ai rencontrée était en hôpital psychiatrique. C’est le seul endroit où elle pouvait être accueillie et soignée. Elle s’appelait Adeline, une femme d’une quarantaine d’année sans beaucoup d’entretien corporel, qui avait du mal à regarder droit en face d’elle, au regard très fuyant. Elle dessinait de façon compulsive sur tous les murs de l’hôpital psychiatrique des symboles vaudous, qu’on appelle des “vévés” Elle raconte que lorsqu’elle était morte, elle est descendue sous terre souper avec les esprits des morts vaudous, “Baron Samedi” et “Maman Brigitte”, qui lui ont montré ces signes secrets. Et donc elle les dessine partout dans l’hôpital. Depuis peu, elle peut sortir, elle doit juste rentrer le soir à l’hôpital, et donc elle commence à les dessiner un peu partout dehors aussi.

Et elle est persuadée d’avoir été morte?

Oui, elle a vécu ses propres funérailles. Avant ça, elle dit qu’elle avait des enfants, un mari… Puis elle dit qu’elle a été zombifiée, donc qu’elle est morte. Au bout d’un certain temps, quelques heures ou quelques jours, elle a été sortie de terre par un bokor, un sorcier vaudou, qui l’a ensuite utilisée comme aide ménagère chez des particuliers.

Elle se souvient de la période où elle était zombie ?

Elle a des souvenirs précis de la maison, c’était une grande maison à étage, elle devait s’occuper des enfants mais les enfants n’avaient pas le droit de la toucher… Elle représente la mort, la souillure et le « mauvais oeil ». Du coup, quand on lui demande de dessiner ce dont elle se souvient, elle dessine des enfants sans bras puisqu’il n’y avait aucun contact physique avec eux.

Comment s’en est-elle sortie?

Lors du grand tremblement de terre en Haïti (en 2010), la maison s’est écroulée pendant qu’elle était partie faire les courses. On ne sait pas si les enfants et les maîtres sont morts, mais elle a été libérée à ce moment là puisqu’il a fallu qu’elle se débrouille seule. Soit c’est un élan de lucidité pendant le tremblement de terre qui l’a poussée à s’enfuir, en espérant que ses maîtres ne puissent pas la poursuivre, soit elle est rentrée chez elle et a découvert qu’il n’y avait plus de « chez elle », enfin chez ses maîtres. Elle reste évasive sur ce moment-là.

Elle a ensuite été reconnue comme « zombi errant » ?

Oui, les membres de sa famille l’ont reconnue comme la personne pour qui les funérailles avaient été organisées, la personne qu’ils avaient enterrée. Ses enfants la reconnaissent, deux de ses soeurs aussi, il n’y a aucune ambiguïté pour eux : elle est morte, elle a été morte puis quelque chose l’a fait sortir de terre et lui a rendu vie, enfin, une forme de vie. Et maintenant elle est revenue.

Bon, mais comment est-elle devenue zombie ?

En pratique, bien entendu, elle n’est pas morte. Elle a été mise en état de mort apparente par des produits toxiques, déclarée morte, enterrée, puis sortie de terre quelques heures plus tard par un sorcier, tout ça dans le cadre d’une procédure de « justice » Vaudou. Mais dans le folklore haïtien, c’est considéré comme une véritable mort, à laquelle succède une résurrection attribuée à la magie.

Mais c’est quoi exactement un zombi pour les Haïtiens ?

En fait, il y a trois types de zombis en Haïti : le premier c’est le « zombi psychiatrique », des patients persuadés d’être morts, délirants. C’est une psychose chronique, de la schizophrénie en fait puisqu’il y a dédoublement de personnalité, ils sont persuadés d’avoir été morts et enterrés. Rien de tout ça ne s’est passé mais ils sont désignés comme « zombis » eux aussi.

Le deuxième c’est le zombi « magico-religieux » Vaudou. C’est le cas d’Adeline, la femme dont on parlait. Ou du deuxième zombi que j’ai rencontré, un médecin, Jacques Ravix, empoisonné par sa belle-mère parce qu’il voulait se séparer de sa femme.

Ce deuxième type de zombi, c’est une personne « saine d’esprit » qui est zombifiée par quelqu’un d’autre ?

Voilà. Dans le cas du docteur, Jacques Ravix, un sorcier lui a fait ingurgiter à son insu, à travers la peau, un poison extrait des glandes du « poisson-globe » [ou Fugu un poisson dont raffolent les Japonais mais qui peut intoxiquer mortellement s’il est mal préparé], la Tétrodotoxine. Ce poison lui passe à travers la peau parce qu’il est mélangé à d’autres substances irritantes qui provoquent des petites lésions en se grattant. La personne est plongé dans un état d’endormissement, de mort apparente mais si particulier que tout le monde croit autour du « mort »… qu’il est vraiment mort. Les funérailles ont lieu le jour même pour des raisons climatologiques et sanitaires, car il n’y a pas vraiment de quoi conserver les corps. Et puis dans la nuit, le corps est ressorti lors de la profanation du tombeau, les bokors « réveillent » le zombi avec des produits et des coups de fouet, puis ça y est, le mort est devenu un zombi.

Le fameux tétraodon, qui fournit le poison dont se servent les bokors. Photo : Flickr.

Mais vous parliez d’une forme de justice ?

Oui c’est bien une justice parallèle, exercée par des sociétés secrètes, des confréries héritées des anciens esclaves qui ont libéré l’île [fin XVIIIè siècle] et qui maintenant se transmettent ce savoir pharmacologique et magique. Ils rendent une justice « magico-religieuse » et peuvent condamner quelqu’un à une peine qui est pire que la mort : vivre sa mort et être dans un état où l’on perd son libre arbitre. C’est ça être un zombi, on assiste impuissant à ses funérailles, puis on est mort socialement. Les sociétés secrètes disent qu’un homme vertueux n’a pas a en avoir peur. Elles sont au service du droit commun, protègent la « société ». Parce que, finalement qui sont les personnes qu’ils disent visées par la zombification ? Les violeurs, les meurtriers, les voleurs, les assassins, tous les perturbateurs qui deviennent dangereux. C’est une sanction contre quelqu’un qui cause un trouble, et la décision de zombifier est prise à titre collégial par la société secrète. Le problème c’est que certains bokors abusent de ce pouvoir.

Et s’en servent hors des sociétés secrètes?

Oui, à titre individuel. Soit par pure vengeance contre quelqu’un qui a révélé un secret par exemple, ou alors une personne qui veut faire du mal à un autre membre de sa famille et qui va « acheter » à titre personnel les services du bokor. Dans ces cas-là, la victime n’a souvent rien fait de mal à la société civile. Par contre, quand un bokor accepte ça, c’est très mal vu par les sociétés secrètes, c’est carrément une usurpation des pouvoirs divins, voire une erreur fatale. Du coup la société peut décider que le bokor soit lui-même zombifié.

Et il y a donc une troisième forme de Zombi…

Le zombi « social », celui qui comble un vide. Lorsque quelqu’un est disparu, probablement mort, mais que son corps n’a pas été retrouvé, on va chercher à le remplacer. Comment ? Par un zombi. Le zombi, c’est celui qui erre, qui est désoeuvré, un SDF par exemple mais ça peut être aussi quelqu’un qui a tout perdu, qui est seul. Et par sa nouvelle identité, il remplace la personne disparue, on se sert de ce concept de zombi pour assumer, presque légaliser une usurpation d’identité qui arrange tout le monde : le groupe parce qu’il lui manquait quelqu’un, soit pour travailler, soit pour élever des enfants ou même faire des enfants, et le zombi, qui était seul. Car dans ce cas-là, le zombi est consentant.

On a l’impression que les zombis sont un élément à part entière de la société Haïtienne?

C’est un mode de fonctionnement parallèle. Certes, on ne va pas croiser un zombi à tous les coins de rue, surtout pas à Port-au-Prince [la capitale], mais on en entend parler plusieurs fois par jour, même dans les journaux, c’est complètement ancré dans la culture. Les Haïtiens ont un rapport à la mort totalement différent du notre, ils vivent pour organiser leur mort, qui fait partie de la vie quotidienne. En fait, ils considèrent qu’il ne faut surtout pas louper sa mort.

Et la crainte de voir ses proches « zombifiés » crée de la vie dans les cimetières.

Oui, les Haïtiens protègent les tombes, campent dans les cimetières, parfois ils louent même des tombes pour y habiter. En fait, les cimetières vivent au même titre qu’une habitation, qu’une école ou une mairie chez nous. Il y a une vraie activité sociale, surtout dans le cimetière principal de Port-au-Prince. Il y a des éventrations de tombeaux pour y récupérer des corps, vivants ou morts, pour faire des cérémonies religieuses et magiques, c’est incroyablement vivant. Le cimetière bouge en permanence. Il y a toujours des rituels vaudous et chrétiens qui se croisent.

Le grand cimetière de Port-au-Prince. Photo : Flickr.

On parlait de la notion de justice, mais qu’en est-il de l’aspect légal ? En France, l’empoisonnement est puni pour l’acte et l’intention même si la victime ne décède pas. En Haïti, comment sanctionne-t-on une zombification?

Pareil : c’est une tentative d’assassinat, et si la personne a été enterrée, même si elle survit après, c’est considéré comme un assassinat. Globalement, la justice arrive à régler les problèmes de zombification. J’ai rencontré là bas un avocat pénaliste, Maître Jeanty, qui est très au courant de ce type de procédures. Lorsque le zombi retrouve sa conscience, qu’il est libéré, Maître Jeanty se bat pour qu’il retrouve aussi son identité juridique. Il existe des certificats de décès, mais il n’y a pas de certificat de « résurrection » ou d’acte de re-naissance. Donc lui essaie de faire faire un certificat d’adoption par la famille originelle. En gros, la famille adopte « sous X » l’ancien zombi, et lui donne son nom, en sachant très bien que c’est la bonne personne. C’est un montage juridique mais c’est la seule solution en attendant peut-être une « loi Jeanty ».

Les Haïtiens ont peur d’être zombifié?

S’ils font le bien, ils n’ont rien à craindre… en théorie. Lorsqu’on est zombifié par une société secrète, on est prévenu avant et on sait que si on continue, on persiste à mal agir, oui, on sera zombifié. Donc il est toujours temps de se racheter avant la sanction. Après, quand ça ne suit pas la « règle », que c’est un bokor qui a été payé et agit seul, là on ne peut rien faire. Donc oui, il y a une crainte. C’est pour ça que certains s’en prémunissent, ils enferment une partie de leur âme, le « Ti Bon’ange » en Créole, dans une bouteille en verre, qu’ils font protéger par un houngan, un prêtre vaudou. Ce qui veut dire que, même s’ils sont zombifiés, une partie de leur âme sera intacte car placée sous protection divine.

Quel est le rapport entre ces zombis Haïtiens et les zombis « occidentaux » que l’on voit dans The Walking Dead et qui mangent des gens?

Ça n’a rien à voir. Ce qui fascine les gens avec les zombies anglo-saxons c’est le côté visible, presque théâtral et même contagieux de la mort, puisqu’ils transforment en zombies ceux qu’ils mordent. C’est le danger ultime, la mort transmissible, et son côté glauque et flashy, presque exubérant. Mais ça n’a rien à voir.

Le nom, quand même?

En fait oui les américains se sont inspirés de ce phénomène quand ils ont envahi l’île au début du siècle [de 1915 à 1934 les Etats-Unis occupent militairement Haïti]. Là ils ont découvert le zombi vaudou, et l’ont adapté, notamment avec le film « White Zombie » (de Victor Halperin, 1932) avec Bela Lugosi, un bijou cinématographique d’ailleurs. Ensuite, des années plus tard il y a eu « La Nuit des Morts vivants » (1968) et toute la série de Romero, et c’est de là que ça vient. Mais c’est complètement transformé et adapté à notre culture occidentale. Un Haïtien ne se reconnait absolument pas dans ce genre de zombies, il dit « mais ça n’a rien à voir avec nos zombis! ».

Donc aucun rapport…

Oui mais un détail quand même. Ce schéma de la « mort sociale » du zombi ne s’applique pas seulement en Haïti. Certains de mes patients à l’Hôpital de Nanterre où j’exerce pourraient être étiquetés avec exactement les mêmes critères que les zombis d’Haïti : ils sont désociabilisés, ils souffrent d’un trouble psychiatrique qui les a exclus de leur famille, il y a parfois eu usurpation d’identité, bref, ils sont socialement « morts ». Pareil lorsque je travaille à la maison d’arrêt de Nanterre, les détenus, mes patients, ont eux aussi complètement disparus de la société. Physiquement d’abord puisqu’ils sont enfermés, leur famille ne vient plus les voir, ils sont zombifiés, au sens Haïtien du terme. La mort sociale touche aussi chez nous les personnes âgées en institution, les SDF, les migrants, les patients en coma profond, certaines victimes de violences sexuelles aussi, qui déclarent se sentir « morts à l’intérieur », tous ces gens seraient considérés comme des zombis en Haïti. « Mort intérieurement » c’est quasiment un terme vaudou.

Philippe Charlier est maître de conférence à l’UVSQ, chercheur au laboratoire d’éthique médicale de Paris V, et praticien à l’Hôpital de Nanterre.

Son livre : Zombis, enquête chez les morts vivants, Tallandier (2015), 19,90€.