En novembre dernier, un avion transportant 77 personnes dont l’équipe brésilienne de football de Chapecoense s’est crashé près de Medellin en Colombie. Seulement six personnes ont survécu – dont trois joueurs – alors que l’équipe était en route pour disputer la finale de la Copa Sudamericana. La tragédie a suscité nombre d’hommages à travers la planète. La semaine dernière, l’équipe de Chapecoense a disputé son premier match officiel depuis la tragédie (0-0, face à Joinville). VICE s’est entretenu avec le directeur sportif de Chapecoense, Rui Costa, pour discuter de la façon dont l’équipe est revenue sur les terrains.
VICE Sports : Comment en êtes-vous arrivé à faire partie du club de Chapecoense ?
Rui Costa : J’ai commencé à travailler comme directeur sportif de Chapecoense en décembre dernier. J’ai plus vu cela comme un cadeau plutôt que comme une opportunité professionnelle. Tout le monde – les supporters lambdas ou les fous de football – a été choqué par la tragédie vécue par Chapecoense. J’ai compris que ceux qui auront le privilège de reconstruire l’histoire de ce club auraient à faire face à un monumental challenge, de ceux qui changent une vie. Dieu a voulu que, 72 heures après avoir fini une partie de ma carrière professionnelle (Costa a travaillé avant cela pendant 4 ans pour Grêmio, ndlr) j’ai été invité avec d’autres dirigeants pour une discussion d’une heure qui s’est conclue par un rêve devenu réalité. C’est quelque chose qui m’a profondément touché. Pas seulement l’expérience professionnelle, bien sûr, mais d’être là à ce moment-là. Je pense que tous les gens présents actuellement à Chapecoense ont plus qu’un engagement contractuel. Ils ont aussi un engagement personnel, un engagement de vie, un engagement spirituel. C’est ce qui nous motive beaucoup, ce qui nous donne beaucoup d’énergie, et même si nous sommes fatigués physiquement, ce qui nous motive, c’est de voir ces gens qui travaillent ici, et qui ont connu des décès insoutenables, mais qui essaient tout de même activement de continuer cette histoire. Donc c’est le plus gros challenge de ma vie professionnelle, c’est le plus gros challenge de ma vie, que ce soit en tant qu’être humain ou père de famille – cela affecte toute ma famille. Il y a un très fort sentiment de soutien, une générosité entre les gens qui affecte aussi les familles des gens du club. J’ai amené ma famille ici, pour vivre avec moi, pour faire partie de cette communauté, parce que c’est une équipe qui a besoin d’une attention à 100%. Je me sens chanceux d’être ici.
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Quand vous avez quitté Grêmio, beaucoup de clubs brésiliens étaient intéressés par votre profil. Est-ce que vous avez choisi Chapecoense principalement pour ce challenge émotionnel ?
Non, je dirais que c’est Chapecoense qui m’a choisi. C’est peut-être ma plus grande source de fierté. Il y a effectivement des équipes qui étaient intéressées. J’ai reçu des appels d’autres clubs même quand je suis arrivé ici. Mais j’ai vraiment ressenti fortement que le choix que j’avais fait de venir ici était respecté. Au-delà des considérations financières, plus que mon salaire – évidemment, je suis un professionnel, la question financière est importante – mais la valeur combinée que j’amenais au club était essentielle pour moi en tant que professionnel, qu’être humain, en tant qu’homme. J’allais pouvoir participer à un processus unique dans l’histoire du football. Des équipes de football ont eu à affronter d’autres tragédies, mais aucune comparable à celle-ci. Et cela transcende un simple contrat. C’est pour cela que, quand le club m’a choisi, je n’ai pas hésité. Je devais venir ici avec toute mon énergie, toute ma force, ensemble avec mes collègues, parce que la reconstruction de l’histoire de ce club est un effort collectif. Bien sûr, au vu des circonstances je suis le protagoniste principal puisque je suis en charge du côté football. Mais je ne pourrais rien faire sans l’aide de mes collègues et sans le soutien de tous les gens qui travaillent ici. Vous avez pu voir l’ambiance familiale qui règne dans ce club.
— FC Barcelona (@FCBarcelona)December 3, 2016
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En quoi ce processus est-il unique par rapport à ce que vous avez déjà vécu ?
C’est quelque chose qui demande toute votre énergie, et toutes vos capacités professionnelles. Vous devez être au meilleur de vous-même dans vos capacités de négociation, le meilleur de vous-même dans votre capacité à vous adapter, le meilleur de vous-même dans la façon d’être perçu dans cet environnement. Parce que quand vous arrivez dans un club comme je l’ai fait, en venant de l’extérieur, en venant d’une autre réalité, vous devez provoquer des changements dans la structure du club en signant de nouveaux joueurs pros, sans perturber les gens importants qui étaient déjà là, que ce soit du côté sportif ou du staff. On doit être en connexion avec tout ce qui se passe, on doit prendre garde à avoir la sensibilité nécessaire pour ne pas dépasser les limites de ce qui est acceptable, tout en ne perdant pas de temps. J’ai vraiment le sentiment aujourd’hui d’être au meilleur de mes capacités professionnelles et dans un environnement très généreux, avec peu d’égos mal placés. Le football est un milieu avec beaucoup de vanité et peu de générosité. Mais ici, c’est l’opposé. C’est une tâche herculéenne, peut-être le plus gros challenge pour n’importe quel directeur exécutif dans le monde, celui de reconstruire non seulement une équipe de foot, mais aussi tout le département sportif. Des docteurs, des physios, un masseur, un intendant, un physiologiste, il n’y a plus personne. Donc on a non seulement dû ramener 20, 25 joueurs, mais aussi de nouveaux professionnels qui devaient s’acclimater à ce nouvel environnement. On ne sait pas encore si on peut former une équipe homogène avec toutes ces nouvelles personnes.
Quand vous essayez d’attirer de nouveaux joueurs, est-ce que vous sentez qu’ils réagissent différemment à cause de la tragédie ?
Je dirais qu’il y a différents cas, différentes situations. Ce que je peux vous garantir, c’est que ceux qui sont ici voulaient venir et ont été choisis pour être ici. Ce que je veux dire, c’est que s’ils sont ici, c’est parce qu’ils croient en ce que nous voulons faire, parce qu’ils ont vu que Chapecoense était un grand club, parce qu’ils ont vu l’opportunité de jouer en Copa Libertadores tout en portant le maillot le plus couru du moment. Partout, où je vais, des gens me demandent des maillots. Les gens veulent porter du vert et blanc parce que c’est devenu un phénomène international. Parce qu’il y a encore des sentiments très forts, on sait ce que représente ce maillot. Les joueurs qui sont ici aujourd’hui ont tous fait un choix personnel, émotionnel et professionnel.
Pendant que vous faites face à cette situation unique, il y a des clubs à travers la planète qui peuvent dépenser des centaines de millions d’euros pour signer des joueurs. Qu’avez-vous appris de cette expérience ?
La grande leçon que j’ai apprise, c’est qu’il est possible de monter une équipe de football de haut niveau tout en étant fiscalement responsable. Evidemment, c’est difficile de faire face aux équipes les plus riches de la planète. Mais je crois que notre plus grand challenge est de transformer cet héritage laissé par ceux qui étaient là avant. Le temps est raccourci désormais. Chape serait devenue une équipe connue à l’international pour d’autres raisons si la tragédie n’avait pas eu lieu. Désormais, ce qu’il s’est passé, c’est que la croissance du club est arrivée beaucoup plus rapidement. Donc désormais le challenge est d’utiliser l’attention mondiale qu’il y a autour de Chape pour en faire un club solide sur le long terme, et de construire l’image de l’équipe. Si on arrive à faire cela, avec toutes les difficultés financières que nous avons et en gardant un œil sur le budget, comme l’a toujours fait ce club, je pense qu’on peut devenir un grand exemple pour le monde du football. Après, c’est sûr que c’est compliqué d’être compétitif face aux grands clubs brésiliens qui ont des budgets de 300, 400 millions. Mais on a déjà fait face à cela, la preuve, c’est que Chape était arrivé en finale de la Copa Sudamericana face à de grosses équipes. Et sans ce qu’il s’est passé, on aurait pu gagner un titre historique. C’est dur d’être un club de foot avec des ressources limitées, mais même avant mon arrivée, Chapecoense avait montré que c’était possible.
Le club a-t-il reçu des aides financières ?
Pour ce qui est du football, ce dont je peux parler, c’est que Chape se débrouille seul. On a des limites. On connaît forcément des circonstances inhabituelles puisqu’on ne peut pas signer 20, 25 joueurs et 8 ou 9 membres du staff technique et médical sans avoir un budget différent. C’est complètement différent de signer 5 joueurs à ajouter à l’effectif ou de reconstruire complètement un effectif. Vous avez besoin de plus d’argent à investir. Mais la direction exécutive de Chape, le président Plínio [David De Nes Filho], et les vice-présidents, nous apportent les ressources pour faire cela, en conservant la stratégie qu’ils utilisaient déjà auparavant. Pour ce qui est des soutiens financiers futurs, il y a plusieurs scénarios possibles, mais Chapecoense est concentré sur ce qu’on a de disponible actuellement.
Avec toute cette attention internationale, toutes ces ventes de maillots, tout le marketing de l’équipe, y a-t-il eu une augmentation des bénéfices ?
Ce n’est pas vraiment mon domaine de compétences, mais il y a bien eu une augmentation nette des revenus. Il est évident que Chapecoense est complètement différent aujourd’hui par rapport à ce que le club était avant, et cela joute beaucoup de valeur à notre marque. Nous sommes devenus une marque globale. Et cela aura des conséquences significatives pour le club.
Este é o elenco oficial da Chapecoense para 2017.— Chapecoense (@ChapecoenseReal)January 20, 2017
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Il y a tellement de problèmes dans le football aujourd’hui, avec par exemple toutes les questions auxquelles la FIFA a dû faire face en termes de corruption. Est-ce que cette tragédie et son héritage peuvent changer le football ?
Cette tragédie semble affecter tout le monde, et tout spécialement ceux qui travaillent dans le monde du football. Vous allumez votre TV et vous voyez la Tour Eiffel illuminée en vert, vous voyez des minutes de silence parfaitement respectées, même au Brésil où normalement une minute de silence ne dure pas vraiment une minute. Je n’ai jamais rien vu de tel, et en même temps, en voyant ce qu’a fait l’Atlético Nacional (l’équipe était supposée affronter Chapecoense en finale et leur a offert le titre, ndlr), en voyant ce qu’ont fait ses supporters, tout cet amour, je pense qu’on doit croire qu’il existe encore des choses qui en valent la peine dans ce sport. Le football peut encore être le même football qui nous a donné envie de frapper dans un ballon, qui nous a mis les larmes aux yeux quand notre équipe gagnait, ce truc spécial qui a poussé des parents à emmener leurs enfants au stade pour en faire des supporters. Ces choses sont parfois éclipsées par le côté économique, à cause de la violence que l’on peut voir, la politisation du football, qui est très forte.
Quand quelque chose comme cela survient, la perte de 71 personnes qui avaient un rêve, qui était au plus haut dans leurs carrières, cela nous donne un peu l’espoir que le football peut aider à mobiliser les gens pour plus de générosité et de solidarité. Pas par pitié, mais grâce à la compréhension que le football est bien plus qu’un business. Et la compréhension que le football peut regrouper des gens venant de différents endroits de la planète autour de minutes de silence. C’est ce qui nous fait penser qu’on peut encore faire beaucoup de choses. Il y a encore la place dans ce monde, en sport, pour être compétitif sans être un connard, pour être compétitif sans être malhonnête, pour être compétitif sans essayer de conquérir n’importe quoi à n’importe quel prix. Non ! Il y a de la place pour l’éthique dans le football.
Si dans 10 ans vous écriviez un livre sur votre expérience actuelle, de quoi parleriez-vous ? Oh, ce serait un gros livre ! Je parlerais de beaucoup, beaucoup de choses. Premièrement, je parlerais de la chance que j’ai d’être là. Ensuite, sur les choses que j’apprends tous les jours en étant ici. Cette dame ici (Costa montre Sirli Freitas, membre de l’équipe de communication de Chape qui a perdu son mari, le journaliste Cléberson Silva, dans la tragédie), est emplie de vie. Elle a perdu son mari alors qu’elle est si jeune. Et elle est ici, à travailler tous les jours. Parfois, j’entre ici et elle est en train de pleurer. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a pas encore fait son deuil. Elle me voit venir ici, elle voit quelqu’un s’asseoir sur la chaise où s’asseyait avant son mari, et elle est là tous les jours, à travailler, à s’inquiéter pour être à vos côtés de toutes les manières possibles. Et c’est la même chose pour beaucoup de gens ici, il faut le dire. Donc vous pouvez imaginer ce que cela fera quand le stade sera de nouveau rempli. Pour ceux qui sont ici, ce sera historique. Je ne sais pas combien de temps je vais rester ici. Six mois, un an, deux ans, mais j’aurais été ici. Être ici durant cette période est la chose la plus gratifiante qui soit, c’est quelque chose qui nécessitera sûrement plusieurs chapitres. Je pense que la plus importante dimension de cette histoire, c’est de regarder vers le futur, droit devant.
Aujourd’hui, quelqu’un m’a envoyé une citation provenant d’un film qui a une histoire similaire à ce qu’il s’est passé ici. A un moment, un personnage dit « Ecoute, le deuil est terminé ». Maintenant, des cendres naîtra l’histoire. Nous devons respecter ceux qui sont morts, ils font partie du club pour l’éternité. Mais pour le premier match de la saison, ce sera du sérieux ici (l’interview a été réalisée avant le 26 janvier, date du début de saison de Chapecoense, ndlr). Les gens viendront ici et se feront botter le cul. On gagnera et on sera difficile à battre et les gens diront que c’est impossible de jouer dans l’Arena Condá. C’est ce que je disais quand j’étais coach dans les équipes adverses. Et puis ils nous bottaient le cul à chaque fois. Le meilleur héritage que l’ont peut laisser est de regarder vers l’avant, et de faire que tout ce qui s’est passé ait de l’importance.