Depuis la nuit des temps, notre monde est foncièrement inégalitaire. Dès la Préhistoire, les hommes physiquement plus robustes avaient généralement plus de chances de trouver de la viande. De la même façon, ceux qui résidaient près d’une source d’eau pouvaient assurément bénéficier de quelques calories supplémentaires. Les siècles se sont écoulés, la société a émergé, l’exercice du pouvoir est devenu plus complexe, mais une vérité inébranlable s’est révélée : si certains possèdent énormément de richesses, d’autres n’ont presque rien.
Récemment – du moins, au cours des derniers siècles de notre ère – des experts et militants ont commencé à voir les inégalités économiques comme un problème à éradiquer. Toutefois, Walter Scheidel, historien à Stanford et auteur d’un livre récemment publié, The Great Leveler: Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, apporte de terribles nouvelles à tous ceux qui souhaiteraient vivre dans une société plus égalitaire : le meilleur moyen d’y parvenir est de déchaîner les Enfers sur la surface de la Terre.
Scheidel expose ses lecteurs à un tour d’horizon des inégalités, en n’omettant aucun point – des personnes rémunérées en blé durant l’Égypte antique à la taille des maisons du Moyen Âge, en passant par nos impôts actuels. Délibérément inspiré par le travail du célèbre économiste français Thomas Piketty, dont le livre Le Capital au XXIe siècle avait prédit que les inégalités de revenus continueraient de s’accroître au cours des prochaines décennies, Scheidel a étudié notre histoire dans l’espoir de trouver d’éventuelles solutions.
Malheureusement, il semblerait que la réponse se résume à une épidémie de peste, une famine généralisée, une autre guerre mondiale et une faillite totale de différents États – ou une révolution violente, pour les plus chanceux d’entre nous. Ces « Quatre Cavaliers », comme les appelle Scheidel, ont permis de réduire de nombreuses inégalités matérielles à travers l’Histoire. La peste en Europe médiévale a par exemple permis d’augmenter drastiquement l’influence des travailleurs, qui se voyaient alors assignés d’une valeur marchande et pouvaient ainsi exiger un salaire plus important. Afin de savoir de quelle manière nous pourrions appliquer ces leçons historiques dans notre lutte moderne contre l’inégalité, je me suis entretenu avec le professeur Scheidel.
VICE : Par définition, l’inégalité est-elle nuisible ? Est-ce judicieux de vouloir la supprimer ?
Walter Scheidel : À mon sens, ce n’est pas la pire chose au monde – mais il s’agit probablement d’une mauvaise chose. Si on étudie l’inégalité de manière approfondie – en observant comment les ressources disponibles sont distribuées –, plusieurs dimensions entrent en compte : une dimension éthique et une dimension morale. Est-ce juste de distribuer des gains générés par une économie particulière de manière inégale ? Cela peut l’être, mais cette pratique devrait être justifiée – du moins au sein d’un système démocratique. Un économiste dirait que cela pourrait avoir des effets négatifs sur la croissance économique.
Nous retrouvons une volonté de perpétuer ce genre d’inégalités à travers les siècles. Admettons que des parents vivent dans une société où le taux d’inégalité est très élevé – il y a de grandes chances que ces derniers transmettent ce schéma à leurs enfants. Sur le long terme, cela peut être perçu comme injuste si vous vivez dans une démocratie sociale – ou une méritocratie, si vous préférez.
Dans votre livre, vous estimez que les « Quatre Cavaliers » ont réussi à réduire les inégalités de manière considérable. Il y a eu des grandes guerres, des révolutions violentes, des États en faillite et des épidémies. Comment vous est apparu ce concept – est-ce votre création ?
Ce concept m’est venu très vite, parce que ces quatre facteurs majeurs étaient faciles à distinguer – et je les ai aussitôt associés aux Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Si le nombre avait été différent, j’aurais nécessairement été contraint de trouver une autre expression.
J’ai commencé mes recherches en lisant les articles de Piketty sur la Seconde Guerre mondiale, et ainsi de suite. J’ai voulu étendre sa réflexion à notre Histoire toute entière. J’avais déjà étudié les pestes, publié des recherches sur le développement des guerres et des inégalités, mais aussi sur les conséquences de l’apparition de la peste dans une société. Et je gardais tout ça dans un coin de ma tête. Au cours de mes recherches, j’ai constaté que ces quatre facteurs revenaient systématiquement.
Si l’on revient plusieurs siècles en arrière, beaucoup de discussions ont eu lieu au sein de cercles radicaux aux États-Unis – où il était souvent question de tuer tous les riches. Mais quand vous évoquez vos « Quatre Cavaliers », il apparaît clairement qu’il ne suffit pas d’assassiner quelques types de Wall Street pour résoudre nos problèmes. Vous considérez par exemple la Terreur comme un échec, où une purge extrêmement ciblée a été finalement suivie d’une restauration de la monarchie. Pouvez-vous m’en dire plus ?
L’un des problèmes vient du fait qu’au cours de cette période, personne n’a vraiment pris conscience de la situation. Nous n’avons aucune donnée fiable sur la période qui s’étend de l’apogée de la Terreur aux débuts de Napoléon. C’est difficile de dissocier les conséquences de la Restauration de ce qu’il a pu se passer auparavant. Ce n’était peut-être pas très juste de ma part de dire « Eh bien, ils ne sont pas allés trop loin » parce qu’en réalité, beaucoup de choses sont restées en suspens à la suite de cette période.
Mais la Révolution est restée relativement superficielle, vous ne pensez pas ? Plusieurs milliers de riches ont été tués, ce qui a certainement entraîné une différence – mais il s’agissait finalement d’une révolution organisée par la bourgeoisie. Dans le cadre d’une révolution bourgeoise, il n’y aura pas de vraie redistribution des richesses – à moins d’appeler tous les pauvres, soit la moitié de la population, et de leur dire : « Tenez, c’est pour vous, et personne n’aura plus qu’un autre ». Cependant, la Révolution française était fortement attachée à la notion de propriété privée – il n’y avait pas de désir apparent de tout collectiviser.
Êtes-vous en train d’établir une distinction entre les révolutions politiques de faible envergure et les soulèvements violents ?
On peut évoquer la révolution américaine, qui était une guerre contre un pouvoir étranger, une guerre civile, toutes ces choses à la fois. Il y avait aussi une certaine violence contre les riches loyalistes qui pouvaient se faire chasser ou perdre leur capital à tout instant. Néanmoins, cette révolution n’a pas connu d’écho à grande échelle. La Révolution française fut bien plus importante, mais tout paraît nécessairement fade en comparaison des révolutions communistes.
Pourrait-on aborder l’opposition entre la violence réelle et la menace de violence ? Cette dernière ne serait-elle pas suffisante pour réduire l’inégalité ? Nous avons par exemple assisté à la mise en place d’un grand programme d’aide sociale aux États-Unis avant la Seconde Guerre mondiale – en partie parce que d’autres politiques avaient été instaurées dans le monde et que les États-Unis cherchaient à éviter un attrait pour le socialisme chez eux.
Le sujet est assez épineux, parce que les États-Unis n’ont jamais vraiment eu de mouvement social de gauche très puissant. Mais si vous prenez le cas de l’Europe, après 1917, les pays occidentaux étaient effrayés par le communisme. Tous ces pauvres pouvaient s’élever, vous tuer et prendre vos biens. La situation n’était pas fantasmée, elle était réelle. Cet épisode a provoqué une augmentation des programmes sociaux, en réponse à la peur que suscitait le communisme.
Le populisme américain est quelque peu différent, car il est beaucoup plus détaché, même s’il est apparu à peu près à la même période. Les Américains avaient peur du communisme – cette peur était sans doute irrationnelle, mais elle était toujours présente. Ainsi, les gens ont commencé à étudier les raisons pour lesquelles cette menace d’un régime si radical – réelle ou imaginée – a réellement contribué à des changements de politiques au sein des démocraties occidentales. Vous n’avez pas forcément besoin de mourir ou de tuer des riches – s’il y a une alternative que vous pouvez soutenir dans votre pays, celle-ci peut alors avoir un impact sur les changements politiques opérés sur le territoire. C’est certainement ce qu’il s’est passé dans les années 1920, 1930, 1940, 1950 et 1960. Vient ensuite le débat, lorsque l’on a constaté que l’Union Soviétique était un échec, que ses habitants n’étaient pas heureux, alors tous ces mouvements socialistes ont perdu de leur superbe.
Manifestement, la chute de l’URSS et la fin de la Guerre Froide ont contribué à la hausse des inégalités qui a suivi – notamment parce que les élites gouvernantes n’étaient plus inquiétées par cette menace.
Ces politiques sociales sont-elles en quelque sorte une réfutation partielle de votre théorie ? La menace de violence était-elle suffisante pour résorber les inégalités, plutôt que les programmes en eux-mêmes ?
C’est en partie vrai, parce qu’on peut aussi supposer qu’il y avait un besoin de violence. Pendant la Révolution française, toutes les monarchies européennes se sont dit : « C’est atroce, ils coupent la tête des aristocrates, nous devons les éliminer, envahir la France et mettre fin à ce régime. » Les effets indirects sont extrêmement puissants – la violence ne doit pas forcément prendre place sur votre territoire, et elle permet toujours de constituer une menace crédible.
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Dans le cas présent, comment parvenez-vous à démêler la corrélation de la causalité – l’idée selon laquelle l’inégalité pourrait résulter d’événements choquants de grande envergure, et ce qui les provoque ?
Nous ne pouvons pas établir d’analyse exhaustive sur la violence et les inégalités à travers l’Histoire, c’est une tâche bien ardue. Il n’y a pas eu d’étude poussée sur le sujet – étrangement, il y en a très peu, et les seules à disposition se demandent si oui ou non l’inégalité a été la cause d’un événement violent. On pourrait croire que de telles études aient été menées après chaque crise, mais il n’en est rien. J’espère que mes travaux et ceux des autres seront des sources d’inspirations à l’avenir.
Je ne sais pas si vous l’avez vu, mais George Will, chroniqueur conservateur au Washington Post, a mentionné votre ouvrage pour corroborer sa vision du monde. Cela dit, si la violence est le seul moyen de réduire efficacement les inégalités, pourquoi s’embêter avec des programmes d’aide sociale ? Selon vous, ces programmes sont-ils inutiles ?
Non, non, certainement pas. L’histoire nous conduit toujours vers des preuves subjectives, et peut ainsi donner lui à de multiples interprétations. On peut par exemple se dire « La violence peut être une bonne chose, nous devrions sortir et tuer tous les riches », ou penser qu’il faut laisser faire, à l’instar de George Will. Je ne prends parti pour aucune de ces positions ! Il doit bien exister un espace pour un changement différentiel, à l’image de l’exemple fourni par l’Amérique latine au cours de ces quinze dernières années.
Obama a suscité beaucoup d’espoir quand il est devenu président. Le New York Times avait qualifié son premier plan budgétaire « d’audacieux » et disait qu’il cherchait à « renverser la hausse rapide des inégalités économiques qui ont eu lieu au cours e ces trente dernières années ». Sans surprise, la droite a lancé une offensive redoutable contre ce programme. Après huit ans de mandat, le constat est positif, quoique décevant. On constate une légère augmentation des revenus les plus faibles et peu de baisse – s’il y en a une – au sein des élites. Cependant, Obama n’a pas vraiment changé grand-chose. Pensez-vous qu’il s’agisse ici d’une validation de votre approche, ou d’une indication comme quoi Obama ne se serait pas montré assez violent ?
Des variations ont effectivement été perçues, c’est indéniable. Mais c’est majoritairement dû à la crise, et non aux politiques mises en place. Les riches ont été les premiers à être violemment touchés par la crise, parce qu’ils étaient particulièrement exposés sur les marchés financiers. Quatre ans plus tard, ils avaient déjà tout récupéré. Il devient alors difficile de dire si sa politique a été utile ou si ces événements émanent d’une force allant au-delà de son pouvoir.
On pourrait se demander ce qu’il serait advenu si Bernie Sanders avait été élu. L’insurrection de la droite aurait sans doute été plus violente. C’est un problème très intéressant, car il semblerait que les inégalités aux États-Unis soient intrinsèquement liées à la polarisation politique. De ce fait, lorsque les inégalités étaient très élevées au début du XXe siècle, le pays aussi était polarisé. Et à la suite des événements catastrophiques qui se sont produits – le populisme, la Grande Dépression, la Seconde Guerre mondiale –, cette polarisation a diminué car les gens se sont dit qu’ils devaient vraiment concentrer leurs actions pour agir. L’implantation de politiques radicales s’en trouvait ainsi facilitée.
Cependant, la polarisation n’a cessé de croître depuis cet instant – plutôt rapidement, surtout dans les années 1980. Et l’inégalité a fait de même, tout aussi rapidement, et toujours sur cette période. Ces deux événements pourraient être liés, puisque rien ne peut marcher quand vous vous trouvez dans une impasse politique et que l’autre camp tente de défaire ce que vous avez mis en place.
Je me dois d’aborder la question de la guerre nucléaire. Dans votre livre, vous expliquez que ce serait le moyen le plus efficace pour réduire considérablement les inégalités, et que l’on pourrait ainsi réorganiser le monde. Comment garder espoir dans un monde où le bien de la société ne serait basé que sur des catastrophes meurtrières ?
Eh bien, c’est peut-être le seul raccourci à notre disposition pour l’instant. Si vous espérez des changements majeurs en termes d’inégalités dans les cinq ou dix prochaines années à venir, vous aurez sans doute besoin d’un événement de cette ampleur – sans nécessairement aller jusqu’à une guerre nucléaire.
Cela ne veut pas dire que des changements majeurs sont impossibles pour autant. Il y a beaucoup de solutions de facilité, en particulier au sein du système américain, parce que des éléments véritablement nuisibles ont été pointés du doigt à de nombreuses reprises : certaines particularités du code fiscal, les ressources mises à disposition des politiques, et bien d’autres choses. Alors si ces choses devaient être traitées – et elles sont tout à fait traitables –, nous pourrons faire quelques progrès. Il n’y a pas lieu de perdre espoir.
Quel est votre pronostic pour les cinq ou dix années à venir, étant donné que les insurrections populaires gagnent du terrain en Occident, que la xénophobie s’intensifie dans certains pays et que les inégalités augmentent, etc. ? Vers quoi nous dirigeons-nous ?
À mon avis, aucun des « Quatre Cavaliers » traditionnels ne va revenir dans l’immédiat. Sur le court terme, dans dix ou vingt ans, le climat va sans aucun doute empirer. Nous nous retrouverons dans un climat politique gangrené par la polarisation, la violence, le populisme, et une montée des extrêmes. Néanmoins, notre système économique est suffisamment résistant pour supporter ce poids. Tant que la situation restera telle quelle, il n’y a aucune bonne raison de croire que les inégalités vont évoluer de manière drastique.
Matt Taylor est sur Twitter.
Photo de couverture : La Bataille de Verceil de Giovanni Battista Tiepolo, publiée avec l’aimable autorisation des archives du Met.