Photos publiées avec l’aimable autorisation de Sam Knee.
Les Smiths à Bristol, Angleterre, 1983. Photo : Martin Whitehead.
En 1983, le monde de la musique était divisé (en gros) entre hard rock et new wave, deux sous-genres qui ont donné lieu à des milliers d’albums, la plupart à chier. Puis un an plus tard, en 1984, quelques Britanniques à coupe au bol et anorak se sont dit qu’il était temps de revenir à quand la musique était bien et ont sorti les meilleurs disques de l’histoire de la pop – Psychocandy de The Jesus and Mary Chain, le premier LP des Smiths, Up for a Bit… des Pastels ou Sonic Flower Groove de Primal Scream.
Depuis plusieurs années, Sam Knee, auteur et styliste, rassemble des photos d’archives de cette scène à laquelle il a pris une part active. Il s’apprête à en sortir une large sélection sous la forme d’un livre, A Scene in Between – Tripping Through the Fashions of UK Indie Music 1980-88, un Who’s Who sur les scènes C-86, shoegaze et jangle pop, doublé d’une leçon sur comment s’habiller avec pour seuls revenus vos allocations-chômage. Avec Sam, j’ai discuté de vêtements, de la vie sous Thatcher et des groupes que j’écouterais jusqu’à la fin de ma vie.
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VICE : Pourquoi avez-vous choisi de documenter la mode des groupes indie rock anglais des années 1980 ? Qu’y a-t-il d’unique là-dedans ?
Sam Knee : Eh bien, l’ensemble de cette scène – et le look cheap dont elle était le porte-drapeau – a toujours été largement sous-estimé dans les écrits sur l’histoire du rock and roll. Je dirais que c’est l’ambivalence de la scène, les différences d’un groupe à l’autre, qui sont à l’origine du fait que personne n’ait documenté, en termes de mode, la première vague d’indie rock britannique. Les kids cherchaient à revenir à un look sobre influencé par le Velvet Underground et à se débarrasser des clichés rock macho au profit d’une sorte de grandeur poétique. Le punk avait fini par sombrer dans les mêmes dérives que les précédentes scènes, et même les new-wavers avaient fini par pactiser avec l’ennemi, le heavy metal ! Aussi, le revival mod du début des années 1980 était en contradiction avec le mouvement originel des années 1960 – c’était devenu un truc de conservateurs. Enfin, le délire goth est vite devenu une pantomime absurde. Aucune option ne se présentait à nous, donc.
Par quoi le changement est-il arrivé ? Orange Juice et Postcard Records ?
Ça s’est fait vers 1983 ou 1984, mais Orange Juice n’a pas été le catalyseur de tout ça. Je dirais que c’est The Jesus & Mary Chain et la plupart des trucs écossais qui ont émergé à cette période. Dans le même temps, The Birhday Party se séparait et les groupes que j’adorais – Gun Club, les Cramps – devenaient de moins en moins pertinents. J’aimais Orange Juice, mais c’est le premier single du Mary Chain qui a marqué un vrai renouveau pour moi.
Comment étaient sapés les mecs de cette nouvelle scène ?
Il fallait choper un jean serré noir dans n’importe quel shop punk ou goth, des Chelsea Boots noires Johnson au marché de Kensington, à Londres, et tout le reste dans n’importe quelle fripe ou charity shop – partout où l’on pouvait choper des accessoires cool des années 1960 pour pas cher. La plupart des mecs étaient soit des étudiants, soit des chômeurs, et dans mon cas, les deux à la fois. N’importe qui a l’air cool dans un putain de complet John Cale circa 1966.
The Jesus & Mary Chain jouent à The Ambulance Station, Londres, 1984. Photo : Andrew Catlin.
Dans l’intro de A Scene in Between, vous consacrez un long paragraphe aux coupes de cheveux, aussi.
Elles étaient cruciales, en effet. Ça parachevait votre look. La plus réputée demeure la coupe au bol classique qui vous faisait une tronche de page du Moyen Âge, inspirée de Brian Jones jeune et des Byrds, mais avec en plus de ça une frange plus longue et plus épaisse, une sorte de barrière entre vous et le monde extérieur.
Stephen Pastel est cité à plusieurs reprises dans le livre. J’ai l’impression que sa manière de porter l’anorak a donné envie de se fringuer à des milliers d’adolescents sensibles.
Tout à fait. Il est resté une icône du style incontestée durant toute cette période et a exercé une influence décisive sur Bobby Gillepsie [The Jesus & Mary Chain, Primal Scream] et bon nombre de groupes signés sur Creation. Il a pris çà et là des éléments beatniks du début des années 1960 et les a mélangés avec une sorte de look à la Swell Maps – ce qui était inédit pour l’époque.
Vue d’aujourd’hui, cette scène peut être interprétée comme un revival simultané de punk ’77 et de pop psyché des années 1960. Un truc de nerds, en fait.
Absolument, une sorte de mélange entre Subway Sect et Love. La scène agrégeait des étudiants en art, des timides et plein de nerds à la recherche d’évasion poétique, moi inclus. Les gens avec lesquels je traînais avaient tous un truc en commun : une fascination pour les années 1960, une ère si lointaine par rapport à la réalité des années Thatcher qu’elle aurait pu avoir lieu des millions d’années auparavant.
À cette époque, je bossais dans un shop de disques d’occasion dans l’Essex, au premier étage d’une galerie marchande qui tombait en ruine. C’était un bon endroit pour rencontrer des jeunes gens bizarres dans mon genre – ça, et choper les disques avant tout le monde. C’était une époque bénie pour les adolescents obsédés par les disques, comme moi : le CD venait d’arriver et les gens revendaient leur collection de vinyles au shop ; c’est comme ça que j’ai mis la main, à 17 ans, sur trois exemplaires différents du premier album des Who, des pressages mono de The Piper at the Gates of Dawn de Pink Floyd, les premiers albums des Pretty Things, en plus d’albums punk et new wave qui n’intéressaient déjà plus personne.
Stephen des Pastels, Alasdair, The Legend et David Keegan des Shop Assistants, devant le shop Rough Trade, Londres, 1985. Photo soumise à Sam par Stephen McRobbie.
Revenons aux fringues ; le truc que j’ai trouvé drôle en lisant les interviews du livre, c’est la façon dont les gens interrogés font semblant de se foutre de la mode avant de reconnaître : « OK, le style était tout. » Pourquoi une telle mauvaise foi ?
Je crois que ça vient de cette position anti-mode inhérente à la scène, qui est devenue à son tour une forme de mode. Les mecs voulaient créer des codes uniquement reconnaissables par les leurs, au lieu de suivre les modes qui existaient au-delà de la communauté.
Pensez-vous que ces groupes cherchaient à réagir au look yuppie importé d’Amérique, qu’ils tenaient à surjouer leur identité britannique ?
La terreur que faisait régner Margaret Thatcher était à son apogée et son fantasme du petit garçon de la City qui veut gagner le plus d’argent possible a sans doute dû exister, dans un univers parallèle. À cette époque – et c’est presque impensable aujourd’hui –, s’habiller en bourgeois anglais des années 1960 pouvait vous attirer la foudre des vrais bourgeois en costume brillant et cheveux gominés, uniquement visibles sur un court de golf. Cette nouvelle race de yuppies infernaux était partout, et il fallait les éviter par tous les moyens.
Orange Juice, 1981. Photo : Peter McArthur.
Dans une vieille interview pour le NME, Morrissey a dit : « Ça fait longtemps que les fringues ne sont plus le miroir de l’âme. C’est la façon dont vous les portez qui compte. » Vous êtes d’accord avec lui ?
La façon dont les gens concoctent et marient leurs styles en dit long sur leur personnalité, donc oui, je suis d’accord avec lui dans une certaine mesure. Aujourd’hui, la plupart des gens sont génériques et sortent de chez eux avec des ensembles pré-étudiés, des packages ; ils prêtent allégeance à une seule chose, la conformité universelle. Mais de temps à autre, je tombe sur un groupe de jeunes gens dépossédés qui allient plusieurs références historiques avec empathie et intelligence – ces personnes me redonnent brièvement foi en l’humanité.
Le livre se termine en 1988, juste avant l’arrivée des Stone Roses et du style baggy auquel vous avez refusé de vous soumettre. Comment avez-vous vécu cette période, et les années 1990 qui ont suivi ?
Je me suis peu à peu désintéressé des scènes indie à ce moment-là. Je ne me retrouvais pas dans ce truc de lads, « Madchester », tout ça. Et aux États-Unis, avec le grunge et Sub Pop, on retournait aux années 1970, dans ces trucs qui, je l’espérais, avaient été assassinés par le punk. Mais pas du tout ; les mecs portaient encore les cheveux longs, frisés, étaient encore à fond dans ces trucs de merde. Tous ces kids provenaient du hardcore, mais ils étaient venus à bout de tous leurs riffs cool et les avaient remplacés par des accords sludge à la Black Sabbath. Et quant au style XXXL des années 1990, il n’existe pas de mot pour exprimer ma répulsion. Je n’ai pas bougé d’un iota en termes de goût depuis. Je n’écoute que du garage 60s, du punk, du hardcore et tous les groupes de jangle pop des années 1980 évoqués plus haut. Je ne peux rien y faire, c’est comme ça – le progrès, mes couilles.
A Scene in Between vient de paraître aux éditions Cicada Books. Sam prépare déjà une suite internationale à ce premier épisode strictement britannique ; soumettez-lui vos photos ici : sceneinbetween@gmail.com