Le dieu Kithasamba trône au sommet des montagnes enneigées du Rwenzori, dans l’ouest de l’Ouganda. Selon la cosmologie de l’ethnie bakonzo, la neige, que l’on croit être le sperme de Kithasamba, fond et transporte la vie à travers les vallées bordées de bruyères géantes et de fourrés de bambous, jusque dans la savane en contrebas.
« L’eau nous donne la vie, elle fertilise notre terre », dit Baluku Mikayir, un ancien de la tribu et chef spirituel de la cascade Ekisalhalha kya Kororo. Sa voix rauque est à peine audible par-dessus le grondement de la rivière. « Après le sacrifice des anciens à Kithasamba, la neige brille, ce qui annonce le début de la saison des plantations. S’il n’y a pas de neige, c’est un signe de calamité. »
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Depuis au moins un millier d’années, cette communauté prospère au pied des monts Rwenzori. Aujourd’hui, le changement climatique menace non seulement leur vie et leurs moyens de subsistance, mais aussi leur identité culturelle.
En mai 2020, des pluies exceptionnellement abondantes ont provoqué des glissements de terrain dans les montagnes. Cinq rivières sont sorties de leur lit, déclenchant des inondations qui ont déplacé plus de 100 000 personnes. Ces destructions ont fait suite à une série de crues soudaines qui ont frappé la patrie des Bakonzo au cours de la dernière décennie.
« Les périodes de sécheresse deviennent plus longues, et la saison des pluies arrive au mauvais moment, explique l’historien culturel local Stanley Baluku Kanzenze. La nature est en train de changer. »
Chaque partie de cet écosystème vaste et diversifié est habitée par sa propre divinité. Par exemple, Kalisya est l’esprit responsable de la vie sauvage et Ndyoka est l’esprit de l’eau. L’eau est le fil conducteur de la cosmologie bakonzo. Là où les rivières se rencontrent, les chefs spirituels consultent ces dieux ; les sources chaudes sont spirituellement et physiquement curatives ; tandis que la cascade Ekisalhalha kya Kororo est un site de résolution des conflits pour la communauté, et l’une des nombreuses maisons de Ndyoka.
Beaucoup de ces sites sacrés sont aujourd’hui menacés. Les inondations de l’année dernière ont modifié le cours des rivières, et donc leurs confluents ; les bassins des sources chaudes se sont envasés et sont devenus impraticables ; et des rochers ont dévalé les chutes d’eau, emportant le sanctuaire votif de Mikayir. Les plantes médicinales et cérémonielles qui bordent les rivières ont également été déracinées et emportées par le déluge.
« Nous nous sommes sentis terriblement mal car nous avons perdu beaucoup de plantes importantes », dit Mikayir. « Nous craignons qu’à l’avenir la cascade soit détruite », ajoute Mary Kyakimwa, une autre gardienne d’Ekisalhalha kya Kororo qui porte une couronne cérémoniale de plantes parsemée de petites fleurs jaunes.
La hausse des températures entraîne également la fonte des pics glaciaires des monts Rwenzori, qui ne se renouvellent pas. Si, comme le prévoient les géologues, ils disparaissent totalement au cours de la prochaine décennie, cela entraînera la disparition d’une vision du monde intimement liée à la glace et à la neige. « C’est une menace pour l’identité de la tribu elle-même. Quand la glace ne sera plus là, ils ne seront plus des Bakonzo », explique l’historien Kanzenze.
Pendant ce temps, les chefs spirituels comme Mikayir continuent de pratiquer des rituels sur ces sites sacrés, parlant aux esprits pour les apaiser. « Nous pensons que les rivières débordent et que les neiges fondent parce que les esprits sont en colère. Les pratiques religieuses actuelles nous affectent. On nous demande de ne pas faire de sacrifices. Les esprits s’énervent parce que personne ne leur parle », dit-il.
Des haut-parleurs diffusent du gospel depuis une petite église au toit d’aluminium située au sommet d’une colline qui surplombe la rivière Nyawamba, dont les berges sont désormais dénudées et jonchées de rochers. En continuant plus haut dans les montagnes, des sanctuaires votifs sont parsemés dans la dense forêt afromontane où l’ont fait encore des offrandes aux nombreuses divinités Bakonzo, mais moins souvent qu’avant.
Depuis l’arrivée des missionnaires chrétiens en Ouganda à la fin du XIXe siècle, leur religion en est venue à dominer la société. Selon le recensement de 2014, 85 % de la population ougandaise est chrétienne, 14 % musulmane, et seulement 0,1 % suit les religions traditionnelles locales. « L’héritage actuel est une sorte de méli-mélo entre l’Occident et ce qui reste de l’héritage africain , explique Kanzenze. Les systèmes culturels africains n’ont pas pu résister à l’assaut de la religion occidentale. »
La spiritualité bakonzo est une forme d’animisme, qui donne un rôle au monde matériel, qu’il s’agisse des animaux, des plantes ou des rivières. « Il existe un lien entre l’humanité et la nature dont l’humanité émane », note Kanzenze, suggérant que les solutions au changement climatique pourraient passer par l’établissement d’une relation avec cette communauté plus grande que l’homme. Si le monde naturel est respecté, il est également protégé.
Au cours des derniers mois, la Cross-Cultural Foundation of Uganda (CCFU), en partenariat avec l’International National Trusts Organisation, a cherché à combler le fossé entre les approches conventionnelles du changement climatique et les motivations des communautés autochtones. « D’un côté, vous avez des défenseurs de la nature qui s’intéressent à la biodiversité et au réchauffement climatique ; des concepts qui sont très étrangers, explique Emily Drani, la fondatrice de la CCFU. Et d’un autre côté, pour des raisons différentes, vous avez une communauté qui contribue à ces objectifs en prenant soin de la forêt et en s’assurant que les plans d’eau sont propres, car l’eau est aussi considérée comme sacrée. »
Grâce à des discussions avec les leaders Bakonzo, la CCFU a documenté plus de 50 sites du patrimoine culturel du Rwenzori, tout en aidant les communautés locales à planter des arbres et régénérer la végétation. « En tant que native du Rwenzori, j’ai été surprise. Je ne savais pas qu’il existait autant de sites culturels le long des rivières », dit Ronah Masika, coordinatrice de projet local pour la CCFU.
Masika conduit un groupe sur un chemin escarpé jusqu’aux sources chaudes de Rwagimba, en contrebas, en transportant une douzaine de jeunes plants de bambou. Des trous profonds sont creusés le long de la rivière qui borde les sources chaudes, et les jeunes arbres sont plantés de sorte à former une ligne protectrice.
Bientôt, plus d’un millier d’arbres seront plantés dans la région, choisis pour leurs racines fermes qui maintiennent le sol en place, ou leur valeur médicinale ou nutritionnelle. En remplaçant les forêts qui bordaient autrefois les rivières par des espèces ayant une valeur culturelle innée pour les Bakonzo, ils espèrent dissuader ceux qui voudraient couper les arbres pour le bois ou le charbon.
En plus d’être un centre de guérison, ces sources chaudes permettent à la communauté locale de se retrouver pour discuter de la marche à suivre en temps de crise. Un groupe d’hommes se baigne dans l’eau couleur rouille à la légère odeur de soufre et réfléchit aux inondations de l’année dernière qui ont détruit trois des six étangs de Rwagimba.
« Les gens ont commis des erreurs en détruisant l’habitat des esprits, notamment les arbres, dit Rangoni Jiringabagwa, le chef spirituel de Rwagimba. Nous devons aussi faire revivre les rituels de fabrication, ici et dans les montagnes. »
Un autre baigneur intervient : « La communauté nettoie et s’occupe de la zone. Mais le gouvernement devrait construire une barrière pour empêcher l’inondation des étangs. Nous sommes prêts à joindre nos efforts. »
Le gouvernement central de l’Ouganda et le royaume local des Bakonzo ont une histoire compliquée et troublée. Des différends sur la gouvernance, les terres et les ressources naturelles ont conduit à une lutte sécessionniste qui continue de provoquer des réponses violentes de la part des forces armées gouvernementales. En 2016, selon Human Rights Watch, plus de 100 personnes ont été tuées dans la ville voisine de Kasese, dont de nombreux gardes et leaders du royaume Bakonzo. « Les chefs sont toujours présents et respectés, mais dans le système politique moderne, ils ont perdu leur pouvoir et leur autorité », explique Kanzenze.
Les relations avec les autres groupes ethniques locaux, comme les Basongora, les Bakiga et les Batooro, sont également marquées par des tensions. Dans le district de Kasese, deux parcs nationaux représentent plus de la moitié de la couverture terrestre ; si l’on ajoute les prisons et autres institutions gouvernementales, moins d’un tiers des terres sont disponibles pour les communautés locales. « La concurrence pour les terres est assez élevée et les conflits sont inévitables », peut-on lire dans un rapport du Centre de recherche et de ressources de Kabarole en 2012. Avec la rapide croissance de la population et le manque de terres pour la soutenir, l’empiètement sur des zones écologiquement et spirituellement importantes est, peut-être, inévitable.
La CCFU fait pression sur le gouvernement ougandais pour obtenir la reconnaissance et la protection de ces sites du patrimoine culturel. « Le gouvernement a hérité de beaucoup de responsabilités en termes de prise en charge de l’environnement et du patrimoine naturel », dit Drani, notant que, malgré de bonnes intentions, les politiques conçues à cet effet ne sont souvent pas mises en pratique. « Nous avons le défi des finances. Le secteur de la culture reçoit des ressources très minimes de la part de l’État », ajoute-t-elle.
« Nous réalisons une étude de faisabilité pour tous les sites du patrimoine culturel du pays. Nous espérons qu’une fois que nous connaîtrons les défis auxquels ils sont confrontés, nous pourrons, en tant que gouvernement, intervenir et régler le problème », tente de rassurer Catherine Ajambo, chargée de recherche au ministère du Tourisme, de la Faune et des Antiquités.
Faute d’un soutien financier conséquent de la part du gouvernement central, les communautés locales trouvent leurs propres moyens de protéger les sites culturels Bakonzo contre la menace du changement climatique. À la cascade d’Ekisalhalha kya Kororo, Mary Kyakimwa dirige un cercle d’épargne et de crédit, encourageant les membres de la tribu à investir dans l’entretien du site et à voir les avantages économiques potentiels des touristes en visite.
« Nous craignons que si les gens, en particulier les jeunes, ne sont pas sensibilisés à l’importance des sites culturels, alors ils seront négligés et disparaîtront », dit Kyakimwa. Enracinées dans les traditions orales, les histoires culturelles s’estompent lorsque les anciens de la communauté meurent.
Malgré son âge avancé, le chef spirituel Mikayir est convaincu que la relève sera assurée par son fils Ntinisyo. Fidèle à sa parole, Ntinisyo patauge jusqu’au pied de la cascade, drapé de la tête à la taille de plantes de cérémonie. Assis sur un rocher, trempé par les embruns, il lève son sceptre fait de feuilles d’omuramura, que l’on peut traduire par « le juge », et s’adresse à l’esprit de l’eau Ndoyka.
« J’ai hérité de cette fonction de mon père, qui lui-même l’a héritée de son père, explique Mikayir. Depuis les ancêtres jusqu’à aujourd’hui, nous avons protégé la cascade. Les générations futures verront aussi son importance. »
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