El Haqed L7a9d Mouad Belghouate rap printemps arabe
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Culture

Tout le monde devrait être pote avec L7a9d

Premier barbecue de l’année chez le rappeur, activiste et éleveur de poules Mouad Belghouate, l’un des visages du printemps arabe au Maroc.
Gen Ueda
Brussels, BE

On va pas se mentir, cet hiver de sept mois et demi a été dégueulasse et l’espèce d’attente infinie des premiers rayons de soleil n’en était pas moins un supplice absolu (24 jours de pluie en mai bordel). Le soleil revenu, on a forcément commencé à scruter les bons plans chez les potes qui ont des jardins, histoire de se la mettre paisible avant le retour d’une pluie quelconque. 

Avec Wezed, Amno et YA$KA, Mouad forme un collectif de rap, le Club Durruti. Et vu qu’il vit dans une énorme ferme à quelques bornes de Bruxelles, on s’est retrouvés chez lui pour griller les premiers morceaux de viande de la saison.

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Vous n’avez jamais observé des pigeons de près sous prétexte que leur apparence vous donne la gerbe ? J’insiste ici pour souligner le fait que ce sont des êtres injustement mal-aimés. Moi aussi, j’étais dans l’erreur. En réalité, ces bêtes sont plutôt mignonnes pour peu qu’elles prennent place dans un décor verdoyant, loin des trottoirs souillés de la capitale. Chez Mouad en l'occurrence, le décor est une jolie bâtisse dont le porche sert de cour de récréation aux oiseaux. C’est eux qu’on voit en premier quand on arrive sur place, avant de tomber sur le poulailler et un énorme jardin.

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Les piafs de Mouad.

Dans cette ferme qu’il habite en occupation, rien ne sent vraiment l’attache personnelle, c’est comme s’il était arrivé là par hasard – ce qui n’est pas complètement faux quand on sait qu’il occupait un autre squat à Jette appartenant au même proprio, et que c’est ce dernier qui lui a proposé de venir ici il y a quelques mois. En nouveau maître des lieux, il nous fait tranquillement le tour du propriétaire avant de placer les premières saucisses sur la grille et de les surveiller silencieusement. Ça décapsule les premières canettes.

Depuis son déménagement, Mouad – ou L7a9d (El Haqed) – rappe moins, vu que le studio qu’ils utilisaient à Jette avec le Club Durruti a été démonté (ils cherchent un nouveau lieu pour installer leur cabine). Même si des sons sont encore sortis récemment, il se concentre un peu plus sur ses poules et son émission qu’il tient avec Mohamed – qui habite aussi ici.

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« C’est comme ça que ça marche chez nous ; ils trouvent toujours une raison pour t’arrêter. La vérité, c’est que j’ai critiqué le roi, ses amis et ce qu'ils font au Maroc. »

Mohamed Miloud est un poète marocain. Ils se sont connus il y a quelques années, quand Mouad l’a invité pour une résidence artistique à Bruxelles. Dans leurs vidéos, ils parlent de ce qu’ils veulent, loin du contrôle du gouvernement marocain. On peut dire ça comme ça : quand on voit où il en était il y a dix ans, Mouad s’en est pas mal sorti niveau liberté d’expression : « Avec mon groupe, on a commencé avant le printemps arabe à sortir des chansons qui dépassaient la ligne rouge : on remettait en question la religion, le roi et la nation. On nous interdisait les concerts ou on se faisait couper le son quand on était sur scène. Avec le rap, j’ai senti que je pouvais avoir un poids, une influence. »

Le 20 février 2011, pour la première fois depuis son intronisation, le roi Mohammed VI voit le peuple marocain remettre en cause le fonctionnement du régime. Quand les manifs ont commencé à se succéder, Mouad en est devenu l’un des visages ; parce qu’il chantait lors des rassemblements, mais aussi parce qu'il a subi plusieurs déboires judiciaires.

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Mohamed (de dos) et Mouad ‘El Haqed’ (de face).

C’est quand il revient sur ses passages en prison qu’on comprend à quel point les autorités l’avaient sérieusement dans le viseur pour ses textes engagés. En tout, la justice marocaine l’a envoyé trois fois au placard entre 2011 et 2013 pour différents motifs – coups et blessures, outrage à la police et atteinte à agents des forces de l’ordre. Et tout ça en dépit des incohérences dans les procès-verbaux : « C’est comme ça que ça marche chez nous ; ils trouvent toujours une raison pour t’arrêter. La vérité, c’est que j’ai critiqué le roi, ses amis et ce qu'ils font au Maroc. C’était ça le problème. » Lors de sa dernière incarcération, il est placé en isolement pendant la majeure partie de sa peine. D’autres figures révolutionnaires sont aussi enfermées.

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Quand il est en prison, la mobilisation populaire alerte plusieurs associations internationales. Après sa dernière libération, sa lutte pour la liberté d’expression l’amène à enchaîner plusieurs résidences et cérémonies de remise de prix partout en Europe et il y multiplie les collaborations musicales. En 2014, il est retenu pour le Prix Sakharov, dont Nelson Mandela a été le premier lauréat en 1988. Ça, c’est pas forcément des trucs qu’il raconte de lui-même. C’est pas qu’il en a rien à branler des prix, mais Mouad est assez taiseux à ce niveau et ne semble pas vouloir endosser ce rôle-là. Il préserve le côté créatif et projette plutôt d’écrire un livre sur son expérience de la prison, toujours avec Mohammed. 

Mohamed est aussi un gars assez calme, mais qui te sort des frappes poétiques bien senties. Il est assez investi dans ce que son comparse fait politiquement. Ensemble, ils filment pas mal de trucs au quotidien. Pour le moment, ils ne savent pas trop ce qu’ils veulent faire de tout ça. C’est surtout histoire d’accumuler les images. Mohamed a d’ailleurs dégainé la caméra à un moment plutôt aléatoire où Mouad n’avait rien de spécial à dire. Il a juste fini par tomber de sa chaise haute, ce qui va sans doute faire une séquence exploitable quelque soit l’objet final. Quoi qu'il en soit, Mouad n’est pas le genre de mec à monopoliser la parole parce qu’on est chez lui. Il disparaît parfois, pour aller préparer un truc à l’intérieur ou nourrir un bébé corneille qu’il vient de sauver, en allant lui choper des petits vers de terre dans le compost. 

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Parce qu’on vient de loin.

Mouad a le statut de réfugié politique en Belgique ; il l’a demandé à l’époque où les flics se sont pointés chez ses parents à Casablanca alors qu’il était à Bruxelles pour un concert : « Ils ont dit qu’ils allaient m’arrêter à l’aéroport dès mon retour. J’avais pas envie de quitter le Maroc, c’est mon combat. Sur place, ma crédibilité est plus forte. Si tous les gens comme moi qui rêvent de changer le Maroc doivent quitter le pays, qui va le faire ? C’était bizarre de demander l’asile, mais c’est comme ça que ça fonctionne... » 

« Je vois que les gens sont là, qu’ils attendent que je fasse quelque chose. »

C’est assez facile d’expliquer pourquoi Mouad, sous El Haqed, reste un porte-parole de la jeunesse marocaine malgré son exil forcé. En fait, c’est précisément parce qu’il peut maintenant offrir d’autres récits et faire la nique à la censure qu’il préserve un impact important : « Je pense que j’ai toujours ma place. Avant, on ne pouvait pas parler de plein de trucs, comme le roi ou la religion. Là, on est devenu un mouvement dans le rap marocain. Il y a des gens qui me citent dans leurs chansons parce que j’ai été le premier rappeur à me faire arrêter pour m’être exprimé. Je vois que les gens sont là, qu’ils attendent que je fasse quelque chose. »

Et puis c’est notamment sur le propos politique que le Club Durruti et lui se sont trouvés. D’ailleurs, dans l’idée, on est là pour fêter la sortie du projet de Wezed – auquel El Haqed a pris part sur un son, Soulo. L’EP est un 7 titres énervé qui pousserait les gens les plus dociles de ce monde à la sédition : « J’ai rencontré Amno via le milieu anarchiste, puis il m’a présenté Wezed et YA$KA. On a fait un concert au Barlok, c’était un de mes meilleurs concerts. J’ai joué qu’un ou deux morceaux mais je me suis dit que j’allais bosser avec eux, parce qu’on partage beaucoup d’idées politiques. » Les mecs du Club Durruti ne sont pas du tout du genre à se retrouver sous l’étiquette de « rap militant », mais leurs textes engagés leur donnent une identité qui a tendance à se perdre un peu dans le rap. 

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« Fais semblant de bosser pour la photo. »

La vie de campagne, de poules et de longues balades dans les plaines lui va bien, mais Mouad explique que Bruxelles lui manque. Il sait bien que le Club Durruti y est ancré, et que c’est là que les choses doivent se passer pour lui niveau musique. Il y travaille aussi avec un autre producteur, Looka Loopa. C’est avec lui et YA$KA que El Haqed évolue et se laisse porter, sans calculer quoi que ce soit : « Depuis récemment, j’arrive à expérimenter d’autres choses. La première fois que j’ai fait de la trap, c’était avec YA$KA ; et la première fois que j'ai fait de l’électro, c’est avec Looka Loopa. » Au moment où on en parle, YA$KA est justement en train d’installer Ableton sur l’ordi de Mouad, à la demande de celui-ci. Y’a des trucs qui se trament.

Mouad parle de s’ouvrir un peu plus à l'international. Forcément, s’adresser à un autre public c’est aussi questionner certaines choses sous un angle différent. Ce qui s’est passé récemment avec l’arrivée par canots pneumatiques de près de 8 000 migrant·es marocain·es dans l’enclave espagnole de Ceuta l’interpelle : « Le problème, c’est pas juste le Maroc ; c’est aussi l’Europe qui crée des problèmes là-bas. Pour moi, le Maroc est une marionnette des gouvernements européens et c’est toujours le peuple marocain qui en sera la première victime. » 

En dépit de l’importance qu’on peut accorder à son statut – révolutionnaire, musical ou peu importe –, Mouad reste un mec qui ne semble même pas réfléchir à ce qu’il dégage. Il prend ce qu’il y a à prendre et te laisse choper en lui ce que tu veux en tirer. Il peut donner l’impression de partir dans tous les sens parce qu'il a l’air de se laisser porter par ce qui l’entoure, et c’est ce qui en fait un mec spontané et ancré dans le réel. Après une dernière tournée tardive de saucisses grasses, Mouad nous salue au ralenti et quitte la soirée en premier. Pour la suite, il dira les choses quand il sentira qu’il faudra les dire. 

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