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Une brève anthologie du meurtre sur Internet

Du virtuel au réel.
Internet homicide
Image : Vincent Valon pour Vice France

Il arrive qu’Internet incube les querelles qui se transformeront en mobile de meurtre. En 2007, un adolescent de 16 ans a tué et démembré Gabriel Kuhn, 12 ans, pour une affaire de monnaie virtuelle dans le MMORPG Tibia. La victime avait emprunté 20 000 pièces à l'intéressé et ne l’avait pas remboursé assez vite. Une affaire de « vol de bien virtuel » similaire a entraîné l’assassinat d’un joueur chinois en 2005 : Zhu Caoyuan a été poignardé parce qu’il avait vendu un « sabre dragon » qui appartenait à son meurtrier. L’arme lui avait rapporté un peu plus de 1 000 euros. Citons aussi l’affaire Chris Marquis, tué en 1998 par l’un des internautes qu’il avait arnaqué grâce à sa fausse boutique en ligne.

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Dans d’autres cas, c’est la présence numérique des victimes qui les transforme en cibles. L’influenceuse irakienne Tara Fares aurait été assassinée pour son « immoralité » par des extrémistes religieux, et la starlette pakistanaise Qandeel Baloch est morte des mains de son propre frère au motif qu’elle « déshonorait la famille ». Plus encore que leurs selfies suggestifs, c’est leur grande influence numérique qui a sans doute piqué leurs meurtriers. Ironiquement, Internet peut aussi précipiter des inconnus vers une fin violente : en Inde, la diffusion de rumeurs sur WhatsApp a causé une cinquantaine de lynchages mortels depuis 2014. Internet peut donc entraîner ou faciliter des meurtres, et ce tout autour du monde.

À Chicago, les réseaux sociaux alimentent la guerre des gangs. Des embrouilles numériques à base de vidéos Instagram, de commentaires et de visites géolocalisées dans les quartiers ennemis finissent en meurtre, parfois avec l’aide d’informations diffusées sur Internet. En 2016, la gangster Gakirah Barnes a tweeté une adresse et quelques heures plus tard, elle était assassinée à proximité. Dans le monde des gangs, Internet fournit bien souvent le mobile et le support technique du meurtre. Les cartels de la drogue mexicains l’utilisent aussi pour effrayer leurs ennemis avec des vidéos d’exécutions, ce qui fait le bonheur des forums gore. Ils ne sont malheureusement pas seuls à diffuser ce genre d’images.

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Il arrive qu’un internaute avoue ou annonce un meurtre sur Internet, preuve à l’appui, sans but d’intimidation. David Kalac a confessé l’assassinat de sa petite amie sur 4chan juste avant de prendre la fuite, tout comme Ager Hasan sur Reddit. S’ils sont désormais largement oubliés, ces faits divers font partie du pan mortifère de la culture numérique, tout comme les blagues sur le suicide, la légende des meurtres retransmis en direct sur le dark web ou l’étrange affaire du corps d’Emily Sanders, dont l’emplacement aurait été révélé par son assassin sur 4chan. En une occasion exceptionnelle, c’est l’inverse qui s’est produit : la partie glauque d’Internet s’est invitée dans la réalité lorsque deux fillettes de 12 ans ont poignardé une amie pour impressionner un personnage imaginaire, le Slender Man.

La plupart des cas cités jusqu’ici ont été largement couverts par les médias. Les affaires de « meurtres numériques » les plus célèbres appartiennent néanmoins à une autre « catégorie » de faits divers : celle dans laquelle le tueur et sa victime se rencontrent sur Internet avant de se donner rendez-vous dans le monde physique. Ces assassins que les anglophones désignent sous le nom de « Craigslist killers » peuvent être considérés comme les héritiers d’Alfredo Stranieri, « le tueur aux petites annonces » français : ils contactent des internautes sur des sites de rencontres ou d’offres commerciales, conviennent d’un rendez-vous et tuent le malchanceux qui se présente le jour dit. Ces cas sont nombreux et d’autant plus troublants qu’ils impliquent parfois deux parties consentantes.

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« Il semble que le réseau pousse à communiquer plus ouvertement. Et parfois à tort »

L’assassinat de Sharon Lopatka est souvent présenté comme le premier « Internet homicide », un terme un peu lâche qui fait désormais référence à tous les faits divers mêlant meurtre et réseau. En octobre 1996, cette trentenaire très impliquée sur le web (elle gagnait sa vie en gérant des sites de voyance et de pornographie et fréquentait des forums fétichistes) a parcouru plus de 1 000 kilomètres pour être étranglée par l’informaticien Robert Glass, divorcé et père de deux enfants. Le tueur a été condamné à un minimum de 63 mois d’incarcération grâce aux centaines de mails qu’il avait échangés avec sa victime. Ceux-ci montraient que Lopatka voulait mourir de la main de Glass, qui plus est sous la torture.

Internet a enfanté d’une autre affaire d’homicide consensuel extrêmement médiatisée, celle du cannibale Armin Weives en Allemagne. Des doutes subsistent également sur le cas de Hiroshi Maeue, le tueur en série japonais qui a utilisé des sites d’organisation de pactes de suicide pour trouver ses trois victimes. S’ils ne peuvent être classés dans la catégorie des « meurtres Internet », les « suicides assistés par Internet » troublent parfois la frontière entre autolyse et homicide. En 2017, Conrad Roy s’est donné la mort sous les encouragements de sa petite amie Michelle Carter. Les appels, mais aussi les mails qu’ils ont échangés ont été utilisés par la justice américaine pour condamner l’adolescente de 17 ans à 15 mois de prison pour homicide involontaire.

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Plus de vingt ans après le meurtre de Sharon Lopatka, des spécialistes de tous bords continuent à débattre du concept d’Internet homicide : le réseau peut-il être tenu pour responsable, même partiellement, des meurtres dans lesquels il a joué un rôle ?

James Boyle, professeur de droit à l’université Duke, le niait déjà en bloc dans un ouvrage publié en 2004 : « Les meurtriers, les prédateurs sexuels et les allumés religieux sont largement indépendants des technologies de communication qu’ils utilisent. » Susan Brenner, professeure de droit à l’université de Dayton, exprime un point de vue similaire dans son article Cybercrime Metrics: Old Wine, New Bottles?, publié en 2004 : « Les journaux appellent ce genre de fait divers “meurtres Internet”. Mais pourquoi serait-ce autre chose qu’un meurtre ? Nous ne parlons pas de “télé-meurtre” quand un assassinat est organisé par téléphone. »

En dépit des craintes et des appels à la censure qui s’élèvent chaque fois qu’il sert de toile de fond à une affaire sordide, Internet n’a pas révolutionné le meurtre : que les circonstances qui mènent à la mort d’un humain s’enracinent sur le réseau ou dans le meatspace, on tue par vengeance, par principe, sous l’emprise de troubles psychiatriques… Et bien souvent, le parcours numérique des tueurs et de leurs victimes sert avant tout les enquêteurs et la justice.

Dans bien des affaires d’homicide entre internautes, Internet déborde d’indices. Sharon Lopatka revendiquait ses désirs de mort sur des forums, Armin Meiwes a été arrêté après avoir publié des petites annonces réclamant une nouveau « candidat à l’assassinat » sur divers sites web. Les aveux de David Kalac sur 4chan ont été présenté aux jurés qui l’ont ensuite reconnu coupable du meurtre d’Amber Coplin. Luka Rocco Magnotta, le « dépeceur de Montréal », a diffusé une vidéo de son crime sur Internet. Désignée officieusement sous le nom de « One Lunatic One Icepick », elle a permis aux membres d’un site gore de l’identifier. Si les « Internet homicides » ont quelque chose d’unique, ce sont bien ces comportements incriminants ou profondément révélateurs, à tel point qu’ils semblent relever de l’« effet de désinhibition numérique » décrit par certains psychologues.

Les défenseurs de l’effet de désinhibition numérique affirment qu’un individu s’exprime avec moins de retenue sur Internet que dans le monde physique. Peut-être est-ce une affaire d’anonymat, d’absence de véritable contact humain avec ses regards et ses gestes, d’échange moins immédiat qu’une discussion de vive voix, mais il semble que le réseau pousse à communiquer plus ouvertement. Et parfois à tort, affirme le psychologue Jeremy Dean sur son blog : « En ligne, nous nous sentons plus libres de dire et faire ce que nous voulons, ce qui nous pousse souvent à dire et faire des choses dont nous aurions mieux fait de nous abstenir. » Dans de telles conditions, avouer qu'on a tué semble plus facile.

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