La puissante Food and Drug Administration (FDA), l’agence américaine de sécurité des médicaments, a récemment approuvé l’usage de l’eskétamine, par voie nasale, mis au point par le laboratoire Janssen (Johnson et Johnson) pour le traitement des dépressions résistantes. Le médicament permettrait aussi de faire disparaître les idées suicidaires. En France, une dizaine de centres testent actuellement le protocole, aux critères très exigeants, avec une trentaine de patients au total sur tout le territoire.
La docteure Anne Sauvaget, responsable de l’unité de neuromodulation en psychiatrie du CHU de Nantes, unité consacrée à la recherche sur les addictions comportementales et troubles de l’humeur complexes, a participé à l’une des études, lancée il y a deux ans, dont la coordination nationale était portée par le professeur Raphaël Gaillard, à l’hôpital Sainte-Anne. « L’eskétamine est proposée à des patients dépressifs sur lesquels on a pu observer une résistance pharmacologique, c’est-à-dire quand deux médicaments antidépresseurs de longue durée se sont montrés inefficaces ».
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La kétamine, molécule découverte dans les années 50, est principalement utilisée en France comme anesthésique et pour les traitements de la douleur. Étant un psychotrope classé dans la catégorie des stupéfiants pour ses propriétés addictives, cela explique les précautions drastiques du protocole de recherche. L’unité de neuromodulation, qui travaille déjà, concernant la dépression, autour de l’électroconvulsivothérapie (ECT), plus communément appelée « électrochocs » dans le langage courant, et la stimulation magnétique transcrânienne répétée (rTMS), est toujours à la recherche de traitements pour apaiser les personnes atteintes de dépression. « Pour pouvoir utiliser l’eskétamine, il a fallu du temps pour trouver une forme plus accessible que la perfusion, relate la praticienne. Nous sommes ravis de tester ce protocole. Dans cette unité, il est important pour nous de pouvoir proposer aux patients des innovations thérapeutiques ».
« Aujourd’hui c’est seulement quand l’ado fait une tentative de suicide qu’on se dit qu’il déprime » – professeur Olivier Bonnot
D’autant que la dépression reste une maladie méconnue, voire snobée, par le grand public et un certain nombre de professionnels. Le professeur Olivier Bonnot, responsable de l’unité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHU, s’agace des préjugés tenaces. « Ça paraît moins grave pour les gens d’être déprimé, plutôt que d’avoir une bronchite. Et on continue aussi à penser que quand on est petit, on ne peut pas être déprimé. C’est faux ! Le sous-diagnostic de dépression chez les enfants et les adolescents est un vrai problème de santé publique ». En réalité, environ 2% des enfants et 13% des adolescents seraient dépressifs. Et les adolescents dépressifs peuvent, au contraire des adultes, se montrer très agité. « Aujourd’hui c’est seulement quand l’ado fait une tentative de suicide qu’on se dit qu’il déprime », poursuit le professeur Le CHU de Nantes, qui lance bientôt une seconde étude sur l’eskétamine, aimerait ainsi pouvoir tester ce protocole sur un adolescent. Pour cela, il faudrait que le patient et ses deux parents soient d’accord. « L’enjeu, c’est celui de l’acceptance. La découverte de l’eskétamine pour soigner la dépression n’est pas récente, mais tout le monde reculait un peu devant cette idée. Et puis pour un ado, l’enjeu, c’est déjà de prendre son traitement, c’est plus compliqué que pour un adulte ».
Le professeur Bonnot avoue que les traitements médicamenteux pour la dépression sévère, les bien connus antidépresseurs, dont les Français sont friands, « ne sont pas d’une efficacité mirobolante. À part le Prozac, il faut reconnaître que les autres ne marchent pas très bien. Il est donc important d’avoir un traitement efficace pour les formes les plus sévères de dépression ». Une raison de plus pour tester le protocole eskétamine, qui agit en quelques heures, là où les autres traitements mettent des semaines à faire sentir leurs effets.
C’est ce que s’est dit Mathias, 26 ans, qui teste ainsi le spray nasal depuis deux ans. Dépressif depuis l’adolescence, la vie du jeune homme commence à basculer au lycée : « J’avais du mal à faire les choses, je tombais toujours malade, j’avais de grosses angoisses ». Des symptômes proches de ceux d’une phobie scolaire. Mathias arrête d’aller en classe, ne se présente pas au bac, redouble sa terminale. Il s’essaye au monde du travail, « mais je n’arrivais plus à rien ». La dépression sera finalement diagnostiquée. Les années suivantes sont une succession de tentatives de boulot, couplées à de longues périodes d’inactivité, où le jeune homme n’a goût à rien et ne peut pas sortir. Plusieurs traitements ont été tentés depuis ses 17 ans, y compris la rTMS. « Mais rien à faire, je n’arrêtais pas de plonger ».
Quand on lui propose le protocole eskétamine, en septembre 2017, le jeune homme dit banco. « Je ne voulais pas être comme ça toute ma vie ». Il commence le spray nasal à raison de deux fois par semaine, toujours dans le service du docteur Sauvaget. Il est amené, puis raccompagné chez lui en taxi médical. « Je ne peux ensuite pas conduire pendant 24 heures, ni faire de promenade tout seul, je peux avoir la tête qui tourne après ». L’administration de l’eskétamine provoque un court phénomène dissociatif. « Je pouvais avoir l’impression pendant un moment d’être une autre personne que moi-même, de réfléchir autrement. Une personne que je n’aimais pas d’ailleurs ». Un effet transitoire, une sensation « un peu comme dans Alice aux pays des merveilles » résume la docteure Sauvaget. Les effets sur Mathias ne sont pas immédiats, les idées noires, ces sangsues, s’accrochent encore un peu. « Plus la dépression est ancienne, chronique et résistante, plus elle est difficile à soigner. C’est la répétition du traitement qui permet son efficacité », explique la docteure.
« Ça donne un sacré coup de pouce, même si ça n’a pas marché tout de suite, c’est rassurant aujourd’hui. C’est un cercle vertueux : ça me permet de faire des activités, et faire des activités permet d’aller mieux » – Mathias
Mais Mathias tient bon, soulagé « d’avoir quelque chose de prévu chaque semaine. Ça m’a empêché de sombrer ». L’eskétamine va alors finir par agir positivement, les idées noires vont petit à petit s’estomper. Mathias conserve une partie de son traitement médicamenteux, « je sens que les deux travaillent, le médicament et le spray, et qu’ensemble, ça marche bien ». À ce traitement de choc s’ajoute une psychothérapie, que Mathias avait déjà commencée. « Sous kétamine, je m’ouvre plus, je parle plus facilement ». Aujourd’hui, le volontaire ne se rend plus au CHU qu’une fois tous les quinze jours. « Quand je prends le spray, je n’ai plus de problème, ça me permet de me sentir mieux, ça fait tout oublier instantanément ». Le jeune homme ne cache pas pour autant les effets indésirables du traitement. Lors de la première administration, il s’est vu hilare, un fou rire incontrôlable. À présent, les effets secondaires sont à chaque fois les mêmes ou presque. Le corps lourd pendant quelques heures, des petites hallucinations s’il est fatigué, des maux de tête et des vertiges, qui peuvent durer 24 heures « J’ai dit oui, je n’avais rien à perdre. J’avais un peu d’anxiété au début, mais aussi de la curiosité. Franchement, ça vaut le coup ». Les angoisses sont tapies, moins présentes. Les idées noires, quant à elles, ont disparu.
Surtout, Mathias a des envies. « Ça me permet de faire des choses. Sortir, me balader, j’ai même déménagé ». Des actes de la vie quotidienne, qui étaient jusqu’alors impensables et infaisables pour le jeune homme. « Ça donne un sacré coup de pouce, même si ça n’a pas marché tout de suite, c’est rassurant aujourd’hui. C’est un cercle vertueux : ça me permet de faire des activités, et faire des activités permet d’aller mieux. Là où normalement la dépression est un cercle vicieux ». Pendant plusieurs années, Mathias n’a eu envie de rien, ni de sortir, ni de voir ses amis. Alors il y va progressivement, à son rythme. « Je reprends goût à certaines choses. J’ai cette envie de faire des choses. Même si des petites angoisses restent, si l‘envie est là, ça se gère. L’envie, ça change tout ».
La docteure Anne Sauvaget, de son côté, constate donc l’intérêt de l’eskétamine en traitement associé. « Cela fonctionne bien en complément d’un traitement antidépresseur classique, le spray n’est pas un traitement en soi, il doit être couplé à un traitement. Et il est compatible avec une activité professionnelle ». Les deux praticiens sont cependant prudents. « L’eskétamine n’est pas un produit miracle. Comme tout traitement, il y a plus de chance que ça marche avec d’autres stratégies, insiste Anne Sauvaget. Avec un ensemble thérapeutique, il y a ainsi plus de chances de rémission ». Le professeur Bonnot reconnaît qu’une psychothérapie est « longue et chère. Mais c’est vraiment efficace ».
Quant au spray d’eskétamine, les études en cours servent à donner une idée du nombre de semaines où le traitement est efficient. « Quand le patient va mieux, nous envisageons évidemment d’espacer les prises ». Mathias espère ainsi pouvoir passer à une administration mensuelle. Pour en limiter les mésusages, le traitement, Une fois le produit “délivré”, il n’y a plus de produit actif dans le spray nasal ». L’étude à laquelle participe Mathias est « fermée » depuis 1 an et demi. Mais pour une prochaine étude, qui devrait débuter à l’automne, la docteure Sauvaget et son équipe ont le souhait de voir des patients « proactifs. C’est-à-dire des patients qui nous demanderaient eux-mêmes à participer à l’étude, sans que ce soit nous qui proposions ». Une étude qui devrait pouvoir répondre aux questions en suspens, avant la validation finale.
Et aux petits malins qui se demandent s’ils pourront un jour trouver le spray en pharmacie, ne rêvez pas. Trouvez un autre moyen de rencontrer le Cheshire cat.
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