On a demandé à des humoristes si l’on pourrait refaire le sketch d’Élie et Dieudonné « Cohen et Bokassa » en 2016

C’était il y a 24 ans. Nous sommes en 1992 et la France en est à la moitié du second mandat de François Mitterrand. À Paris, un duo de jeunes comiques nommé Élie et Dieudonné joue ce soir sur les planches du théâtre du Splendid Saint-Martin, dans le 10 e. Comme tous les soirs, ils enchaînent leurs sketchs, déjà incontournables pour le petit comité de fans ayant fait le déplacement. On retrouve « Villetaneuse », « Les Chleus », « Gana », ou encore le plus conflictuel – et qui deviendra leur classique intemporel – « Cohen et Bokassa ».

Dans ce dernier, le ressort humoristique principal est le racisme mutuel que se portent les deux communautés juives et noires dans un territoire a priori neutre, la France. Élie Semoun campe « le Juif », tandis que Dieudonné joue le rôle du « Noir ». Les punchlines certifiées 100 % racistes (je rappelle que le sketch est une critique frontale de la pensée xénophobe) pleuvent. « Alors, je sais pas s’il y a un champ de coton dans l’quartier, j’sais pas ! J’veux pas l’savoir ! », hurle Élie Semoun à son interlocuteur outré, tandis que celui-ci, c’est-à-dire le jeune Dieudo pas encore « antisioniste », lui rétorque : « Faut pas dire ça, Cohen ! C’que j’comprends Cohen, c’est qu’en ’45, les Boches, ils auraient pu finir le boulot ! »

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En gros c’est direct, raciste et antisémite dans des proportions impossibles, c’est bourré de clichés sur les Juifs et les Noirs, mais il faut bien le reconnaître, c’est hilarant. C’est pourquoi dans la salle pleine à craquer de Français de 1992, les gens sont morts de rire. Le sketch devient immédiatement culte.

Flashforward. Nous sommes en 2016. La France vient de connaître une année tragique, la plus noire depuis 1995, entachée par trois attentats meurtriers revendiqués par une milice islamiste millénariste sanguinaire. À Nice, une femme est humiliée publiquement pour avoir porté un maillot trop long sur une plage. Une autre est agressée, en Charente, pour s’être baignée topless. Dieudonné roule avec l’extrême droite. Les Noirs n’aiment pas les Arabes qui eux-mêmes n’aiment pas les Juifs, qui ne les aiment pas non plus. Et pendant ce temps, Madame Michu, citoyenne française, attend patiemment les présidentielles de 2017 pour voter Front National et renvoyer tous ces étrangers aux frontières de sa France bleu-blanc-rouge.

En gros, 24 ans après, c’est le chaos total. Un chaos que personne, et surtout pas les prometteurs comiques Élie et Dieudonné, n’aurait jamais pu imaginer. Et peut-être qu’en ces temps d’ultra-tension, tout ce que demandent les Français pas trop cons, c’est de se marrer un peu. Mais est-il encore possible de rire de trucs vraiment drôles comme les clichés religieux ou ethniques ?

J’ai cherché à le savoir et ai demandé à la nouvelle génération d’humoristes si l’on pouvait toujours rire de tout et refaire un « Cohen et Bokassa » en 2016.

KEVIN RAZY

« Le sketch d’Élie et Dieudo était ultra-osé pour l’époque. C’est la première fois qu’on entendait parler des différentes communautés de façon aussi crue. Chose qui depuis, semble banale. À la différence près que nous n’avons jamais entendu de sketch aussi frontal sur les communautés juive et noire. Mais, est-ce que ce sketch pourrait exister aujourd’hui ? La réponse est oui. Mais pas de la même façon.

Younes et Bambi, deux jeunes humoristes respectivement musulman et juif, prouvent que c’est possible. Surtout s’il y a une « caution » de chaque côté. Le problème, c’est plus l’autocensure que la censure en elle-même. On se bride d’entrée, dès la première seconde d’un sketch un peu touchy. Moi j’ai décidé de ne pas me brider et d’attaquer les sujets sensibles… MAIS, parce qu’il y a toujours un « mais », quand on s’attaque à un sujet sensible, il faut que le sketch soit excellent. Et là, ça se corse. Car on constate qu’aujourd’hui, la plupart des sketches qui ont créé la polémique par leur sujet ont souvent été des flops. Des trucs pas réussis et très gênants.

À l’inverse, un sketch de Dieudonné sur Israël aujourd’hui : c’est la polémique assurée. Le sujet, la personne, le passif, l’aura… Tout entre en compte. Alors que le sketch pourrait être bon, on ne saurait l’apprécier tant le background du bonhomme pèserait sur notre jugement – et à juste titre. Jérémy Ferrari, typiquement, qui aborde une critique d’Israël dans son spectacle, n’a jamais fait la Une des journaux ou provoqué de tollé.

Alors oui, un sketch Cohen & Bokassa est encore possible ; mais cela dépendra de qui et de comment c’est fait. Je pense que les humoristes doivent tenter, tant qu’il y a du travail et du fond, de s’attaquer à ce genre de sujets car ces sketches pourraient être salvateurs par les temps qui courent. L’humour est l’un des meilleurs moyens d’éveil d’esprit dans une société. Ce serait bête de s’en priver. »

Kevin est toutes les semaines dans le « Gros Journal » de Mouloud Achour sur Canal+.


Élie et Dieudonné, respectivement en officier SS et en membre émérite du Ku Klux Klan.

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NICOLAS MEYRIEUX

« Il ne faut rien s’interdire en humour – la seule chose que je me suis interdite, c’est de rire des attentats du Bataclan. Si un sketch ne fait pas rire le public, c’est ma propre responsabilité en tant qu’auteur. Et quand je regarde “Cohen et Bokassa”, je ne trouve absolument rien de choquant. C’est drôle. Ce que je vois, c’est deux racistes qui s’engueulent en usant de tous les clichés possibles.

Ceux qui ne vont pas rire de ça, ce sont les gens qui sont trop dedans. Pourquoi Desproges disait « On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui » ? Parce qu’on ne peut pas rire d’un sujet qui nous touche trop. “Cohen et Bokassa”, ça va faire rire le mec blanc et athée. Les vannes sur les Juifs, ça ne le touche pas, celles sur les Noirs non plus. Après, il y a le Juif ou le Noir, qui va être au quotidien victime de ces clichés. Un Feuj qui bosse tous les jours avec un mec qui va lui faire des blagues antisémites, c’est normal que ça ne le fasse pas rire : il est trop touché. Quand il mate un sketch comme ça, il revoit les connards qu’il se tape à longueur de journée.

En tant qu’humoriste dans tous les cas, il faut savoir prendre des risques. Après il faut savoir si tu considères être un humoriste conscient du monde qui t’entoure ou non. Il faut aussi faire le choix de se mouiller et de parler de certains sujets. L’humour qui porte ses couilles, c’est important en 2016. Dans tous les cas les gens sont dépressifs : ils vont mal parce qu’ils ont conscience du monde qui les entoure. C’est la merde, il y a des crises économiques, environnementales, et on nous rabâche en permanence que “ça va mal”.

Quand les gens vont à un spectacle, ils ont deux options. Soit ils vont voir un spectacle d’humour “Doliprane” : tu vas au spectacle, tu rigoles, ça fait passer la sensation de malaise mais ça dure quelques heures. Soit ils voient un spectacle où on aborde des sujets plus profonds. Là, l’humour va traiter la maladie – pas uniquement la soulager, mais la traiter. Et parler des sujets graves, c’est un premier pas vers la thérapie. »

Nicolas est dans « La Barbe », toutes les semaines sur France Info et sur scène au Théâtre de la Contrescarpe avec « Dans quel monde vit-on ? ».

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« Si “Cohen et Bokassa” est un classique, c’est parce que chacun des humoristes était légitime. Mais est-ce qu’un Feuj tout seul ou un Reubeu tout seul pourrait le faire… »––Younès, de Younès et Bambi

BUN HAY MEAN

« J’ai basé ma carrière sur le préjugé : les gens disent que je suis Chinois alors que je ne le suis pas. Ce que je vois, c’est qu’à force d’appuyer là où ça fait mal, certains peuvent ne plus pouvoir rire du cliché. D’ailleurs, on le voit, en France, les Arabes sont dans une position très, très compliquée. Rire est, je crois, la seule manière de désamorcer la situation.

La France n’a pas “moins d’humour qu’avant”, mais tous les sujets que tu aborderas feront rire certains et blesseront les autres. Certaines personnes sont parfois choquées. Je n’y réfléchis pas quand j’écris un spectacle, parce que je ne cherche pas à faire rire les gens, je cherche à me faire rire moi. Ce qui me fait rire, je le donne au public. Si ça fait rire les gens, c’est une sélection après le travail d’écriture. »

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YOUNÈS ET BAMBI

Younès : La seule limite de l’humour, c’est le rire. Tu peux te moquer du truc le plus cruel au monde, à partir du moment où c’est bien amené.

Bambi : Le tout, c’est qu’il faut être bienveillant. Younès et moi, on se fout des Feujs et des Rebeus mais on n’est pas là pour faire du mal aux gens. On ne cherche pas à plaire à tout le monde. Si la vieille qui va voter FN rit de nos sketches, c’est bien. Sinon, on s’en fout.

Younès : Si « Cohen et Bokassa » est un classique, c’est parce que chacun des humoristes était légitime. Mais est-ce qu’un Feuj tout seul ou un Reubeu tout seul pourrait le faire…

Bambi : C’est évident que non !

Younès : On va te taxer d’antisémitisme, de raciste ou d’islamophobe.

Bambi : Maintenant, en 2016, il y a un politiquement correct qui doit être respecté, et qui est par ailleurs dégueulasse.

Younès : Et ouais, c’est mon gars, il appuie là où ça fait mal ! Depuis quelque temps, les humoristes osent plus mais quand on a commencé, certains étaient dans la retenue. De toute façon, on peut tout se permettre : les gens n’ont jamais vu un Juif et un Arabe être amis.

Younès et Bambi sont tous les vendredis et samedis au Jamel Comedy Club.

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« Le sketch “Cohen et Bokassa” fonctionnait car le public savait que les humoristes n’étaient pas racistes. »––David Azencot

BÉNÉDICTE VIDAL

« D’une certaine manière, c’est possible : le duo Younès et Bambi s’essaie avec succès à cet exercice depuis plusieurs années. Mais la différence avec le sketch de “Cohen et Bokassa”, c’est qu’on opposait les Juifs aux Africains sans déterminer leur religion. Aujourd’hui, le débat s’est clairement déplacé sur la notion identitaire d’un point de vue religieux, et l’Africain noir dont on se moquait dans les années 1990 est devenu “l’Africain musulman”.

Younès et Bambi ont pour sous-titre “le Juif et l’Arabe”, c’est un rapprochement qui est devenu quasiment utopique d’un point de vue géopolitique. Du coup, c’est vraiment délicat à aborder en humour si on n’est pas légitimement concerné par l’une de ces deux religions. C’est complètement con, mais j’ai le sentiment qu’un catho qui critiquerait un Juif serait immédiatement taxé de nazi, là où l’on jugera plus “légitime” le musulman, compte tenu de la situation israélo-palestinienne.

Et à mon sens, il est plus facile de se moquer des Juifs ou des Arabes lorsqu’on est en duo. Il y a alors deux personnes, donc deux sons de cloches : d’une certaine manière, il y a un droit de réponse. C’est pourquoi, quand Dieudonné a continué à faire des blagues sur les Juifs une fois en solo, la blague a fini par tourner au vinaigre.

La question de la religion est au centre des débats aujourd’hui en France. C’est un sujet brûlant mais qu’on peut tout de même aborder, si c’est fait avec intelligence. Jérémy Ferrari l’a d’ailleurs très bien fait dans son précédent spectacle « Hallelujah Bordel ». Quelques mois après les attentats du 13-novembre, des humoristes – dont l’excellente Blanche Gardin– ont intégré des passages sur le Bataclan. Il faut avoir des couilles pour le faire, car le sujet peut soit choquer, soit vous faire passer pour un opportuniste, ou enfin – et c’est le but – provoquer un rire libérateur.

Les clichés en humour, c’est un peu un comme pour la mode, il y a les basiques intemporels, genre les Noirs – sans tomber dans Michel Leeb, il est possible de faire des blagues sur les Noirs, c’est un filon très exploité dans le stand-up notamment. Puis il y a les clichés démodés, comme les Roumains : ça a tellement été fait que ça ne fait plus rire personne et, pour les remplacer, il y a eu les Chinois. En humour, le Chinois c’est un peu le nouveau Roumain. Les pincettes, il faut en tout cas continuer à les prendre pour faire des blagues sur les Juifs – surtout si l’on n’est pas juif soi-même.

Aujourd’hui, il est clairement plus difficile d’aller sur des sujets sensibles lorsque l’on est en stand-up, où par définition on parle en notre nom qu’en personnage. Dans mon spectacle, j’interprète Anne-Ma, une fille de CRS élevée en région PACA dans le culte du Front national, ce personnage me permet d’aller sur des sujets politiquement incorrects, tout en maintenant une distance dans le propos, puisque je ne parle pas en mon nom. Et de fait, je ne pense évidemment pas ce que je fais dire à mon personnage. »

Bénédicte Vidal joue tous les samedis au Théâtre Populaire et dans la série « Scènes de ménage », diffusée sur M6.

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DAVID AZENCOT

« Les gens n’arrivent plus à faire la différence entre un type qui a un humour noir, mais qui reste bienveillant, et un type comme Dieudonné aujourd’hui, qui a objectivement perdu la boule. Du coup on se retrouve tous, humoristes et public, à défendre un type – Dieudo, donc –, qui est pour le coup réellement raciste, dans l’espoir qu’on pourra continuer, nous, à faire des blagues sur tous les sujets qui fâchent, sans se faire interdire par un abruti de Ministre.

On doit parler des sujets qui fâchent, pour libérer la parole. Il faut que ce soit fait intelligence. Dire que seuls les Feujs peuvent vanner les Juifs est faux. Certains le font avec beaucoup de talent. Les gens font exprès de faire un amalgame avec ce que Dieudonné a fait juste pour avoir un prétexte pour ne pas faire de blagues sur les Juifs. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas le faire. Je ne supporte pas les mecs qui vont te dire qu’ils ne font pas des blagues sur les Feujs parce qu’ils, je cite, “tiennent à leur carrière”. C’est ça le vrai antisémitisme. Ça renforce l’idée que le CRIF contrôle tout en France. Et pareil, je ne supporte pas les gens qui disent que Desproges ne pourrait plus faire son sketch “On m’a dit qu’il y a des Juifs dans la salle”.

Le sketch “Cohen et Bokassa” fonctionnait car le public savait que les humoristes n’étaient pas racistes. Il faut être sûr que la personne qui fait la blague est bienveillante. Quand Kévin Razy fait des vannes, par exemple, tout passe. Il n’y a aucune raison qu’il se retienne sur un sujet : on sait qu’il n’y a pas anguille sous roche. »

David Azencot joue son spectacle « Inflammable » à la Nouvelle Scène et est toutes les semaines dans l’émission « Ça pique mais c’est bon » sur Europe 1.

Sarah est sur Twitter.